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APPEL DE LA PROCÉDURE A L'EXTRAORDINAIRE PLAIDÉ A LA TOURNELLE CRIMINELLE.

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QUESTION. Laquelle de deux accusations respectives est récrimi

natoire.

LE projet formé par la demoiselle de Kerbabu, de se donner pour veuve du comte d'Hautefort, est une de ces entreprises téméraires, que l'ambition inspire, que l'intrigue et l'artifice préparent, et qui ne se soutiennent que par l'audace et par le crime. Mais ce qui distingue cette fable de tant d'autres dont les tribunaux ont retenti, est que celle-ci a été trop mal concertée, pour que des personnes sages et éclairées puissent long-temps en être séduites: c'est un tissu de faussetés manifestes qui la déshonorent, et de contradictions qui la dé

truisent.

On verra d'abord sur la scène la demoiselle de Kerbabu

regretter la perte du comte d'Hautefort, comme s'il eût été prêt à devenir son époux, quand la mort le lui a enlevé; se flatter d'avoir eu part à ses dernières volontés; en demander compte à sa famille, comme la seule espérance qui pouvait lui rester après les malheurs qu'elle avait éprouvés. On la verra ensuite, abandonnant

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cette première idée, sortir de la maison de ses parens, passer dans une province étrangère, sous des noms déguisés, y tenter la fidélité des officiers publics pour en faire des prévaricateurs; faire tous ses efforts pour s'emparer des registres dépositaires de l'état des hommes; et ne pouvant y parvenir, y glisser un papier obscur qu'elle avait fait fabriquer, et qu'elle craignait de décrier de plus en plus s'il paraissait être sorti de ses mains.

Enfin on la verra, pour fruit de ces intrigues secrètes, s'arroger la qualité de veuve du comte d'Hautefort, un an après sa mort, en usurper le rang et les distinctions aux yeux du public effrayé d'une telle métamorphose; se donner, en un mot, pour ce qu'elle n'avait jamais été ni prétendu être.

Reconnaîtrait-on à ces contradictions et à ces déguisemens les caractères sacrés de la vérité et de la justice? Et quand on n'aurait point d'autre préjugé de la chimère du système de la demoiselle de Kerbabu, ne serait-il pas permis de le rejeter avec indignation?

Mais la contradiction qui avait éclaté dans ses démarches, a bientôt passé jusque dans ses discours et dans ses écrits; on ne la trouve jamais d'accord avec elle-même sur les faits les plus essentiels. D'abord son contrat de mariage avait été passé chez deux notaires de Laval, qu'elle indiquait par leurs propres noms; aujourd'hui ce ce ne sont plus des notaires de Laval, mais un notaire de Montsur: d'abord on n'avait soustrait que la grosse de son contrat de mariage, depuis c'est la minute même: d'abord on avait déchiré deux feuillets du registre de baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse d'Argentré; c'est aujourd'hui une supposition qu'elle n'oserait soutenir: d'abord, son contrat de mariage portait une quittance de 15,000 liv. sur sa dot, et elle avait eu depuis une quittance particulière pour les 60,000 liv. restantes; aujourd'hui la quittance représentée est de 75,000 liv. Quels égaremens!

L'imposture ainsi confondue par elle-même, conserverait-elle encore quelque reste de crédit? Si cela était possible, le charme serait bientôt rompu en jetant les yeux sur la procédure faite à Laval, où tant de mys

tères d'iniquité sont dévoilés. Aussi la demoiselle de Kerbabu fait-elle tous ses efforts pour la combattre; mais comment pourrait-elle y donner atteinte? Le crime est trop grave, les conséquences trop dangereuses, pour qu'on puisse jamais en arrêter la poursuite.

C'est ce que l'on se propose d'établir principalement. Il n'est point encore question de décider de l'état de la demoiselle de Kerbabu, mais seulement de savoir par quelle voie on parviendra à le connaître; c'est ce qu'on ne peut faire qu'en continuant la procédure commencée à Laval, comme la seule qui tende à éclaircir une vérité si capitale et si essentielle.

FAIT. Le feu comte d'Hautefort, qui n'avait jamais pensé à se marier, destinait tous ses biens au marquis d'Hautefort son neveu, comme à celui qui devait un jour soutenir la splendeur de sa maison; c'est ce qu'il exécuta par un testament du mois d'avril 1726.

Il partit quelque temps après pour se rendre à Brest, d'où il revint au château d'Hauterive, près de la ville de Laval, au commencement du mois de septembre de la

même année.

Une compagnie nombreuse l'y suivit, et entre autres la dame marquise d'Epinay sa sœur, la demoiselle d'Epinay sa nièce, qui avaient amené avec elles les demoiselles de Bellingant et de Kerbabu.

La demoiselle de Kerbabu, qui joue aujourd'hui un si grand rôle, prétend que depuis près d'un an, le comte d'Hautefort pensait à l'épouser; et pour le justifier, elle rapporte quatorze lettres antérieures au prétendu mariage, dont deux sont écrites au comte de Saint-Quentin son beau-père, et douze à elle-même.

