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rant jamais les difficultés, et ayant l'air de se faire un jeu de tout ce que l'art du chant a de plus ardu. Il est fâcheux pour elle que sa voix ne se prête pas plus facilement à ses intentions, et que la plupart des traits qu'elle hasarde avec un aplomb imperturbable ne soient quelque chose de distinct que pour elle. Avec plus de mesure et le travail nécessaire pour adoucir ce que son instrument a de strident et quelquefois de désagréable, Mme Thillon pourra espérer de mériter un jour la réputation anticipée qu'on a bien voulu lui faire. Où donc M. Roger a-t-il été chercher le costume qu'il porte? et de quel temps, et dans quelle catégorie, range-t-il sa veste de satin blanc et ses rosettes de ruban vert? Il y a pourtant, à vrai dire, dans la pièce, quelqu'un de plus ridiculement accoutré que lui, c'est l'acteur chargé du rôle du Grand-Duc, qui, vu sans doute son titre et le rang qu'il occupe parmi les souverains germaniques, trouve convenable de ne jamais se décoiffer de son feutre empanaché; en vérité nous ne pensons pas que ce soit là de la couleur locale : ce serait donner une triste idée de la politesse de nos voisins d'outre-Rhin.

Lundi dernier a eu lieu la réouverture de l'Opéra. Les magnificences de la salle ont seules préoccupé l'administration, qui ne s'est point inquiétée encore de renouveler son personnel fatigué. Certes, jamais cependant le cas ne fut plus grave; ce n'est point avec des voix qui n'ont plus de souffle, avec des danseuses sans grace et sans jeunesse, qu'on pourra chanter l'opéra de Meyerbeer, danser le ballet promis depuis si long-temps. Le seul évènement important qu'on annonce est la rentrée de Mlle Pauline Leroux, cette charmante danseuse, la seule qui, par son talent gracieux et léger, par ses poses simples et décentes, rappelle l'école de Taglioni. Après les frénétiques cachucha, les cracoviennes éperonnées, le public ne peut manquer de retrouver avec plaisir les traditions de cet art dont Taglioni nous a dernièrement rapporté toutes les merveilles.

F. BONNAIRE.

MÉMOIRES

D'UN

MAITRE D'ARMES.

XI.1

Nous retrouvâmes Saint-Pétersbourg dans les préparatifs de deux grandes fêtes qui se suivent à quelques jours de distance; je veux parler du jour de l'an et de la bénédiction des eaux : la première toute mondaine, la seconde toute religieuse.

Le premier jour de l'an, en vertu de la coutume qui fait que les Russes appellent l'empereur père et l'impératrice mère, l'empereur et l'impératrice reçoivent leurs enfans. Vingt-cinq mille billets sont jetés comme au hasard par les rues de Saint-Pétersbourg, et les vingtcinq mille invités, sans distinction de rangs, sont admis le même soir au palais d'Hiver.

Quelques rumeurs sinistres avaient couru: on disait que la réception n'aurait pas lieu cette année, car des bruits d'assassinat s'étaient répandus, malgré le silence ténébreux et profond que garde la police en Russie. C'était encore cette conspiration inconnue, serpent aux mille replis et aux dards mortels, qui levait la tête, menaçait, puis, rentrant aussitôt dans l'ombre, se cachait à tous les regards. Mais

(1) Voyez les livraisons des 26 juillet, 2, 9 et 23 août.

TOME XX.

AOUT.

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bientôt les craintes se dissipèrent, du moins celles des curieux, l'empereur ayant dit positivement au grand-maître de la police qu'il désirait que tout se passât comme d'habitude, quelque facilité qu'offrît pour l'exécution d'un meurtre le domino, dont, selon l'ancien usage, les hommes sont couverts dans cette soirée.

