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BULLETIN.

Depuis la bataille de Nézib, les affaires d'Orient n'avaient pas présenté un fait aussi grave que la convention signée à Londres entre la Russie, l'Angleterre, l'Autriche et la Prusse. On s'en est plus ému que du choc même des deux armées égyptienne et turque; on a vu non plus seulement Constantinople et Alexandrie en lutte, mais le monde en feu; on s'est représenté l'Orient comme une arène où allaient descendre les puissances et les intérêts de l'Occident pour s'y livrer une guerre générale et acharnée.

Cette manière si vive de juger la situation et de préjuger l'avenir serait entièrement exacte, si la convention qu'ont arrêtée les quatre puissances était un fait définitif, complet, consommé, que des circonstances ultérieures ne pussent ni changer ni modifier; si enfin la France était exclue, avec une préméditation systématique, des grands débats qui doivent se vider entre le Gange et le Nil. Il n'en est point ainsi; à coup sûr, dans aucun des cabinets de Saint-Pétersbourg, de Londres, de Vienne et de Berlin, on n'a eu la pensée qu'il fût possible de prononcer contre la France une sorte d'interdiction politique, ni surtout de l'exécuter. La convention de Londres est plutôt, de la part de la diplomatie européenne, une manière de nous interroger, de pressentir nos susceptibilités et nos intentions, qu'un parti pris irrévocablement. Nous pouvons nous féliciter que la fermeté du gouvernement et l'unanimité de l'opinion n'aient laissé aucun doute sur la réponse et les sentimens de la France. Si depuis huit jours l'Europe a suivi avec attention le développement et l'élan des passions nationales réveillées par la convention de Londres, elle a déjà dû recueillir des enseignemens, acquérir des convictions capables d'éclairer sa prudence et sa politique.

Si la convention de Londres n'est pas le signal d'une guerre imminente,

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elle est, il faut en convenir, pour la diplomatie russe, un triomphe, un véritable succès d'amour-propre. La politique de Saint-Pétersbourg est parvenue pour un moment à attirer les autres cabinets dans son orbite. Il était naturel de croire que, dans tout ce qui touche à l'Orient, elle serait l'objet de défiances légitimes; mais elle a eu l'art de les endormir; elle est parvenue à se faire écouter quand elle a parlé de sa sollicitude pour le maintien de l'empire ottoman, pour sa force, pour son intégrité; on a cru à son langage; on a suivi ses directions; on a pris pour base d'un arrangement diplomatique le fond des premières propositions de M. de Brunow.

La Russie doit se féliciter d'avoir rencontré dans le cabinet anglais un ministre dont elle a pu cultiver, à son profit, les passions et la vanité. Lord Palmerston a cru trouver la pensée, le motif d'une politique grande et originale dans une antipathie pour la France, qui s'exprime par des saillies brusques et imprévues: il a sur ce point toutes les passions du torysme, c'est-à-dire de cette partie du torysme entêtée, incorrigible, que rien n'a pu ni adoucir, ni modifier, et qui garde, au milieu des progrès politiques de la civilisation européenne, l'aigreur et la petitesse des plus vieilles haines. Nous ne croyons pas que lord Palmerston soit d'accord avec les vues et la politique des membres les plus éclairés du parti tory, comme lord Stanley et sir Robert Peel. La haute raison de ces hommes d'état leur a permis de transformer plusieurs de leurs anciennes opinions et les a beaucoup rapprochés des whigs modérés. On peut s'étonner qu'un cabinet, qui proclame l'alliance avec la France comme un des principes de sa politique extérieure, ait laissé un de ses membres incliner si fort du côté de la Russie; mais le ministère whig a beaucoup perdu, depuis quelque temps, de sa force et de sa liberté d'action. Lord Melbourne ne croit pas pouvoir entrer en lutte avec lord Palmerston, et s'en séparer. La majorité sur laquelle s'appuie le cabinet dans le parlement est très faible, et la retraite de lord Palmerston, qui dispose de quelques voix, pourrait la réduire au néant. D'ailleurs le secrétaire d'état aux affaires étrangères a une activité bruyante qui intimide ses collègues : ils ne le prennent ni pour un Pitt, ni pour un Canning; mais, à défaut d'un talent supérieur, ils acceptent une pétulance tracassière qui se donne pour de l'énergie.

