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de l'empereur, du comte Zernitchef et du colonel Mouravieff, qu'ils désirent que vous leur donniez des leçons.

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Mais vous avez donc résolu de me combler?

Non pas, et vous ne me devez rien ; je m'acquitte de mes commissions, voilà tout.

Mais il me semble que cela ne se présente pas mal, me dit Louise.

· Grace à vous, et je vous en remercie. Eh bien! c'est dit; je' suivrai l'avis de votre excellence. Dès demain, je me risque.

Allez, et bonne chance.

Il ne me fallait rien moins, au reste, que cet encouragement. Je connaissais de réputation l'homme auquel j'avais affaire, et, je dois l'avouer, j'aurais autant aimé aller attaquer un ours de l'Ukraine dans sa tanière que d'aller demander une grace au czarewich, cet étrange composé de bonnes qualités, de violentes passions et d'emportemens insensés.

ALEXANDRE DUMAS.

(La suite au prochain no.)

LA

LITTÉRATURE ESPAGNOLE

AU XIXE SIÈCLE.

LETTRE A M. S. DE T....

Paris fait tant de bruit sur la terre, qu'à peine les villes qui en font beau coup peuvent-elles se faire entendre: comment ne pas prendre pour muettes celles qui en font peu? Nous ne le voyons que trop, hélas! nous autres Espagnols, dont les cités, et la capitale même, se trouvent dans ce cas, je l'avoue à regret. Cette voix immense que Paris élève et renouvelle tous les jours par l'organe de ses mille journaux, de ses tribunes parlementaires, de ses théâtres, de ses livres, refoule au delà des Pyrénées la voix faible de nos hommes d'intelligence et de travail; voix faible, dis-je, parce que ces hommes sont peu nombreux, parce que tout encouragement leur manque, et partant tout enthousiasme. Ajoutez enfin que cette voix arrive aux frontières de France à moitié étouffée sous le bruit du canon et sous les gémissemens des innombrables victimes de nos discordes civiles (1). Et ne croyez pas que ce soit là tout encore : « Publier aujourd'hui un livre en espagnol, me disait souvent don José de Larra, un de nos écrivains les plus spirituels, publier aujourd'hui un livre en espagnol, autant vaut prendre des notes sur son portefeuille! » Et il avait raison, car les livres imprimés aujourd'hui chez nous sont parfaitement ignorés pour la plupart dans le reste de l'Europe. Il fallait voir avec quel dépit

(1) Cette lettre fut écrite il y a environ slx mois. Depuis lors, bien des évènemens se sont accomplis dans le monde littéraire comme dans le monde politique. Toutefois la situation intellectuelle de la Péninsule n'a pas subi de modifications profondes, et ce tableau de la littérature espagnole actuelle conserve encore aujourd'hui toute sa vérité.

amer Larra me disait ces paroles : c'est qu'il venait de faire une expérience dont son orgueil d'écrivain, orgueil fort légitime, il faut le dire, était sorti considérablement froissé. J'ai appris cela plus tard, car bien que nous fussions amis, jamais Larra ne m'en eût fait la confidence: ces petitesses de l'amourpropre sont trop communes chez les esprits les plus distingués pour que j'aie besoin de vous expliquer celle-ci. En 1836, Larra avait fait un voyage à Paris; son premier soin, en y arrivant, avait été de se présenter chez quelques-uns de ces écrivains célèbres qu'il connaissait par leurs ouvrages. Depuis sept ans, sous le pseudonyme de Figaro, Larra était un des publicistes les plus populaires de l'Espagne; il pensait que son nom devait au moins être connu à Paris, et certes cela aurait dû être. Cependant cela n'était nullement, et Larra ne tarda pas à en acquérir la pénible certitude. Ce fut un mécompte bien poignant pour son ame fière. Toutefois, il ne put se résoudre à désespérer encore, il se dit que son véritable nom de famille, son nom don Mariano José de Larra, sous lequel il n'avait publié que quelques drames, quelques poésies, un roman, des écrits auxquels enfin il attachait peu d'importance, pouvait bien être ignoré; mais son nom de bataille! son pseudonyme Figaro! Ne pas connaître ce nom-là, c'eût été faire preuve d'une impardonnable insouciance en fait de littérature contemporaine. Un jour donc il se fit annoncer, sous le nom de l'immortel héros de Beaumarchais, chez un des plus spirituels feuilletonnistes de Paris. Je ne vous répéterai pas la réponse qui lui fut faite, telle du moins qu'on me l'a rapportée: Larra fut pris pour un mauvais plaisant.