Il y a ceci, au reste, de remarquable en Russie, qu'à part les conspirations de famille, le souverain n'a rien à craindre que des grands, son double rang de pontife et d'empereur, qu'il a hérité des Césars, comme leur successeur oriental, le faisant sacré pour le peuple. D'ailleurs, dans tous les pays il en est ainsi, et c'est le côté sanglant de la civilisation. L'assassin, dans les temps de barbarie, reste dans la famille; de la famille il passe dans l'aristocratie, et de l'aristocratie il tombe dans le peuple. La Russie a donc encore des siècles à franchir avant d'avoir ses Jacques Clément, ses Damiens et ses Alibaud; elle n'en est qu'aux Pahlen et aux Ankastrœm.

Aussi était-ce parmi son aristocratie, dans son palais même, et jusque dans sa propre garde, qu'Alexandre, disait-on, devait trouver des assassins. On savait cela, on le disait du moins, et cependant, parmi les mains qui se tendaient vers l'empereur, on ne pouvait distinguer les mains amies des mains ennemies; tel qui s'approchait de lui en rampant comme un chien, pouvait tout à coup se redresser et déchirer comme un lion. Il n'y avait qu'à attendre et à se confier en Dieu : c'est ce que fit Alexandre.

Le jour de l'an arriva. Les billets furent distribués comme de coutume; j'en avais dix pour un, tant mes écoliers s'étaient empressés à me faire voir cette fête nationale, si intéressante pour un étranger. A sept heures du soir, les portes du palais d'Hiver s'ouvrirent.

Je m'étais attendu surtout, d'après les bruits qui s'étaient répandus, à trouver les avenues du palais garnies de troupes; aussi mon étonnement fut-il grand de ne pas apercevoir une seule baïonnette, de renfort; les sentinelles seules étaient, comme d'habitude, à leur poste; quant à l'intérieur du palais, il était sans gardes.

On devine, par l'entrée de notre spectacle gratis, ce que doit être le mouvement d'une foule huit fois plus considérable qui se précipite dans un palais vaste comme les Tuileries; et cependant il est remarquable, à Saint-Pétersbourg, que le respect que l'on a instinctivement pour l'empereur empêche cette invasion de dégénérer en cohue bruyante. Au lieu de crier à qui mieux mieux, chacun, comme pénétré de son infériorité, et reconnaissant de la faveur qu'on lui accorde, dit à son voisin : Pas de bruit, pas de bruit.

Pendant qu'on envahit son palais, l'empereur est dans la salle Saint-George, où, assis près de l'impératrice et entouré des grandsducs et des grandes-duchesses, il reçoit tout le corps diplomatique. Puis, tout à coup, quand les salons sont pleins de grands seigneurs et de mougicks, de princesses et de grisettes, la porte de la salle Saint-George s'ouvre, la musique se fait entendre, l'empereur offre la main à la France, à l'Autriche ou à l'Espagne, représentées par leurs ambassadrices, et se montre à la porte. Alors chacun se presse, se retire; le flot se sépare comme la mer Rouge, et Pharaon passe. C'était ce moment qu'on avait choisi, disait-on, pour l'assassiner, et il faut avouer, au reste, que c'était chose facile à faire.

Les bruits qui s'étaient répandus firent que je regardai l'empereur avec une nouvelle curiosité. Je m'attendais à lui trouver ce visage triste que je lui avais vu à Tzarko-Selo; aussi mon étonnement fut-il extrême quand je m'aperçus qu'au contraire jamais peut-être il n'avait été plus ouvert et plus riant. C'était, au reste, l'effet que produisait sur l'empereur Alexandre toute réaction morale contre un grand danger, et il avait donné de cette sérénité factice deux exemples frap pans, l'un à un bal chez l'ambassadeur de France, M. de Caulain court, l'autre dans une fête à Zakret, près de Vilna.

