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Ce n'était pas la peine, je le confesse, de m'y prendre de si loin pour en venir à douter de l'existence même du château des Rochers; car c'est à ce doute qu'aboutit en définitive et que s'arrêta mon esprit. Je laisse à d'autres le souci de se prononcer sur cette question délicate. Pour moi, je ne m'en inquiète pas autrement. Comptez bien qu'eussé-je détruit de mon chef le château des Rochers, je ne laisse pas pour cela Mme de Sévigné sans asile. Otonslui en effet, après ses Rochers, son hôtel Carnavalet, son abbaye de Livry, sa ferme du Buron; fermons-lui les portes de Bourbilly, le manoir de ses ancêtres; refusons-lui l'hospitalité du palais des Adhémar, à Grignan : nous le pouvons impunément; elle n'a que faire maintenant de toutes ces demeures vieillies ou ruinées; elle s'en est elle-même élevé d'autres impérissables : elle habite aujourd'hui ses lettres. C'est là vraiment qu'il faut l'aller voir et qu'on est sûr de la trouver; c'est là que se conserveront le souvenir et le culte de son aimable génie. A ce compte, Mme de Sévigné ne manquera jamais de châteaux en France.

EDMOND LEclerc.

BULLETIN.

La politique de la France en Orient serait plus facile si elle pouvait et voulait s'y montrer exclusive. Il est aisé d'arriver à des résultats quand on sacrifie tout à un intérêt unique, quand on se jette à corps perdu dans un parti extrême et tranché. Le thême de la Russie n'est pas compliqué; elle veut une seule chose à tout prix, elle veut la jouissance de Constantinople. Les voies et les moyens peuvent changer, le but est toujours le même; tantôt elle y tend avec audace, avec emportement, tantôt elle s'en approche par des routes souterraines, et lors même qu'elle a l'apparence de l'immobilité, on peut affirmer qu'elle marche toujours. Avec une ambition aussi directe, tout devient facile. Le Turc n'est pour la Russie qu'un éternel adversaire qu'elle aveugle et qu'elle trompe tant qu'elle ne peut l'immoler; l'Égyptien est un ennemi de fraîche date envers lequel elle se croit tout permis et qu'elle attaquera avec violence quand l'occasion lui paraîtra favorable.

L'Angleterre n'a pas, il est vrai, une proie aussi palpable à saisir, mais elle a des vues et des intérêts sous le charme desquels elle agit et se meut. S'ouvrir de nouvelles routes vers l'Inde en les gardant pour elle seule, ne pas permettre qu'un état indépendant et fort s'élève entre le golfe Persique et le mont Taurus, priver l'Arabie, la Syrie et l'Égypte de toute existence et de toute cohésion politique pour y mieux établir sa domination, son influence, ses comptoirs et le débit de ses produits, voilà sa pensée, son désir. Sa haine pour le pacha d'Égypte est certaine, et la sincérité de l'intérêt qu'elle témoigne au sultan fort problématique. Quand lord Ponsonby intrigue et s'agite auprès du divan, quand il pousse, comme il a fait l'an passé, les troupes turques sur les bataillons égyptiens, les débris de la puissance ottomane ne sont entre ses mains qu'un

instrument dont il se sert et dont il abuse au plus grand profit de l'Angleterre. Peu lui importe que dans une folle et dernière lutte Constantinople épuise ce qui lui reste de vie, si elle entraîne dans sa chute l'empire naissant de Méhémet et d'Ibrahim.

Au milieu de ces ardentes convoitises qui, en enflammant la Russie et l'Angleterre, leur servent de guide et de génie, quel est le rôle de la France? Tandis que la politique de Saint-Pétersbourg et de Londres ne voit au fond que deux adversaires dans le sultan et dans le pacha d'Égypte, la France y voit deux alliés dont elle voudrait concilier les droits et la puissance. La Russie et l'Angleterre travaillent par des motifs et des moyens différens à les anéantir tous les deux; la France désirerait à la fois conserver un empire qui compte quatre siècles d'existence, et sauver les commencemens d'un état qui n'a encore d'autre histoire que vingt années d'efforts et de travaux. Le passé de la France, ses anciennes alliances, les vieux erremens de sa politique, faisaient d'elle la seule amie véritable sur laquelle la puissance turque pût compter en Europe. D'un autre côté, ses intérêts nouveaux, sa situation'dans la Méditerranée, ses sympathies naturelles pour toutes les créations du génie et de la volonté, la portaient nécessairement à prêter à Méhémet-Ali un appui véritable et puissant. Les difficultés qu'éprouve la France viennent donc de la générosité de ses vues; elle ne veut ni précipiter une décadence ni écraser un berceau; avec moins de justice dans le cœur et moins d'élévation dans l'esprit, elle aurait eu une politique plus expéditive.

