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sénateur inamovible, républicain, furent élus quesleurs par 181, 174 et 171 voix.

C'était le bureau même de l'année précédente qui se trouvait ainsi réélu sans modifications. Leurs bureaux respectifs ainsi constitués, les Chambres purent commencer leurs travaux.

Dans sa séance du 12 janvier, la Chambre des députés entendit un très beau discours de son président réélu, M. Paul Deschanel, et l'accueil qu'elle lui fit exige, autant que la valeur oratoire de ce morceau d'éloquence politique, qu'on lui fasse sa place dans ce recueil :

MESSIEURS ET CHERS COLLÈGUES,

Le nouveau témoignage de confiance dont vous venez de m'honorer me remplit d'une émotion pròfonde et d'une reconnaissance indicible. En même temps, il fortifie mon ferme propos de maintenir à l'institution de la présidence ce qui est, suivant moi, son vrai caractère; car, le jour où l'homme de parti percerait sous l'arbitre, où le fauteuil présidentiel deviendrait une autre tribune, où, d'ici, partiraient le mot d'ordre à une fraction de la Chambre et l'attaque contre une autre, le régime de discussion serait vicié dans son principe, puisque la balance serait faussée par la main même qui la doit tenir égale. (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Aussi bien, l'impartialité, qui est ici le premier devoir professionnel, est une joie morale pour qui aime Loutes les grandeurs et toutes les gloires de la France, de son histoire et de son génie (Très bien !), pour qui sent et respecte la légitimité d'aspirations en apparence contradictoires, mais que la science politique consiste précisément à concilier et à fondre dans une harmonie supérieure, d'une part la continuité des vues, la suite dans les desseins, la stabilité, sans lesquelles il n'est point d'entreprise nationale durable, et d'autre part les impatiences généreuses d'une démocratie avide de

progrès, de justice et de solidarité. (Applaudissements.) Ajouterai-je, messieurs, que, dans ma pensée, l'action impartiale et conciliatrice de cette magistrature ne doit pas s'exercer seulement pendant nos séances, au cours de nos débats, mais qu'elle doit se faire sentir d'une façon continue, chaque jour pour ainsi dire et à chaque heure, en rapprochant les hommes qui ne se connaissaient pas et qui souvent ne se combattent que parce qu'ils s'ignorent, en leur facilitant les moyens de s'apprécier, de s'estimer mutuellement, en faisant tom

ber peu à peu ces cloisons étanches qui isolent les uns des autres les divers partis, et non seulement les groupements parlementaires, mais les divers groupements sociaux qui vivent séparés pour le plus grand mal du pays et qui devraient entretenir de constants rapports pour son plus grand bien; non pas, certes, avec l'illusion naïve de supprimer les conflits qui sont l'essence même de la vie publique en tout pays libre, mais avec l'espoir légitime de réduire le plus possible ce qu'il y à dans ces luttes de factice, d'accessoire et de subalternes rivalités personnelles, préjugés, partis pris, injustes défiances, afin d'élever au-dessus de ces misères la grande lutte des doctrines et des principes? (Applaudissements.)

Messieurs, jamais cet effort des bons citoyens vers la concorde n'a été, plus nécessaire que dans les conjonctures présentes.

La France entoure d'une sollicitude maternelle ses enfants armés pour sa défense, sauvegarde de son indépendance et de son existence même. (Applaudissements.) En même temps, elle a la passion de la justice et de la vérité. (Nouveaux applaudissements.) Or, par quel vertige, par quel contraste impie pourrait-on opposer l'un à l'autre ces deux nobles amours de la France, au risque de lui déchirer le cœur? (Applaudissements.)

C'est l'éternel honneur de notre race que ses crises sociales ne l'émeuvent point seule; mais cet honneur est aussi un péril; prenons garde que l'ivresse de polémiques enfiévrées, que des généralisations précipitées ou excessives, que des coups portés d'une main trop

rude par des Français à des Français, prenons garde que ces divisions, exagérées au loin par la crédulité ignorante et perfidement exploitées par la malveillance et par l'envie (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.), ne fournissent des armes aux intérêts rivaux qui nous guettent. (Très bien!)

C'est à vous, messieurs, représentants de la nation, qu'il appartient de donner l'exemple du calme et du sang-froid (Rumeurs ironiques à l'extrême gauche. — Applaudissements sur divers bancs.); car la dignité de nos débats est une part du bon renom de notre pays et une condition de sa puissance. Cette Chambre, qu'on a vue si ardente à certaines heures, parce qu'elle était toute frémissante encore de la bataille électorale, a montré en plus d'une rencontre que, lorsqu'il s'agit de nos intérêts extérieurs, elle sait obéir aux inspirations du patriotisme le plus éclairé et s'imposer à elle-même cette discipline morale sans laquelle il n'est de vraie force ni pour les individus, ni pour les assemblées, ni pour les peuples. (Applaudissements.)