M. de Caulaincourt donnait un bal à l'empereur, lorsqu'à minuit, c'est-à-dire lorsque les danseurs étaient au plus grand complet, on vint lui dire que le feu était à l'hôtel. Le souvenir du bal du prince Schwartzemberg, interrompu par un accident pareil, se présenta aussitôt à l'esprit du duc de Vicence, avec le souvenir de toutes les con→ séquences fatales qui en avaient été la suite, conséquences qui furent bien plutôt causées par la terreur qui rendit chacun insensé, que par le danger lui-même. Aussi le duc, voulant tout voir par lui-même, plaça-t-il à chaque porte un aide-de-camp, avec ordre de ne laisser sortir personne; et, s'approchant de l'empereur: Sire, lui dit-il tout bas, le feu est à l'hôtel; je vais voir ce que c'est par moi-même; il est important que personne ne le sache avant qu'on connaisse la nature et l'étendue du danger. Mes aides-de-camp ont ordre de ne laisser sortir personne, que votre majesté et leurs altesses impériales les grands-dues et les grandes-duchesses. Si votre majesté veut donc se retirer, elle le peut; seulement, je lui ferai observer qu'on ne croira pas au feu tant qu'on la verra dans les salons.

C'est bien dit l'empereur, allez; je reste:

"

M. de Caulaincourt courut à l'endroit où l'incendie venait de se déclarer. Comme il l'avait prévu, le danger n'était pas aussi grand

qu'au premier abord on aurait pu le craindre, et le feu céda bientôt sous les efforts réunis des serviteurs de la maison. Aussitôt l'ambassadeur remonta dans les salons et trouva l'empereur dansant une polonaise. M. de Caulaincourt et lui se contentèrent d'échanger un regard.

-Eh bien? demanda l'empereur après la contredanse.

Sire, le feu est éteint, répondit M. de Caulaincourt; et tout fut dit. Le lendemain seulement les invités de cette splendide fête apprirent que pendant une heure ils avaient dansé sur un volcan.

A Zakret, ce fut bien autre chose encore; car l'empereur jouait là non-seulement sa vie, mais encore son empire. Au milieu de la fête, on vint lui annoncer que l'avant-garde française venait de passer le Niémen, et que l'empereur Napoléon, son hôte d'Erfurth, qu'il avait oublié d'inviter, pouvait d'un moment à l'autre entrer dans la salle de bal, suivi de six cent mille danseurs. Alexandre donna ses ordres tout en paraissant causer de choses indifférentes avec ses aides-de-camp, continua de parcourir les salles, de vanter les illuminations, dont la lune, qui venait de se lever, était, disait-il, la plus belle pièce, et ne se retira qu'à minuit, au moment où le souper, servi sur de petites tables, en occupant tous les convives, lui permettait de leur dérober facilement son absence. Nul, pendant toute la soirée, n'avait aperçu sur son front la moindre trace d'inquiétude, de sorte que ce ne fut que par l'arrivée même des Français que l'on apprit leur présence.

Comme on le voit, l'empereur avait retrouvé, si souffrant et si mélancolique qu'il fût à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au 1er janvier 1825, sinon toute son ancienne sérénité, du moins son ancienne énergie. Il parcourut comme d'habitude toutes les salles, conduisant l'espèce de galop que j'ai dit et suivi de sa cour. Je me laissai à mon tour entraîner par le flot, qui revint à son lancé vers les neuf heures, après avoir fait le tour du palais.

A dix heures, comme l'illumination de l'Ermitage était terminée, les personnes qui avaient des billets pour le spectacle particulier furent invitées à s'y rendre. Comme j'étais du nombre des privilégiés, je me dégageai à grand'peine de la foule. Douze nègres, richement costumés à l'oriental, se tenaient à la porte par laquelle on se rend au théâtre, pour contenir la foule et vérifier les invitations.

J'avoue qu'en entrant dans le théâtre de l'Ermitage, au bout duquel était dressé, dans une longue galerie qui fait face à la salle, le souper de la cour, je crus entrer dans un palais de fée. Qu'on se figure une vaste salle toute tendue, plafonnée et lambrissée en tubes de cristal

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