Nous saurons bientôt ce que pense l'Angleterre de cette aventureuse partialité en faveur de la Russie. Les débats du parlement et les discussions de la presse britannique nous en instruiront. Il faudra voir si le bon sens anglais saura démêler le piége qu'on lui tend, et s'il évitera de sacrifier l'avenir aux facilités séduisantes qu'on lui offre dans le présent. Se laissera-t-il entraîner par les merveilleuses peintures que lui tracent quelques journaux? Déjà le Globe voit la Syrie délivrée de la tyrannie d'Ibrahim et gouvernée par un pacha qui n'agirait que d'après les vues des représentans britanniques. Sous la direction d'officiers anglais, on trouverait le moyen d'arrêter les incursions des hordes qui infestent les bords de l'Euphrate et du Tigre, et ces deux beaux fleuves se couvriraient d'établissemens commerciaux. Il n'est pas jusqu'aux juifs dont le Globe, dans son enthousiasme, ne veuille faire un moyen de puisSUPPLÉMENT.

TOME XX.

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sance et de grandeur pour l'Angleterre; il espère qu'ils reviendraient s'établir en Judée, qu'ils voudraient revoir les tombeaux de leurs pères peu s'en faut qu'il ne les exhorte à rebâtir le temple de Jérusalem. Enfin le journaliste anglais voit trois routes conduisant désormais dans l'Inde, l'une par la mer Rouge, la seconde par la Syrie et l'Euphrate, la troisième par la Syrie, la Perse et le Beloutchistan; il en voit même une quatrième au besoin conduisant par la Tartarie indépendante et la Mingrélie en Chine. Le Globe a oublié de voir, dans l'avenir, les Russes maîtres de Constantinople et de l'Asie Mineure, jetant, quand ils le voudront, cent mille hommes en Syrie, et détruisant en une ou deux campagnes les établissemens du commerce anglais. Quand on invite l'Angleterre à faciliter à la Russie la prise et la possession de Constantinople, on lui propose un acte insensé, car c'est la presser de se créer à elle-même un avenir terrible où elle devra soutenir contre la Russie une lutte plus acharnée et plus dispendieuse que celle engagée par Pitt contre Napoléon.

Il est remarquable que, dans cette imitation de la quadruple alliance, il n'y a qu'une seule partie qui gagne à l'engagement qu'elle a fait signer aux trois autres. Quand le prince de Talleyrand stipulait avec l'Angleterre un traité dans lequel entraient l'Espagne et le Portugal, toutes les parties contractantes y trouvaient leur bénéfice. Ici la Russie recueillera seule les avantages de la combinaison qu'elle offre à la sanction des trois autres puissances. L'abnégation de l'Autriche ne serait pas moins étonnante que les illusions de l'Angleterre. M. de Metternich servirait étrangement les intérêts et la politique de la monarchie, dont il dirige les destinées depuis près de trente ans, s'il donnait les mains à un projet qui investit la Russie d'un protectorat souverain sur Constantinople. De cette façon, Vienne, qui depuis long-temps n'a plus rien à craindre des Turcs, pourrait retrouver plus tard dans d'autres conditions, et de la part d'un peuple plus formidable, les mêmes dangers dont, il y a deux siècles, l'a sauvée Sobieski. L'Autriche ne croira pas, sans doute, que les Russes puissent lui faire quelques concessions du côté de la Moldavie et de laValachie, dont ils convoitent toujours pour l'avenir la suzeraineté. Il est difficile de concevoir les motifs qui pourraient déterminer le cabinet de Vienne à ratifier purement et simplement la convention de Londres, et l'on a pu ces jours-ci entendre M. d'Appony exprimer l'opinion que l'œuvre diplomatique de lord Palmerston et de M. de Brunow ne pourrait guère passer sans amendement.