Il suffirait de lire attentivement ces lettres pour reconnaitre qu'il n'y a rien que de fabuleux dans ce prétendu mariage; on n'y trouve pas un seul mot qui y prépare. Des douze lettres écrites à la demoiselle de Kerbabu, la première est du mois de novembre 1725, et la dernière du 23 août 1726. Croirait-on qu'un amant sensible au mérite de la demoiselle, de Kerbabu, qui se serait déterminé pour elle à changer le plan qu'il avait toujours suivi, n'aurait pas exprimé dans une seule de

COCHIN. TOME I.

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ces lettres le projet de ce mariage qui était si prêt à se conclure? Cependant, le terme même de mariage ne se trouve pas une seule fois dans ces douze lettres, et l'on n'y entrevoit pas la moindre vue d'un établissement que la demoiselle de Kerbabu suppose déterminé et prêt à conclure.

à

Cette réflexion serait seule décisive; mais ce qui suit portera de plus en plus la conviction dans les esprits. Le comte d'Hautefort fut invité, le 19 septembre 1726, dîner avec toute sa compagnie chez le sieur le Blanc, prieur-curé de la paroisse d'Argentré, dans laquelle est situé le château d'Hauterive, qui en est distant d'un quart de lieue. Il se rendit, sur les onze heures du matin, avec les dames et les officiers qui formaient la compagnie d'Hauterive. Le dîner conduisit jusque vers les quatre heures que la compagnie retourna à Hauterive; le sieur le Blanc, qui se trouvait incommodé d'un mal de jambe, eut peine à reconduire le comte d'Hautefort jusque dans la cour du presbytère, où il prit congé de la compagnie; en sorte qu'il ne sortit point de sa maison dans tout le jour du 19 septembre 1726.

C'est cependant à ce jour mémorable que la demoiselle de Kerbabu fixe l'époque de son prétendu mariage; elle prétend que, deux jours auparavant, le comte d'Hautefort avait fait venir un notaire qu'elle ne connaissait point; que le contrat de mariage fut signé le 17; que le 19, après qu'on fut revenu du lieu d'Argentré, le prieur-curé se rendit au château d'Hauterive, où, dans la chapelle du château, il administra la bénédiction nuptiale au comte d'Hautefort et à elle.

Pour soutenir cette fable, elle n'a pu rapporter aucun contrat de mariage; il aurait fallu pour cela corrompre plusieurs officiers publics, ce qu'elle a tenté inutilement. Il n'y avait pas tant de difficulté pour fabriquer en secret un prétendu acte de célébration; aussi en a-t-on fait paraître un dans la suite, mais qui porte les caractères de fausseté les plus sensibles.

Premièrement, ce prétendu acte n'est écrit dans aucun registre public, il est sur une simple feuille volante, qui n'est ni cotée ni paraphée, et quine tient à aucun registre.

Secondement, il sera prouvé par l'information que c'est la demoiselle de Kerbabu elle-même qui a mis cette feuille volante dans le registre envoyé par duplicata au greffe de la justice de Laval.

Troisièmement, on a osé avancer que le mariage avait été fait après les publications des bans dûment faites, ce qui est le comble de la folie et de l'égarement: car la demoiselle de Kerbabu prétend que le comte d'Hautefort avait exigé que le mariage serait tenu secret; que c'est par cette raison qu'il ne le communiqua ni à sa sœur, ni à sa nièce, ni à aucun de ceux qui étaient avec lui à Hauterive; comment donc l'aurait-on fait précéder de la publication de trois bans dans la paroisse d'Argentré? On sait que des bans publiés dans une paroisse de campagne, sont nécessairement entendus de tous ceux qui assistent à la messe paroissiale; la nouvelle du mariage du comte d'Hautefort se serait bientôt répandue dans tout le pays; cependant, c'est par-là qu'elle prétend que l'on a disposé les choses à un secret impéné

trable.

Quatrièmement, il n'y a que deux témoins qui aient signé cet acte, et ces deux témoins sont le frère et la sœur de la demoiselle de Kerbabu.

Enfin, on suppose que ce mariage a été célébré dans la chapelle du château d'Hauterive, par le curé d'Argentre, qui ne sortit point ce jour-là de sa maison, comme il sera prouvé par un grand nombre de dépo

sitions.

Il n'est donc pas permis de douter de la fausseté de cette pièce : il n'est pas même nécessaire pour cela de recourir à l'art des experts; les faits constans qui résultent ou de l'information ou de l'acte même, ne permettent pas d'en douter. Aussi, quoique le comte d'Hautefort soit resté à Hauterive jusqu'au 28 octobre de la même année avec une nombreuse compagnie, jamais on n'a soupçonné la moindre liaison entre lui et la demoiselle de Kerbabu.

Il arriva à Paris au commencement de novembre, avec une santé fort languissante; bientôt la maladie augmenta; il en sentit tout le danger; il se prépara à

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