Page images
PDF
EPUB

la profondeur du néant d'où cette place les avait tirés'. » Il ne réserva aux seigneurs que le champ plus restreint de la carrière militaire, et encore eut-il soin de les discipliner par la rude main de Louvois, et l'ordre inflexible du tableau, et de leur ôter ou d'annuler les grandes charges que Richelieu avait laissées debout: celle de colonel général de l'infanterie fut supprimée en 1662; le colonel général de la cavalerie était neveu de Turenne; il garda son titre, mais « on le nourrit de couleuvres; » il en fut ainsi de l'amiral de France et du capitaine général des galères : les officiers de mer cessèrent d'être à leur nomination. Même pour les questions d'honneur et de dignité, que naguère ils vidaient si vite, l'épée à la main, il soumit jusqu'aux ducs et pairs au conseil de ses maréchaux, ce qui du reste était un bien et l'application d'un édit de Henri IV. La noblesse de France n'avait donc pas su comme celle d'Angleterre devenir une classe politique; elle n'était qu'une caste militaire.

[ocr errors]

Le tiers état. Louis XIV aima mieux, suivant en cela les vieilles traditions de la monarchie (voy. le chap. XLI), se servir de la classe moyenne, plus instruite et d'ailleurs plus dévouée parce qu'elle ne sentait pas encore les inconvénients du pouvoir absolu et qu'elle sentait depuis des siècles ceux du régime féodal. Louis XIV lui livra toutes les fonctions financières, politiques et judiciaires; il l'établit pacifiquement dans l'administration du royaume, alors que toute la vie du pays s'était retirée dans les conseils du roi et dans le cabinet des intendants; il la poussa avec énergie vers l'industrie et le commerce, deux forces des temps nouveaux; et par les égards qu'il eut pour ces petites gens qui s'appelaient Boileau, Racine, Molière, il prépara lui-même la révolution qui substitua les droits de l'esprit à ceux de la naissance. Il prépara donc, bien à son insu, la France démocratique de la Ré volution, comme par ses nombreuses armées et ses victoires, il prépara la France militaire de l'Empire. Cependant il ne faudrait pas voir en Louis XIV une espèce de roi bourgeois, un roi des maltótiers, comme dit dédaigneusement SaintSimon (chap. vi). Sa politique, la haute idée qu'il avait de sa

1. « Il n'était pas de mon intérêt de prendre pour ministres des hommes d'une qualité éminente. Il fallait, avant toute chose, faire connaître au public, par le rang même où je les prenais, que mon dessein n'était point de partager mon autorité avec eux.» (Mémoires de Louis XIV, dans ses œuvres, t. I, p. 36.

personne, ce cérémonial rigoureux qui faisait de lui une sorte de divinité redoutable et inaccessible1, ces carrousels, ces fêtes si brillantes, tout cela ne rappelle guère à notre esprit l'image plus modeste des monarchies constitutionnelles. Il y a plus, ces hommes de rien, dont Louis faisait ses conseillers, ses ambassadeurs ou ses secrétaires d'État, quittaient leur roture avant d'entrer à la cour. Ils devenaient M. le marquis de Louvois, M. le comte de Pontchartrain, M. le marquis de Torcy. En travaillant avec des bourgeois, le petit-fils de Henri IV voulait toujours rester le roi des gentilshommes.

Le clergé; déclaration de 1682. Louis XIV se conduisit avec le clergé comme avec la noblesse: en l'honorant, il veilla à ne lui laisser prendre aucun pouvoir. Les grands seigneurs, à peu d'exceptions près, furent écartés de l'Église, comme ils l'étaient de l'administration. Aussi l'aristocratique Saint-Simon reproche-t-il à Louis XIV « d'avoir perdu l'épiscopat, en le remplissant de cuistres de séminaires et de leurs élèves, sans science, sans naissance, dont l'obscurité et la grossièreté faisaient tout le mérite: » reproche étrange dans la bouche d'un homme qui avait vécu avec les Bossuet, les Fénelon, les Fléchier et les Massillon, l'éternel honneur de l'Église de France.