La Prusse, que sa situation géographique éloigne de tout contact direct avec les affaires d'Orient, doit-elle désirer y entrer à la suite de la Russie et se faire satellite d'une puissance dont elle craint avec raison l'influence voisine et excessive? Peut-être s'imaginerait-elle qu'en s'étendant en Orient, la Russie pèserait moins sur l'Allemagne; mais cette espérance serait chimérique. Plus la Russie se trouvera d'ascendant et de puissance, plus elle sera sur tous les points, entre autres envers Berlin et Vienne, exigeante etimpérieuse. En accédant sans réserve à la convention de Londres, la Prusse serait loin de se fortifier du côté de la Russie, et elle s'aliénerait la France; elle lui témoignerait, sans utilité pour elle, une sorte de malveillance; elle étoufferait

les germes de l'union et de la sympathie que les esprits éclairés cherchent de l'un et de l'autre côté du Rhin à établir entre les deux peuples. C'est pour Berlin une occasion excellente d'asseoir sa politique d'une manière indépendante et distincte entre les deux tendances contraires de la Russie et de la France. La Gazette d'Augsbourg écrivait, il y a quelque temps, que la Prusse avait surtout pour devoir et pour mission de représenter l'intérêt germanique sans pencher soit du côté de Saint-Pétersbourg, soit du côté de Paris. Les circonstances où nous sommes offrent à ce principe une application naturelle. L'Allemagne ne peut songer à s'introduire dans les affaires d'Orient derrière la Russie. Elle n'y peut figurer avec convenance et dignité que par une politique ferme de la part de l'Autriche et une vigilante défense des rives du Danube. Toutes les vraisemblances autorisent donc à penser que la convention de Londres trouvera des obstacles, subira des modifications qui en affaibliront bien la portée. Mais la France ne devait pas se reposer sur ces vraisemblances; elle devait donner un libre cours à ses sentimens d'indignation et de résistance: c'est ce qu'elle a fait sur-le-champ avec une spontanéité, avec un élan d'au, tant plus remarquable que la question, malgré sa gravité, semblait d'un intérêt moins immédiat et moins palpable. Ici nous devons des remerciemens à lord Palmerston et à M. de Brunow. S'ils se fussent bornés à prolonger indéfiniment le statu quo, sans éclat, d'une manière sourde et silencieuse, peut-être fussent-ils parvenus à endormir, sinon la vigilance de notre gouvernement, du moins l'attention du pays. Les nations en masse n'ont pas cette sollicitude persévérante qui est le devoir des ministres et des cabinets. Mais quand la diplomatie étrangère prend soin elle-même de nous réveiller par une brusque déclaration, quand elle arrête que si, dans les dix jours de la sommation du sultan, Méhémet-Ali n'a pas accepté la souveraineté héréditaire de l'Égypte et la jouissance viagère du pachalick de Saint-Jean-d'Acre, on ne lui offrira plus que l'Égypte seule, et que s'il refuse encore, les quatre puissances le feront rentrer dans l'obéissance, elle donne à la France, par cette sorte de défi, la conscience soudaine et énergique de la grandeur des intérêts généraux qui se trouvent en jeu. Aussi tout le monde a compris d'un même coup la question d'Orient. Les hommes les plus pacifiques, les plus modérés, des négocians, des industriels engagés dans de vastes et délicates spéculations que l'interruption de la paix peut cruellement compromettre, se sont écriés qu'il fallait en finir, que puisqu'on s'opiniàtrait à méconnaître la longanimité de la France, et qu'on paraissait, par des démonstrations presque impertinentes, vouloir la tâter, il fallait une bonne fois montrer à l'Europe ce qu'était la nation française provoquée sans motif et avec une outrecuidance injurieuse. Un gouvernement est bien fort quand il a pour appui les convictions profondes et le dévouement patriotique de la saine et grande majorité d'une nation. Il peut, avec calme et dignité, prendre et exécuter des mesures vigoureuses, opposer à d'inconvenantes menaces des actes énergiques; c'est ainsi que le cabinet du 1er mars a compris ses devoirs et son attitude. Il portera s'il le faut l'armée au pied complet de guerre, il augmente aujourd'hui l'effectif de la marine de dix mille matelots, de cinq vaisseaux de ligne, de treize frégates et de neuf bâtimens

