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plaçait à l'entrée et au milieu de chaque rue une lanterne dans laquelle brûlait une chandelle; il y eut 5000 de ces fanaux dans Paris (les réverbères ne datent que de 1745). Le guet fut augmenté ou plutôt institué. Le corps des pompiers remplaça les capucins dans le service des incendies (1699). Les rues étroites, souvent défoncées et toujours couvertes d'immondices, furent nettoyées, élargies, pavées; les carrosses et les facres pour le public furent établis: Pascal imagina même les omnibus, qui alors ne réussirent pas; l'habitude d'aller à cheval dans Paris ne fut plus conservée que par quelques représentants entêtés de l'autre siècle.

Cette police servit à autre chose encore. Elle surveilla les écrits'; elle arrêta à la poste et lut, dans ce qu'on appela plus tard le cabinet noir, les correspondances suspectes; et, pour débarrasser le gouvernement des formes trop lentes de la justice, elle multipla les lettres de cachet qui ôtèrent toute garantie à la liberté individuelle des citoyens. Ce nouveau pouvoir, chargé de surveiller les personnes et les opinions, devint donc comme l'œil toujours ouvert, toujours défiant de la royauté2.

L'armée servit aussi à un double but : elle fit face aux ennemis du dehors; et, au dedans, elle brisa toutes les résistances que rencontrait la volonté du souverain. On a vu que, pendant la guerre de la succession d'Espagne, elle dépassa le chiffre de 450 000 hommes. C'est donc de ce règne

1. En 1694, un imprimeur et un relieur furent pendus pour un libelle, par sentence de la Reynie. Plusieurs personnes, pour la même affaire, furent mises à la question ou moururent à la Bastille. L'auteur d'un pamphlet contre l'archevêque de Reims fut enfermé dans une cage de fer au Mont-Saint-Michel, etc. (H. Martin, t. XVI, p. 227.)

2. On appelait lettre de cachet une lettre écrite par ordre du roi, contresignée par un secrétaire d'Etat et cachetée du cachet du roi, en vertu de laquelle la police enlevait un citoyen et le transportait dans une maison de force où il était retenu sans jugement, souvent même sans qu'on pût le voir ou lui écrire, tant qu'il plaisait au gouvernement. On peut lire dans SaintSimon l'histoire de ce pauvre prisonnier de la Bastille qui avait été arrêté le même jour qu'il arrivait à Paris de l'Italie, son pays natal. Il resta enfermé pendant trente-cinq ans, sans savoir pourquoi, sans qu'on l'eût interrogé. Quand le régent, après la mort du roi, eut ouvert les portes de la Bastille, ce prisonnier demanda tristement ce qu'on prétendait qu'il pût faire de sa liberté. « Il dit qu'il n'avait pas un sou, qu'il ne connaissait qui que ce fût à Paris, pas même une seule rue, personne en France; que ses parents d'Italie étaient apparemment morts depuis qu'il en était parti, que ses biens apparemment aussi avaient été partagés, qu'il ne savait que devenir. Il demanda de rester à la Bastille le reste de ses jours, avec la nourriture et le logement. » (Mémoires de Saint-Simon, chap. CDXX.) Il fut fait un cruel et odieux abus de ces lettres de cachet, surtout sous Louis XV, à qui le président de la cour des aides, Malesherbes, disait, en 1770: « Grâce à elles, aucun citoyen n'est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à la vengeance. >>

que datent les grandes armées permanentes, écoles de discipline, de loyauté et d'honneur, mais aussi charge bien lourde pour les finances du pays. Cette nombreuse armée, qui fit longtemps triompher Louis XIV de ses ennemis, devint à l'intérieur, dit Lemontey, « un instrument souple, prompt et docile, qu'il appliqua sans trop de réserve à toutes les branches de l'administration. Ainsi, les troupes allèrent dans les provinces protéger l'extension progressive de l'autorité des intendants; dans les temps ou dans les lieux difficiles, elles hâtèrent par la terreur la levée des impôts; enfin on leur confia jusqu'à l'emploi assez extraordinaire de ramener la conscience des dissidents à l'unité de la foi'.

La cour. Ainsi tous les ordres de l'État, toutes les autorités qui existaient en France, toutes les conditions, parlements, noblesse, bourgeoisie, clergé et dissidents, étaient réduits et dominés. Sous cette pression du pouvoir, les caractères s'abaissaient. Vauban, Catinat, Fénelon résistaient à la contagion. Saint-Simon, qui s'en faisait dans le secret le juge inexorable, en restait dans le public le témoin muet et soumis. Condé lui-même, malgré son rang, ses services et sa fougue, s'était fait courtisan. Turenne seul«< s'estoit maintenu en estat de faire entendre au roi bien des vérités que les autres n'osoient dire, estant rampant misérablement.