Cette sagesse ne l'abandonnera pas dans l'accomplissement des diverses tâches que le pays attend d'elle et qui réclament votre activité et votre expérience.

Ce sera le plus sûr moyen de préparer le succès de ces fètes du travail, où la France va offrir aux nations le merveilleux spectacle de ce XIXe siècle, grand entre les plus grands par les lettres et par les arts, mais qui, par la science, a plus changé le monde à lui seul que n'avaient fait tous les siècles antérieurs.

Nos sympathies et nos vœux accompagnent tous les artisans de cette grande œuvre, les plus modestes comme les plus illustres, car ils travaillent tout à la fois pour la France et pour la paix de l'Europe.

Messieurs et chers collègues, il me reste un devoir bien doux à remplir, celui de remercier en votre nom le bureau provisoire, notre cher et vénéré doyen, ce vétéran des luttes démocratiques, et nos secrétaires d'àge, qui apportent ici, avec la flamme de la jeunesse, tant de promesses de talent. En la personne de M. Boysset, je rends hommage à cette forte race de vieux républicains (Applaudissements.), si droits, si purs,

!

qui, à toutes les heures de leur vie, nous ont donné les plus admirables exemples de constance, d'énergie civique et de désintéressement. (Nouveaux applaudissements.) Je les salue en lui avec un respect filial.

C'est en ayant toujours devant les yeux leurs nobles figures que nous continuerous de bien servir la France et la République; c'est en nous inspirant de leurs épreuves que nous garderons au cœur une foi indomptable dans le génie de la France, un invincible espoir en ses destinées; enfin, ce que les Grecs, dans leur admirable langage, appelaient le dieu intérieur, l'enthousiasme enthousiasme pour la liberté, pour la justice et pour la patrie. (Applaudissements prolongés sur un très grand nombre de bancs.)

Comme on devait s'y attendre, la première discussion à laquelle se livra la Chambre fut celle d'une interpellation sur les causes de la démission de M. Quesnay de Beaurepaire.

M. Millevoye, député nationaliste de Paris, en était le principal signataire.

Le gouvernement avait cependant décidé, dans un conseil des ministres, tenu la veille, d'ordonner une nouvelle enquête sur les nouvelles imputations dirigées par M. Quesnay de Beaurepaire contre certains magistrats de la Chambre criminelle.

Mais le zèle des interpellateurs ne pouvait attendre. M. Millevoye affirma que la démission de l'ancien président de la Chambre civile avait causé une émotion profonde dans le pays en accroissant le trouble et l'agitation qui y régnaient déjà. Après avoir longuement disserté sur les principales imputations produites par l'ancien magistrat, M. Millevoye conclut qu'il était temps « d'arrêter l'œuvre d'une magistrature politique et de rendre à ce pays des juges ayant l'âme française ».

M. Lasies, député nationaliste du Gers, souleva un vif incident de séance, en renouvelant contre les magistrats de la Cour de cassation les attaques du précédent orateur. Il le fit avec une violence inusitée jusque-là au Parlement, en appelant MM. Loew, Bard et Manau « un trio de coquins ».

M. le garde des sceaux Lebret et M. le président. du conseil Dupuy protestèrent avec indignation contre de telles paroles.

M. Dupuy annonça, aux applaudissements d'une grande partie de la Chambre, que si la discussion devait continuer sur ce ton, le gouvernement s'abs-tiendrait d'y prendre part.

Rappelé à l'ordre avec inscription au procès-verbal, M. Lasies continua ses attaques dans un style plus parlementaire.

Il affirma que le rapport du capitaine de gendarmerie, qui avait conduit le lieutenant-colonel Picquart à la Cour de cassation, contenait les paroles suivantes de celui-ci : « Je suis le témoin préféré de M. Bard que je porte dans mon cœur. »

Pour l'oraleur nationaliste, la campagne en faveur de l'ex-capitaine Dreyfus était en réalité la campagne de l'étranger contre la France.

M. le garde des sceaux Lebret, qui répondit à MM. Millevoye et Lasies, se borna à reprendre les faits qui avaient été l'objet de la première enquête : il rappela comment le lieutenant-colonel Picquart avait dû, la Cour de cassation n'ayant pas de local spécial pour les témoins, prendre place dans le cabinet de M. Quesnay de Beaurepaire. Il annonça l'ouverture d'une nouvelle enquête sur les faits révélés par l'ancien président de la Chambre civile, tout en portant à la connaissance des députés la

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