Page images
PDF
EPUB

lorsque Brézé vint lui annoncer le refus du tiers état de quitter la salle Eh bien! dit-il comme importuné, s'ils ne veulent pas la quitter, qu'on les y laisse. » Le roi cédait; Necker, un instant éloigné, était rappelé par effroi. Il conseilla au roi d'inviter lui-même les deux premiers ordres à se joindre au troisième. Ils obéirent le 27 juin et furent reçus avec une noble courtoisie, comme si leur venue était le gage durable d'une union fraternelle. « Il nous manquait des frères, dit Bailly, la famille est complète; » et l'Assemblée s'organisant, en trente bureaux, pour donner au grand travail de la constitution l'activité nécessaire, les députés du tiers choisirent tous les présidents parmi les ecclésiastiques et les nobles.

[ocr errors]

Prise de la Bastille (14 juillet). Mais la cour rêvait à des projets violents. Des troupes étaient appelées de toutes parts et concentrées autour de Paris et de Versailles pour protéger l'Assemblée, disait-on, et maintenir l'ordre. Elles montaient à plus de 30 000 hommes; le commandement en fut donné au vieux maréchal de Broglie, qui les mit sur le pied de guerre. On put se croire en pays ennemi. Dans le nombre se trouvaient des régiments étrangers, les Suisses, le Royal-Allemand, fort en faveur, parce que leur fidélité n'était pas douteuse. Les régiments français avaient, en effet, subi l'influence des idées qui circulaient alors, d'autant plus que l'armée, elle aussi, fléchissait sous le poids de nombreux abus. Il ne faut pas oublier que les régiments s'achetaient comme toute autre propriété; que les grades supérieurs étaient réservés aux nobles à quatre quartiers; que dans le budget, les officiers figuraient pour 46 millions, les soldats seulement pour 44, sans compter les retenues de solde; que Marceau, était simple soldat; que Hoche, sergent aux gardes, était réduit à broder des gilets d'officiers, qu'il vendait dans les cafés pour s'acheter des livres.

La présence des régiments étrangers était une menace trop claire. Paris s'inquiéta de cet appareil militaire. Tout ce qui se passait à Versailles y retentissait sur-le-champ. Le foyer de l'agitation était le jardin du Palais-Royal. Une table servait de tribune. On y commentait tous les actes de l'Assemblée et de la cour. Les soldats des gardes françaises, habitués par un long séjour dans cette ville à partager les sentiments du peuple, s'associèrent aux manifestations de la joie publique, après les succès de l'Assemblée. Leur colonel fit

emprisonner onze d'entre eux; le peuple se porta à l'Abbaye et les délivra. L'Assemblée nationale, instruite de cette violation de la discipline et de la loi, s'interposa, pour sauver l'une et l'autre ; elle obtint du roi la grâce des gardes françaises délivrés, à condition qu'ils rentreraient un instant dans leur prison, et elle demanda le renvoi des troupes, dont la présence irritait les esprits : « Ont-ils observé, s'était écrié Mirabeau, en parlant des conseillers imprudents du roi, par quel funeste enchaînement de circonstances les esprits les

[graphic][subsumed][merged small][merged small]

plus sages sont jetés hors des limites de la modération, et par quelle impulsion terrible un peuple enivré se précipite vers des excès dont la première idée l'eût fait frémir? »

Louis XVI entrait dans cette voie funeste; au lieu de l'éloignement des troupes, on apprend tout à coup le renvoi et l'exil de Necker (11 juillet). Le lendemain, Paris s'enflamme comme un volcan; le Palais-Royal retentit d'ardentes colères; un jeune homme, bouillant d'éloquence et d'indignation, Camille Desmoulins s'élance sur une table, un pistolet à la main : « Citoyens, s'écrie-t-il, le renvoi de Necker est le

tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes! Ce soir même tous les bataillons suisses et allemands sortiront du champ de Mars pour nous égorger! Il ne nous reste qu'une res source, c'est de courir aux armes. » I es feuilles des marronniers du jardin sont prises pour cocarde; la foule se précipite chez le sculpteur Curtius, enlève les bustes de Necker et du duc d'Orléans, les promène en triomphe, et rencontre sur la place Vendôme un poste militaire qui arrête le cortége et tue un garde française. Dans le même temps, le prince de Lambesc, colonel du Royal-Allemand, fait une charge jusque dans le jardin des Tuileries, pour disperser le peuple qui attaque ses soldats à coups de pierres. Un vieillard est foulé aux pieds des chevaux. Aus-itôt le bruit se répand dans la ville qu'on égorge les citoyens. Le régiment des gardes françaises sort en armes de la caserne où il était consigné, tire sur un détachement du Royal-Allemand, et prend position sur la place Louis XV. Le baron de Bezenval, qui avait des forces supérieures aux Champs-Élysées, pouvait les accabler; il était sans ordres : il n'osa agir et se replia sur la route de Versailles.