à vapeur. Si d'autres mesures étaient nécessaires, il n'hésiterait pas à convoquer les chambres, et mettrait ainsi debout toutes les forces morales et matérielles du pays.

L'ordonnance du 29 juillet, qui augmente l'effectif de notre marine, causera déjà à l'Angleterre un violent déplaisir. On connaît la jalousie que lui inspirent nos forces de mer, le courage de nos matelots, la distinction de nos officiers. Chaque jour établit entre elle et nous une égalité qui la blesse et l'inquiète. La présence de notre pavillon dans les mers de l'Orient, dans l'Océan atlantique, dans l'Océan pacifique, est pour elle un perpétuel sujet d'ombrage et de crainte. Elle regrettera amèrement qu'une imprudente levée de boucliers de lord Palmerston nous ait donné l'occasion et le droit de fortifier encore cette marine qu'elle regarde déjà avec défiance. D'un autre côté, ce déploiement imposant de ressources nouvelles produira sur l'Europe une impression dont notre rivale ne doit pas se dissimuler la gravité. On y trouvera la preuve que nous pouvons et voulons faire face à tout, et que partout où ira l'influence britannique, le pavillon français peut paraître pour la contre-balancer. C'est au milieu des premières émotions causées par les dernières nouvelles d'Orient que le cabinet a donné l'ordre à M. le baron de Mackau de partir pour la Plata. La frégate la Gloire, à bord de laquelle flotte le pavillon du viceamiral, a quitté Cherbourg le 30, accompagnée d'une corvette et d'un brick. M. de Mackau emporte des instructions détaillées et positives; il a eu soin de recueillir les renseignemens les plus complets sur les hommes et le théâtre politique qu'il va chercher; il emmène avec lui un des employés les plus distingués des affaires étrangères, M. Charles Lefebvre de Bécourt.

L'activité que déploie le ministère, la fermeté qu'il oppose aux difficultés imprévues qui sont venues l'assaillir, lui ont mérité l'approbation et l'appui de tous ceux qui n'entendent pas sacrifier l'intérêt général et suprême du pays à de mesquines dissidences, à d'anciennes rancunes. On a pu reconnaître dans ces dernières circonstances où étaient les vrais conservateurs et l'esprit politique. Nous avons, comme en Angleterre, des tories intelligens et des tories aveugles. Les premiers savent se rallier, dans de grandes nécessités, même à des hommes qui ne seraient pas l'objet de leur prédilection; les seconds ne voient dans les plus graves conjonctures que l'occasion de dénigrer des adversaires, de les calomnier. Peu leur importe si les coups qu'ils portent aux personnes retombent sur le pouvoir dont ils se disent les plus zélés défenseurs et peuvent compromettre, vis-à-vis l'Europe, l'ascendant et la force du pays. La passion se déchaîne et se satisfait : voilà l'essentiel. Ces incartades, au surplus, trouvent leur châtiment dans l'accueil désapprobateur et glacial de l'opinion. Il arrive un moment où ceux qui s'y livrent éprouvent un égal embarras pour les continuer ou pour y renoncer.

Dire que la convention signée à Londres doit amener nécessairement la retraite du ministère du 1er mars est un singulier non-sens politique. Parce que lord Palmerston a porté, dans ses rapports avec nous, autant de légèreté et d'outrecuidance que M. Thiers y a mis de mesure et de sagesse, ce dernier doit se retirer, et la France doit se hâter de chercher une première réparation

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