Le clergé fut donc, sous Louis XIV, une force de plus pour

1. « Si le roi n'avait eu peur du diable, dit Saint-Simon, il se serait fait adorer. » Et quelques-uns étaient tout prêts à le faire. Voyez dans les lettres de Mme de Maintenon, plusieurs billets; celui entre autres où le duc de Richelieu écrit : « Je prie le roi à genoux qu'il me permette de lui aller faire quelquefois ma cour, car j'aime autant mourir que d'être deux mois sans le voir. » Ceci n'est que de l'adulation; mais voyez dans Saint-Simon son apothéose par le duc de la Feuillade. On n'avait rien vu de pareil depuis les empereurs romains. Pour l'étiquette, voici ce qu'en dit Louis XIV luimêm, dans ses Mémoires (t II, p. 66): « Ceux-là s'abusent lourdement qui s'imaginent que ce ne soient là que des affaires de cérémonie. Les peuples sur qui nous régnons, ne pouvant pas pénétrer le fond des choses, règlent d'ordinaire leurs jugements sur ce qu'ils voient au dehors, et c'est le plus souvent sur les séances et sur les rangs qu'ils mesu rent leur respect et leur obéissance. Comme il est important au public de n'être gouverné que par un seul, il lui est important aussi que celui qui fait cette fonction soit élevé de telle sorte au-dessus des autres qu'il n'y ait personne qu'il puisse ni confondie ni comparer avec lui: et l'on ne peut, sans faire tort à tout le corps d'État, ôter à son chef les moindres marques de supériorité qui le distinguent des autres membres. L'étiquette devint la vraie constitution de l'Etat. On peut voir, à ce sujet, dans les Mémoires de Saint-Simon, des détails bien curieux et bien tristes; on y verra surtout combien ce procédé est utile pour abaisser les caractères et les intelligences, en condamnant les esprits les mieux trempés à faire de vaines puérilités la grande, l'unique occupation de leur existence. Saint-Simon lui-même en fournit la preuve. Avec ce qu'il a dépensé d'activité, de passion, de génie et de persévérance à ces misères, il aurait eu de quoi faire un homme supérieur et dix bons citoyens utiles à l'État.

la royauté. Dans l'affaire de la régale, les évêques soutinrent même le roi contre Rome. On appelait ainsi le droit qu'avaient les rois de percevoir les revenus de certains bénéfices, évêchés et archevêchés, pendant la vacance du siége. En 1673, un édit déclara tous les siéges de France soumis à la régale. Deux évêques refusèrent d'obéir et furent approuvés par le pape Innocent XI. Louis XIV, pour terminer le différend, convoqua une assemblée du clergé français, qui adopta, en 1682, sous l'inspiration de Bossuet, les quatre fameuses propositions dont voici la substance:

1. Dieu n'a donné à saint Pierre et à ses successeurs aucune puissance ni directe ni indirecte sur les choses temporelles.

2. L'Église gallicane approuve les décrets adoptés par le concile de Constance, dans les sessions IV et V, lesquelles déclarent les conciles œcuméniques supérieurs au pape dans le spirituel.

3. Les règles, les usages reçus dans le royaume et dans l'Église anglicane doivent demeurer inébranlables.

4. Les décisions du pape, en matière de doctrine, ne sont irréformables qu'après que l'Église les a acceptées'.

Les tribunaux et les Facultés de théologie enregistrèrent ces quatre propositions; et il fut défendu de rien enseigner de contraire. Innocent Xl n'approuva ni ne cassa ces résolutions, mais il refusa d'accorder les bulles d'investiture aux évêques nommés par le gouvernement et qui avaient été membres de l'assemblée, de sorte qu'à sa mort il y avait 29 diocèses dépourvus d'évêques. Cette affaire ne fut terminée qu'en 1693 par une transaction. Innocent XII accorda des bulles d'investiture, et le roi cessa d'imposer aux Facultés de théologie l'obligation d'enseigner les quatre propositions de 1682.

Ces débats

Protestants, jansénistes, quiétistes2. avec la cour de Rome ne profitaient pas aux dissidents. Au moment le plus vif de la querelle, le roi révoqua l'édit de

1. « Ce fut le 19 mars 1682 que l'assemblée du clergé fit cette célèbre déclaration, qui est un des beaux titres de la gloire de Bossuet et de l'Église de France.» (Histoire de Bossuet, par le cardinal de Bausset, livre IV, no 14.) Le caractère légal de cette déclaration a été confirmé par des arrêts du Parlement (31 mars 1753), du conseil (23 mars 1766) et de la cour royale de Paris (3 décembre 1825), par la loi du 18 germinal an x et le décret du 25 février 1810, qui la proclame loi générale de l'Empire.