Nous n'avons pu nous résoudre à prononcer nous-mêmes la condamnation de l'empire ottoman, et à lui porter les derniers coups en nous mettant tout entiers du côté du pacha. Peut-être Napoléon l'eût-il fait, s'il eût vécu dans les circonstances où nous sommes. Peut-être, par une transformation soudaine et puissante de la politique française, Napoléon se serait-il séparé de ce qu'il aurait jugé mort pour toujours, et, dans son alliance, aurait donné à la nouvelle dynastie égyptienne un gage de perpétuité. Ces allures décisives ne vont guère à notre temps. La politique de la France est restée entre Constantinople et Alexandrie dans une sorte d'impartialité stationnaire qui n'a pas laissé de compromettre et d'empirer la situation. Plus nous restions immobiles, plus la question marchait sans nous.

Cette inaction ne saurait équitablement être imputée à qui que ce soit; on ne peut en faire un reproche qu'à l'esprit même de notre époque, qu'à notre tempérament politique, qui nous porte non plus tant à prévoir qu'à attendre. L'administration dù 15 avril ne fut pas mise en demeure par les évènemens de prendre un parti dans les affaires d'Orient. Le cabinet du 12 mai n'apporta sur cette question ni volonté arrêtée, ni réflexions profondes. Là comme ailleurs il fut indécis, changeant. Nous ne croyons pas nous tromper en disant qu'au commencement de la séance où M. de Lamartine fit le discours dans lequel il prononçait une pompeuse et éloquente oraison funèbre de l'empire ottoman, le cabinet du 12 mai en était encore à chercher ce qu'il devait penser

de toute cette affaire. Heureusement la parole de M. de Lamartine provoqua M. Villemain et le mit en verve. M. de Lamartine avait fait descendre au tómbeau l'empire ottoman; par une contradiction naturelle et familière aux improvisateurs, M. Villemain parla avec chaleur de ce qui lui restait encore de vitalité et d'avenir. Désormais le cabinet du 12 mai eut un système sur l'Orient. L'illustre maréchal qui le présidait fut convaincu qu'il n'avait jamais voulu et pu vouloir autre chose que le maintien de l'empire ottoman.

Mais ce maintien de l'empire ottoman entendu d'une manière exclusive et sans un commentaire qui séparât nettement la politique française de la politique russe, blessait le bon sens du pays. La France, dans la sagacité de son instinct, ne reconnaissait pas une seule légitimité musulmane, elle en reconnaissait deux; à côté des anciens droits de la race d'Osman, elle voyait les droits nouveaux de Méhémet-Ali; elle voulait que l'usurpation du pacha ne fût pa sacrifiée à la vieille souveraineté des descendans de Mahomet II. Averti par l'opinion qu'il avait trop penché du côté du sultan, le cabinet du 12 mai se rejeta par une espèce de soubresaut vers l'Égypte. Il témoigna ne pas vouloir donner suite à la déclaration du 27 juillet 1839, car il rappela l'amiral Roussin, qui l'avait signée. Ce revirement opéré par l'administration que présidait M. le maréchal Soult, causa au cabinet anglais et à lord Palmerston une vive irritation, et ce fut dans la pensée de la calmer, d'empêcher, s'il était possible, les deux grandes puissances constitutionnelles de l'Europe de s'aigrir et de se séparer, que M. Thiers prononça son remarquable discours sur l'alliance anglaise. Comme il se trouvait à cette époque en dehors du gouvernement, M. Thiers pouvait, sans rien compromettre, tenir à l'Angleterre un langage conciliant, presque affectueux. Il pouvait encore, comme il l'a fait, exprimer l'espoir que l'ambition de la Russie prendrait conseil de la prudence. De pareilles espérances, énoncées à la tribune française devant l'Europe entière, sont des avertissemens qui s'adressent à tout le monde. Si tout récemment on attaquait le discours de M. Thiers avec tant d'amertume et d'injustice, c'est qu'on n'a voulu tenir compte ni des circonstances, ni des intentions, ni du but. Au point de vue de la tribune, on ne tient pas le même langage que dans le secret du cabinet.