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L'asservissement général ne se montrait nulle part autant qu'à la cour, où Louis imposait à la haute noblesse une captivité dorée. Versailles avait été construit dans ce dessein et la France entière y tenait, sous l'œil et sous la main du roi. Qui ne vivait point dans ce centre lumineux dont Louis était le soleil, n'était pas compté, ou l'était parmi les mécontents et les sots: les uns que nulle grâce n'atteignit jamais; les autres que poursuivaient les sarcasmes sur leurs façons provinciales (la comtesse d'Escarbagnas, M. de Pourceaugnac, etc.). Trois conditions furent mises à la faveur du prince :

1. Ces moyens réussirent du moins momentanément. Sauf la guerre des Cévennes, il n'y eut que de rares émeutes. Celle de Bretagne est restée célèbre grâce aux lettres de Mme de Sévigné. « On a fait une taxe de cent mille écus sur les bourgeois, et si on ne trouve pas cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée.... On a chassé et banni toute une grande rue et défendu de les recueillir sous peine de la vie; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer et pleurer, sans nourriture et sans avoir de quoi se coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré.... On a pris soixante bourgeois, on commence demain à pendre... » 30 octobre 1675. À la même époque, révolte aussi à Bordeaux, où l'on pendit beaucoup.

2. Paroles de Turenne lui-même à d'Ormesson. Chéruel, ibid., p. 275.

demander et obtenir un logement à Versailles1, suivre partout la cour, même malade, même mourant, et tout approuver. Pendant vingt ans le duc de la Rochefoucauld ne découcha point, pour ainsi dire, du palais; mais jusqu'à sa dernière heure, il eut l'oreille du maître. Le marquis de Dangeau resta cinquante ans auprès du roi, toujours dans la même faveur; quel est le secret de cette longue et persistante fortune? Mme de Maintenon le dit : « M. Dangeau qui ne veut rien blâmer, » et par conséquent qui applaudit à tout. Voilà la route des grâces et des honneurs. Henri IV renvoyait ses nobles à leurs maisons des champs, son petitfils les retenait dans ses antichambres. Plus donc de grande existence seigneuriale, plus de vie de famille, plus de rapport, plus de communion avec le pays; mais une existence factice où certaines qualités de l'esprit se développent, où se perdent la vraie dignité et toutes les vertus qui y tiennent.

A ces fêtes splendides de Versailles, je vois bien briller, au milieu de toutes les merveilles des arts, une société incomparable pour son esprit, son élégance, ses grandes manières, mais j'y vois aussi les trop nombreuses erreurs du prince à peine couvertes d'un voile transparent. Les premiers personnages de l'État, de graves magistrats, des prélats illustres n'osaient même pas protester, par leur silence ou leur retraite, contre le scandale de liaisons doublement adultères. La duchesse de la Vallière se fit pardonner une fortune qui l'effrayait, par son humilité, par sa douceur, enfin par son éclatant repentir. L'adultère Montespan régna plus longtemps sur la cour, malgré les rivales que ses emportements ne suffisaient pas à écarter. Mais elle-même, à son tour, fut supplantée par la marquise de Maintenon, qu'elle avait chargée de l'éducation de ses enfants, et la veuve de Scarron devint l'épouse de Louis le Grand (1685).

Le trouble ne fut pas seulement dans la maison royale; il menaça d'être aussi dans l'État, car Louis, violant toutes les lois civiles et religieuses, plaça à côté des princes du sang

1. On peut voir à chaque instant dans les Mémoires de Dangeau et du marquis de Souches, que la première condition pour obtenir un poste important, dans l'armée, l'administration, même dans l'Eglise, c'était d'avoir obtenu un logement à Versailles. Dans la plupart, un laquais se fût trouvé mal à l'aise ; Saint-Simon est au désespoir de perdre le sien.