Avant d'avoir appris cette anecdote, que je tiens de bonne source, je ne saisissais pas bien toute la justesse du mot de Larra, qui m'avait toujours paru une boutade dont l'explication se trouvait dans le caractère de celui à qui elle était échappée, caractère aigri par des peines de cœur, et d'ailleurs porté naturellement à l'exagération. J'aurai occasion, dans une autre partie de cette lettre, de vous raconter les travaux et la mort de Larra.

Cette petite anecdote ne vous paraîtra pas ici un hors d'œuvre quand je vous aurai dit que je me propose de constater dans cette lettre la véritable part de l'Espagne dans le mouvement intellectuel qui s'opère en Europe. Je devrais dire Madrid et non l'Espagne, car seulement à Madrid on écrit et on imprime autre chose que des bulletins d'armée et de petits journaux consacrés à de petits intérêts de localité. Il y a bien, dans certaines villes de province, quelques savans obscurs qui pensent beaucoup et écrivent fort peu, voire même rien du tout; il y bien quelques lycées à l'instar de celui de Madrid; on publie bien par-ci par-là quelques recueils littéraires à Grenade, à Séville, à Valence surtout; mais il n'en est pas moins vrai que sous le rapport intellectuel, — plût à Dieu qu'il en fût de même sous tous les autres! — la centralisation est, en Espagne comme en France, un fait accompli.

Il est aussi malheureusement trop vrai que l'on ne sait pas en France, je dirai même en Europe, si nous avons ou non, aujourd'hui, une littérature. De ce qu'on n'en sait rien ou à peu près, on conclut pour la négative, et, je ne crains pas de le dire, on se trompe. Je vais tâcher de vous le prouver. Pour

cela je passerai en revue nos principaux écrivains de ce siècle; je dirai ce qu'ils ont fait, et vous jugerez. Point de pompeuses jérémiades, point de pindariques retours vers nos siècles de gloire littéraire et autres. Rien, des faits, des noms, des dates, voilà ce que vous trouverez dans ma lettre. Pour de l'ordre, je tâcherai d'en mettre autant qu'il en faut pour que vous saisissiez aisément l'ensemble de mon sujet. Nous parlerons d'abord des écrivains politiques, et nous nous élèverons ensuite graduellement jusqu'aux poètes: c'est, je crois, la marche la plus rationnelle.

Les deux fractions dont se compose, en Espagne, le parti libéral, comptent aujourd'hui des écrivains d'un mérite réel. L'Eco del Comercio, l'organe avoué des exaltés, est rédigé avec talent, on ne pourrait sans injustice soutenir le contraire; l'injustice serait d'ailleurs d'autant plus grande, que voilà le seul éloge que je saurais faire de ce journal. En effet, l'Eco del Comercio, à son insu peutêtre, a été et est encore, je le pense du moins, et beaucoup d'autres avec moi, pour la cause de la reine, un fléau à peu près aussi terrible que Zumalacarregui et Cabrera. Parmi les hommes de l'opinion modérée, je puis vous signaler des publicistes de premier ordre: Olivan, Pacheco, Brabo Murillo, Perez Hernandez, Donoso Cortès et quelques autres, tous (ceux du moins que je vous ai cités), jeunes et courageux, nourris de fortes études, journalistes par vocation; et vous savez combien il faut d'énergie, de savoir, de dévouement à la chose publique pour bien faire ce rude métier. Les journaux qu'eux et leurs amis rédigent, el Piloto, el Correo nacional, el Mensajero, contiennent des articles où les plus saines doctrines sont répandues dans un langage d'une pureté irréprochable chez Pacheco et Perez Hernandez, d'une élégance extrême, mais parfois d'un désordre par trop lyrique, chez Donoso Cortès. El Porvenir, journal qui ne compta que quelques mois de durée, en 1836, et qui fut presque exclusivement rédigé par ce jeune écrivain, faisait souvent regretter que tant de bonnes choses si bien dites, qui eussent suffi et au delà pour remplir une œuvre sérieuse et durable, fussent ainsi jetées au vent dans une publication essentiellement passagère, dans des pages oubliées aussitôt qu'écrites! Qui lit aujourd'hui ces excellens articles de quelques-unes de nos feuilles libérales de 1820 à 1823, el Imparcial, el Universal, el Censor, où Burgos, Lista, Miñano, Narganez, et tant d'autres célébrités de l'époque, jetaient à pleines mains, ceux-ci leur profond savoir, ceux-là leur esprit caustique? Personne, que je sache. C'est une grande et belle chose que la presse périodique, j'en conviens, mais il est fâcheux qu'elle affermisse sa puissance aux dépens de la littérature durable. Combien pourrait-on faire d'œuvres immortelles avec tout ce qu'elle absorbe d'activité, de talent, de génie! Faut-il s'étonner, après cela, que les œuvres immortelles deviennent si rares!