Quand le ministère du 1er mars vint aux affaires, M. Thiers s'attacha surtout à gagner du temps. Il pensait ayec raison que le temps était le meilleur des négociateurs pour atténuer les griefs réciproques, calmer les animosités, limiter les prétentions. En perpétuant le plus possible le statu quo, la France se ménageait le meilleur moyen de reprendre l'équilibre que des incertitudes et des tergiversations lui avaient fait perdre; elle n'irritait personne et pouvait espérer d'attirer une ou deux puissances dans le système qu'elle finirait par adopter. Aussi M. Thiers s'est-il scrupuleusement abstenu d'exciter les deux parties contendantes à traiter directement, sans la médiation européenne. Il n'ignorait pas que, si le sultan et le pacha paraissaient vouloir s'entendre seuls, les quatre puissances s'imagineraient ou affecteraient de croire que cette

TOME XX.

SUPPLÉMENT.

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intention leur avait été suggérée par la France, et trouveraient là un prétexte pour précipiter un arrangement dont nous serions exclus. Mais le ministère du 1er mars, maître de sa propre conduite et de ses desseins, ne pouvait empêcher Méhémet-Ali de poursuivre le projet qu'il avait toujours caressé, d'un arrangement direct avec la Porte. A la chute de Kosrew, son vieil et implacable ennemi, le pacha crut le moment favorable, et sans consulter la France, il envoya proposer au sultan une réconciliation qui terminait tout. Dans cette démarche, les quatre puissances crurent reconnaître les conseils et l'influence de la France; elles y virent l'intention de les exclure de l'arrangement final qui devait pacifier l'Orient; pour parer le coup, elles s'arrêtèrent à l'idée de s'engager par un traité auquel la France ne participerait pas. Sur ces entrefaites, l'insurrection de Syrie éclate; on s'imagine que la puissance de Méhémet-Ali est frappée au cœur, on se croit au dénouement, on signe, et ce qui n'était qu'un projet devient une quadruple alliance qui menace la paix et l'équilibre du monde.

L'irritation de l'Angleterre et la défiance des puissances n'ont donc pas attendu, pour se manifester, l'avénement du ministère du 1er mars. Elles datent du moment où M. l'amiral Roussin fut rappelé, où ce rappel fit comprendre aux quatre cabinets que la France ne les suivrait pas dans leurs desseins contre Méhémet-Ali. Si le ministère du 12 mai eût gardé plus long-temps les affaires, il aurait fini par se trouver en face des résultats du traité du 15 juillet. Il les avait préparés en partie; M. Thiers les a recueillis.

Dans cette remarque, il n'y a pas la moindre pensée de récrimination contre le précédent cabinet; mais il importe de ne pas laisser défigurer des faits que tant de passions, de l'un et l'autre côté du détroit, cherchent à dénaturer. N'est-il pas étrange et injuste que l'homme d'état qui a toujours considéré l'alliance de la France et de l'Angleterre comme le fondement de la paix et de la civilisation européenne, soit accusé de conspirer aujourd'hui contre cette alliance, et de méditer une conflagration universelle? Quand lord Palmerston fait ou laisse accuser M. Thiers dans le Morning-Chronicle de réduire la France à la majesté de l'isolement, de la ramener à 1814 sans Napoléon, ou à 1792 sans l'enthousiasme national, et sans les ressources qu'offraient les biens de l'aristocratie et du clergé, le ministre anglais montre combien la colère peut faire perdre le sens et la mémoire. Avec plus de sang-froid, lord Palmerston aurait reconnu qu'il n'y a pas d'analogie entre 1792, 1814 et 1840. La France n'est ni bouleversée ni vaincue; elle n'a pas en ce moment devant elle une coalition, parce que rien ne motive ni ne provoque une coalition. En 92, la France révolutionnaire défiait les gouvernemens monarchiques; elle eut contre elle une coalition de rois; en 1814, la France impériale succombait sous ses propres excès et sous une coalition de peuples. Aujourd'hui il n'y a rien de pareil; on peut affirmer que la raison et le bon sens de l'Europe ne permettraient pas une coalition contre la France, dont le but évident serait l'agrandissement monstrueux de la Russie. Les coalitions se forment contre

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