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le texte et plusieurs passages considérables pour en orner sa fameuse oraison du vicomte de Turenne.

<< Balzac (1594-1654), en ce temps-là, donnait du nombre et de l'harmonie à la prose. Il est vrai que ses lettres étaient des harangues ampoulées; il écrivait au premier cardinal de Retz: « Vous venez de prendre le sceptre des rois et la livrée des roses.» Avec tous ses défauts, il charmait l'oreille. L'éloquence a tant de pouvoir sur les hommes, qu'on admira Balzac, pour avoir trouvé cette petite partie de l'art ignorée et nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles, et même pour l'avoir employée souvent hors de sa place.

« Voiture (1598-1648) donna quelque idée des grâces légères de ce style épistolaire qui n'est pas le meilleur, puisqu'il ne consiste que dans la plaisanterie. C'est un badinage, que deux tomes de lettres dans lesquels il n'y en a pas une qui parte du cœur, qui peigne les mœurs, les temps et les caractères des hommes; c'est plutôt un abus qu'un usage de l'esprit. » Voltaire est ici trop sévère, il y a mieux que de l'esprit dans Voiture; il avait de la probité, du courage, le cœur haut placé, et sut forcer les grands, comme Voltaire lui-même, à compter avec lui. J'avoue que comme écrivain il a un assez mauvais renom, et il ne m'importe pas de le réhabiliter à ce titre ; mais trouver un honnête homme de plus dans notre histoire ne m'est pas indifférent, et Voiture était, je le crois, cet homme-là. Un juge lui fait gagner dans un procès plus qu'il ne devait lui revenir, il dédommage sa partie adverse. Un de ses amis est volé il lui écrit : « Ces honnêtes gens ont-ils eu la courtoisie de vous laisser un peu d'argent? Dans l'appréhension que j'ai qu'ils aient manqué à cette civilité, je vous envoie cent pistoles et vous en garde deux fois autant en cas de besoin. >>

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« Un des ouvrages qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation, reprend Voltaire, fut le petit recueil des Maximes de François, duc de la Rochefoucauld (1613-1680). Quoiqu'il n'y ait presque qu'une vérité dans ce livre, qui est que l'amour-propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous tant d'aspects variés, qu'elle est presque jours piquante. C'est moins un livre que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil; il accoutuma à penser, et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat.

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« Mais le premier livre de génie qu'on vit en prose fut le

recueil des Lettres provinciales, en 1657. Toutes les sortes d'éloquence y sont renfermées. Il n'y a pas un seul mot qui, depuis cent ans, se soit ressenti du changement qui altère souvent les langues vivantes. Il faut rapporter à cet ouvrage l'époque de la fixation du langage. L'évêque de Luçon, fils du célèbre Bussy, m'a dit qu'ayant demandé à M. de Meaux quel ouvrage il eût mieux aimé avoir fait, s'il n'avait pas fait les siens, Bossuet lui répondit : Les lettres provinciales.

« Un des premiers qui étala dans la chaire une raison toujours éloquente, fut le P. Bourdaloue (1632-1704), vers l'an 1668. Ce fut une lumière nouvelle. Il y a eu après lui d'autres orateurs de la chaire, comme le P. Massillon (1662-1742), évêque de Clermont, qui ont répandu dans leurs discours plus de grâces, des peintures plus fines et plus pénétrantes des mœurs du siècle; mais aucun ne l'a fait oublier. Dans son style plus nerveux que fleuri, sans aucune imagination dans l'expression, il paraît vouloir plutôt convaincre que toucher; et jamais il ne songe à plaire. » Je relèverai pour mon compte dans Bourdaloue la hardiesse de la censure, les allusions aux mœurs du temps : « Le sermon du P. Bourdaloue, dit Mme de Sévigné, était d'une force à faire trembler les courtisans.... Il frappe comme un sourd. »