M. Alcala Galiano, ce fougueux patriote dont la parole acerbe sait si bien aller au but et qui jadis encore... mais qui depuis sa participation à la politique de M. Isturiz est franchement monarchique, écrit aussi bien qu'il parle, et vous n'ignorez pas sans doute qu'il est l'homme le plus éloquent de l'Espagne, qui a pourtant produit l'ex-divin Argüelles. M. Galiano a long-temps

écrit dans la Revista Espanola, qui n'existe plus, et il est aujourd'hui un des plus fermes soutiens du Piloto, qui n'existera pas long-temps, ni ses rédacteurs non plus peut-être, si leurs ennemis politiques viennent à triompher dans les prochaines élections (1), car le Piloto leur a dit une vérité bien dure, et c'est celle-ci : « Tous les hommes qui depuis six ans bouleversent l'Espagne (il n'est pas question des carlistes) tiendraient à l'aise dans un seul cachot. » Ce qui est à la fois et dévoiler leur faiblesse numérique, qui est réelle, et prononcer leur sentence, que vous qualifierez, monsieur, d'après vos opinions. De telles incartades ne se pardonnent pas, quand on tient surtout à imiter Danton et Marat.

Tous les écrivains que je vous ai cités, plus MM. Martinez de la Rosa, Puche y Bautista, le marquis de Vallgornera, Morales de Santiesteban, Silvela, Peña y Aguayo, Benavides, Calderon Collantes, actuellement ministre de la Gobernacion, et quelques autres dont l'énumération rendrait cette liste trop longue, composent la rédaction habituelle de la Revista de Madrid, recueil politique, scientifique et littéraire, dans le genre des revues françaises et anglaises. Il est à regretter que cette intéressante publication ne soit pas répandue en France, ou qu'on n'en traduise pas au moins quelques articles de temps en temps. Elle ferait voir que nous avons des hommes auxquels les théories administratives, politiques et morales les plus avancées sont familières, ce dont on ne se douterait guères, n'est-ce pas ? en voyant comment nous les mettons en pratique. Ce n'est pas la science spéculative qui nous manque, croyez-le bien, c'est le savoir-faire. D'hommes d'application, d'habiles praticiens, j'en connais fort peu en Espagne; c'est bien le cas de dire :

Si je sais bien compter,

Il en est jusqu'à trois que je pourrais citer.

Et cela sans plaisanterie, sans réticence étudiée. Les voilà: MM. Cea, Burgos et le comte de Toreno, un diplomate, un administrateur, un financier. Je pourrais tout au plus y ajouter un économiste qui a fait ses preuves, don Luis Lopez Ballesteros. Sa longue administration, si douce, si sage, a laissé les plus honorables souvenirs. Vous voyez que sur ce point je ne cherche pas à vous déguiser notre pauvreté, que la nationalité ne m'aveugle pas. Il est vrai que nous avons des hommes qui donnent de fort belles espérances, mais nous ne les avons pas vus à l'œuvre. Il faut attendre pour les juger. Parmi ces hommes, je vous citerai don Alvaro Florez Estrada; à le juger d'après les livres qu'il a écrits, ce doit être un excellent économiste (2). M. de La Sagra (don Ramon), connu

(1) Cette lettre fut écrite au moment où les dernières élections avaient lieu en Espagne.

(2) Voici les titres de quelques ouvrages de M. Florez d'Estrada : Examen imparcial de las discusiones de la America con la metropoli y medios de su reconciliacion, 1 vol. in-40, espagnol (in-8°, français);— Paralelo del clero protestante y del clero catolico, 8 vol. in-40; Proyecto para la constitucion politica de España (Projet pour la constitution politique d'Espagne), 1 vol.; un traité d'Economie

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