2. Voyez dans Saint-Simon l'odieuse conduite du roi forçant la duchesse de Berri à le suivre étant malade, et les cruelles paroles qu'il laissa échapper, quand on lui apprit que la princesse était blessée.

les princes légitimés. Il força sa cour à respecter les uns à l'égal des autres; et la moralité publique reçut un coup dont elle a été bien lente à se relever. Les leçons de scandale qui tombaient du trône ne furent pas en effet perdues; et la corruption qui fermente, malgré l'apparente austérité des dernières années, éclatera, sans retenue, comme sans pudeur, sous le nouveau règne. Ces ducs d'Orléans et de Vendôme

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livrés à de sales débauches, ce duc d'Antin surpris en flagrant délit de vol2, et tant d'autres qui savaient corriger au jeu les chances de la fortune; ces princesses du sang qui, à

1. Cette salle ainsi appelée de la fenêtre ovale ou cil-de-boeuf, pratiquée au plafond, était l'antichambre du roi. C'est là que les courtisans attendaient le lever du maître.

2. « La duchesse de la Ferté réunissait chez elle ses fournisseurs, bouchers, boulangers, etc., les mettait autour d'nue grande table et jouait avec eux une espèce de lansquenet. Elle me disait à l'oreille: « Je les triche, mais «c'est qu'ils me volent. » (Mémoires de Mme de Staal.) Voir aussi les étranges Mémoires de la marquise de Courcelles, morte en 1685.

Marly, à deux pas du roi et de Mme de Maintenon, envoient chercher de si étranges passe-temps'; cette cour enfin qui, selon l'expression de Saint-Simon, a suait l'hypocrisie2, tout me montre, sous un roi qui se fait dévot, ne pouvant plus être autre chose, que la morale, la conscience et la dignité humaines ne sont jamais impunément violées. Déjà même, en plein Versailles, j'entends un cri précurseur. En face de ces vices dorés, la Bruyère écrit: « Les grands n'ont point d'âme; je veux être peuple. » C'est à Versailles que s'est perdue la noblesse de France. L'ennui officiel y conduisit aux débauches secrètes; la dévotion de commande à l'impiété; l'habitude de tout recevoir du monarque à la croyance que tout était dû non aux services, mais à la servilité.

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Symptômes d'un esprit nouveau. Cependant des hommes qui n'étaient peut-être pas de grands esprits, mais qui étaient certainement des cœurs honnêtes et des caractères élevés, Fénelon, le duc de Beauvilliers, Saint-Simon, Catinat, voyaient poindre les nuages à l'horizon et quelques-uns hasardaient de respectueux conseils. Vauban, qui souffrait de toutes les douleurs du pays, fit des plans aussi pour les soulager il demanda le rétablissement de l'édit de Nantes et le retour à la tolérance religieuse; il proposa de rempla. cer tous les impôts par un impôt unique, la dîme royale, que tous, nobles et prêtres, payeraient comme les roturiers.

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1. Monseigneur joua tard dans le salon. En se retirant chez lui, il monta chez les princesses (les duchesses de Chartres et de Bourbon) et les trouva qui fumaient avec des pipes qu'elles avaient envoyé chercher au corps de garde suisse. Monseigneur leur fit quitter cet exercice; mais la fumée les avait trahies. Le roi leur fit le lendemain une rude correction. » (Saint-Simon, chap. XXXIII, t. II, p. 123, année 1695.) Saint-Simon accuse Monsieur d'avoir perverti son fils par ses exemples, et le prince de Conti et le duc de Bourbon, d'avoir contribué à cette éducation.

2. Les Lettres de la mère du régent confirment en tous points ces mots de Saint-Simon. On peut voir aussi dans les Lettres et les Mémoires de la marquise de Courcelles (dans la bibliothèque elzévirienne de Jannet), que le grand siècle se permettait bien des choses que ne se permettrait plus celui-ci. En 1703, Mlle de Conti, princesse du sang, n'avait que dix ans et venait de faire sa première communion. Le roi l'exhortait à persévérer. « Mais, répondit-elle, il y a bien des gens à la cour qui se moquent de mes exercices de piété. » Le roi s'étonne. « Oui, dit-elle, on me raille, quand je vais à confesse. » C'est Mme de Maintenon qui rapporte ce fait dans ses lettres aux demoiselles de Saint-Cyr. Voilà où en était la cour douze ans avant la mort du roi. Et elle ajoute avec un sentiment de religieuse tristesse: «< Nos jours sont longs ici (à la cour), la jeunesse meurt d'ennui. »>

3. Caractères, chap. de l'homme. Pascal discutant les priviléges des nobles et des rois, leur avait dit en face: « Vous n'êtes que des rois de concupiscence. » Discours sur la condition des grands, p. 401 de l'édit. de M. Havet.

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