« Il avait été précédé par Bossuet (1627-1704), depuis évêque de Meaux. Celui-ci, qui devint un si grand homme, avait prêché assez jeune devant le roi et la reine mère, en 1661, longtemps avant que le P. Bourdaloue fût connu. Ses discours, soutenus d'une action noble et touchante, les premiers qu'on eût encore entendus à la cour qui approchassent du sublime, eurent un si grand succès, que le roi fit écrire en son nom à son père pour le féliciter d'avoir un tel fils. Cependant, quand Bourdaloue parut, Bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur. Il s'était déjà donné aux oraisons funèbres, genre d'éloquence qui demande l'imagination, et une grandeur majestueuse qui tient un peu à la poésie. L'oraison funèbre de la reine mère, qu'il prononça en 1667, lui valut l'évêché de Condom; mais ce discours n'était pas encore digne de lui; et il ne fut pas imprimé, non plus que ses sermons. L'éloge funèbre de la reine d'Angleterre, veuve de Charles Ier, qu'il fit en 1669, parut presque en tout un chef-d'œuvre. L'éloge fu

1. Voltaire oublie le Discours de la méthode de Descartes, qui parut vingt ans avant les Provinciales de Pascal; mais il n'aimait pas les doctrines de Descartes, ce qui l'empêchait de rendre justice à son style.

nèbre de Madame, enlevée à la fleur de son âge, et morte entre ses bras, eut le plus grand et le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à la cour: il fut obligé de s'arrêter après ces paroles : O nuit désastreuse, nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt! Madame est morte! L'audi

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toire éclata en sanglots, et la voix de l'orateur fut interrompue par ses soupirs et par ses pleurs.

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« Les Français furent les seuls qui réussirent dans ce genre d'éloquence. Le même homme, quelque temps après, en inventa un nouveau, qui ne pouvait guère avoir de succès qu'entre ses mains. Il appliqua l'art oratoire à l'histoire même, qui semble l'exclure. Son Discours sur l'histoire uni

verselle, composé pour l'éducation du dauphin, n'a eu ni modèle ni imitateurs. On fut étonné de cette force majestueuse dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l'accroissement et la chute des grands empires, et de ces traits rapides d'une vérité énergique dont il peint et dont il juge toutes les nations '.

< Presque tous les ouvrages qui honorèrent ce siècle étaient dans un genre inconnu à l'antiquité. Le Télémaque est de ce nombre. Fénelon (1651-1715), le disciple, l'ami de Bossuet, et depuis devenu malgré lui son rival et son ennemi, composa ce livre singulier, qui tient à la fois du roman et du poëme,

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et qui substitue une prose cadencée à la versification. Il semble qu'il ait voulu traiter le roman comme M. de Meaux avait traité l'histoire, en lui donnant une dignité et des charmes inconnus, et surtout en tirant de ces fictions une morale utile au genre humain. Il avait composé ce livre pour servir de thèmes et d'instruction au duc de Bourgogne, dont il fut le précepteur. Plein de la lecture des anciens, et né avec une imagination vive et tendre, il s'était fait un style qui n'était qu'à lui, et qui coulait de source avec abondance. J'ai vu son

1. Aux œuvres historiques de Bossuet, il faut ajouter l'Histoire des variations des Églises protestantes. Son Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même est un beau livre de philosophie, et son Explication de la doctrine de l'Église une grande œuvre de théologien.

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manuscrit original: il n'y a pas dix ratures. On prétend qu'un domestique lui en déroba une copie, qu'il fit imprimer si cela est, l'archevêque de Cambrai dut à cette infidélité toute la réputation qu'il eut en Europe; mais il lui dut aussi d'être perdu pour jamais à la cour. On crut voir dans Télémaque une critique indirecte du gouvernement de Louis XIV. Sésostris, qui triomphait avec trop de faste, Idoménée, qui établissait le luxe dans Salente et qui oubliait le nécessaire, parurent des portraits du roi. Le marquis de Louvois semblait, aux

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yeux des mécontents, représenté sous le nom de Protésilas, vain, dur, hautain, ennemi des grands hommes qui servaient l'État et non le ministre.

On peut compter parmi les productions d'un genre unique les Caractères de la Bruyère (1644-1696). Il n'y avait pas chez les anciens plus d'exemples d'un tel ouvrage que du Télémaque. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n'en blesse pas les règles, frappèrent le public, et les allusions qu'on y trouvait en foule achevèrent le succès. Quand la Bruyère montra son ouvrage manuscrit à M. Malezieu, ce

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