2. Histoire ecclésiastique du dix-septième siècle, par Élie Dupin, 4 vol. Paris, 1714.

[ocr errors][merged small]

Nantes (22 oct. 1685). Il ne ménagea pas davantage les jansénistes, qui étaient, sur certains points, en désaccord avec l'Église romaine. Ceux-ci devaient leur doctrine à un évêque d'Ypres, nommé Jansénius, mort en 1638, et à l'abbé de Saint-Cyran, lesquels avaient soutenu quelques anciennes opinions qui semblèrent nouvelies sur la grâce et la prédestination. Le jansénisme mérite un souvenir surtout à cause du caractère des hommes qui l'ont défendu. Les plus illustres d'entre eux, le grand Arnauld, Lemaistre de Sacy, Nicole, Lancelot, se retirèrent à Port-Royal des Champs, près de Versailles, où Pascal vint aussi se fixer en 1654; et là, vivant comme des solitaires, ces puritains du catholicisme donnèrent au monde l'exemple du travail assidu des mains et de l'esprit, de la piété la plus vive et d'une austérité qui allait jusqu'à l'ascétisme. Ils firent, le plus souvent en commun, d'excellents livres qui servent encore; ils eurent d'illustres élèves, entre autres Racine; et ils gagnèrent à une partie de leur doctrine la magistrature presque entière. L'esprit d'opposition politique se cacha, à son insu même, sous l'opposition religieuse.

Louis XIV déféra plusieurs fois leurs opinions à la cour de Rome; et, comme la secte ne se soumettait pas aux décisions de l'autorité spirituelle, il se servit contre elle, avec une sévérité qu'on trouva alors même excessive, des armes temporelles. Il fit détruire, en 1709, Port-Royal des Champs. Les malfaiteurs frappés par la loi reposent du moins dans le dernier asile. Les corps de solitaires inoffensifs furent déterrés et on vit des chiens s'en disputer les débris. Quatre-vingts ans plus tard, c'était la tombe de Louis même qui était violée, et les restes des rois qu'on traînait sur le pavé des rues. Ćes violences, qui chargent l'avenir de tant d'expiations malheureuses, semblent d'abord réussir. Louis put croire le jansénisme anéanti avec Port-Royal. Cependant, à peu de temps de là, un livre du P. Quesnel, prêtre de l'Oratoire, ranima les troubles et les morts ressuscitèrent. Cent et une de ses propositions furent condamnées à Rome par la bulle Unigenitus que le roi imposa, en 1712, à tout le clergé de France. Les opposants furent punis de la disgrâce, de la prison ou de l'exil. Le quiétisme eut le même sort. C'était une vieille doctrine rajeunie et répandue par une femme, Mme Guyon : «< Il faut, disait-elle, aimer Dieu pour lui-même, d'un amourpur et désintéressé qui ne soit inspiré ni par l'espérance des

béatitudes célestes, ni par la crainte des châtiments. » Fénelon, ancien précepteur du duc de Bourgogne, archevêque de Cambrai, sembla défendre cette opinion dans un livre intitulé les Maximes des saints. Bossuet dénonça l'ouvrage en 1699. Le pape, après une longue hésitation, le condamna. Fénelon se soumit avec l'abnégation la plus chrétienne. Il allait monter en chaire, quand il reçut le bref qui proscrivait ses doctrines; il laissa le sermon qu'il avait préparé, et prêcha sur l'obéissance qu'on doit à l'Église, en termes si touchants,

[graphic][merged small][merged small][merged small]

si forts, que sa défaite fut plus admirée que la victoire de Bossuet.

Création de la police; nombreuse armée permanente. Deux institutions aidèrent le roi à accomplir ce travail d'omnipotence monarchique, la police et l'armée. La première fut de sa création. En 1667, le roi établit un magistrat chargé de veiller à la police de Paris: Nicolas de la Reynie, qui eut pour successeur, en 1697, le marquis d'Argenson ce furent les deux premiers lieutenants de police. Ils mirent dans la ville plus d'ordre, de propreté et de sécurité. Alors commença le système de l'éclairage public; nous le trouverions bien grossier du 1er novembre au 1er mars, on

« PreviousContinue »