Pendant ces mouvements tumultueux, l'Assemblée faisait, pour le rappel de Necker, des efforts que Louis XVI repoussa. Le comte de Virieu demanda qu'en ce moment de grave péril les députés renouvelassent leur serment du 20 juin; et quelques nobles hésitant: l'adhésion est unanime,» s'écria Mathieu de Montmorency, « La constitution sera, dit le comte de Clermont-Tonnerre, ou nous ne serons plus. » Et, en même temps, ils envoyaient une adresse au roi pour demander l'éloignement des troupes. Cette fermeté calme honorait l'Assemblée. A Paris on allait plus vite et plus loin. Il y avait alors comme une municipalité nouvelle, formée par des électeurs, qui remplaçait l'ancienne dans la confiance populaire. Ces électeurs étaient des citoyens, quelques-uns fort considérables, qui, l'élection pour la députation de Paris terminée, avaient continué de se réunir et avaient même obtenu une salle commune à l'hôtel de ville. Là, sans mandat, sans titre, mais avec une autorité à laquelle la ville entière obéissait, ils se constituèrent, le 13 juillet, en pouvoir régulier. Le peuple demandait à grands cris des armes, afin de pouvoir se défendre contre l'attaque probable des troupes. Les électeurs décrétèrent qu'il serait formé une garde bourgeoise, d'abord de 200 et bientôt de 400 hommes par chacun des

60 districts. Mais il fallait des armes. Toute la journée du 13 se passa à en demander au prévôt des marchands, Flesselles, qui, pour gagner du temps, deux fois en promit et deux fois trompa le peuple, amassant ainsi sur sa tête d'inexorables colères. On fabriqua 50 000 piques en 36 heures, on enleva de l'hôtel des Invalides 30 000 fusils, des sabres, des canons. Dès le 12, des troupes qui occupaient les Champs-Élysées, menacées d'une attaque, s'étaient repliées, et les Parisiens étaient maîtres de leur ville où s'élevait la sombre forteresse tant de fois maudite: A la Bastille! devint le cri général. On y court de tous les quartiers. D'anciens militaires, Élie, Hullin, dirigent le peuple, mais un petit nombre ont des armes et peuvent prendre part à l'action. Le gouverneur, de Launay, n'avait pour garnison que 200 Suisses ou invalides; cependant le château était si fort, surtout contre un assaut de ce genre, qu'il fallut aux assaillants une lutte meurtrière de plusieurs heures pour s'en emparer. Enfin, ils pénétrèrent, après avoir perdu près du tiers d'entre eux, 171 hommes tués ou blessés'. Ce ne sont pas ceux qui se battent bravement et en face, qui tuent après la victoire. Mais derrière les vainqueurs de la Bastille, il y avait des bandits qu'on avait déjà vus, les jours précédents, piller dans la ville et qui ce jour-là égorgèrent. Elie, Hullin, s'épuisèrent en vains efforts pour sauver les prisonniers. De Launay fut massacré. Le prévôt des marchands

1. La haine contre les prisons d'État était si vive qu'après la publication du livre de Mirabeau contre les lettres de cachet, où il faisait une peinture affreuse des prisons de Vincennes, le ministre Breteuil, un des protégés de la reine, afin de gagner un peu de popularite, avait, en 1785, transformé le donjon de Vincennes en un grenier d'abondance. Mais il admit auparavant les curieux à le visiter, visite dangereuse, car le peuple, effrayé de ce qu'i avait vu, tint moins de compte d'une prison fermée que de celles qu'on laissait debout. Il s'en souvint en 1789. Le dernier article du cahier des députés du tiers, à Paris, portait : « Sur le sol de la Bastille détruite et rasée, on établira une place publique au milieu de laquelle s'élèvera une colonne avec cette inscription: A Louis XVI, Restaurateur de la liberté publique. » La Bastille était menacée, condamnée, longtemps avant d'être attaquée. Sa chute retentit au loin. « Quoique la Bastille ne fût assurément menaçante pour personne à Saint-Petersbourg, dit dans ses Mémoires M. de Ségur, alors notre ambassadeur dans cette ville, je ne saurais exprimer l'enthousiasme qu'excitèrent parmi les négociants, les marchands, les bourgeois et quelques jeunes gens d'une classe plus élevée, la chute de cette prison d'État et le premier triomphe d'une liberté orageuse. Français, Russes, Anglais, Danois, Allemands, Hollandais, tous, dans les rues, se félicitaient, s'embrassaient comme si on les eût délivrés d'une chaîne trop lourde qui pesait sur eux. » Pour que le peuple continuât de fouler aux pieds l'antique forteresse, on voulut que ses pierres servissent à construire le pont de la Concorde. Sur son emplacement s'élève la colonne de Juillet, qui porte à son sommet le génie de la liberté, tenant d'une main les fers brisés, de l'autre le flambeau de la civilisation.

II - 30

Flesselles, le major de Salbray, et plusieurs soldats eurent le même sort. Leurs têtes, mises sur des piques, furent promenées dans la ville; la populace commençait à goûter au sang.

[ocr errors]
[ocr errors]

La garde nationale, la cocarde tricolore. Quand le duc de Liancourt apprit au roi la prise de la Bastille, « mais c'est donc une révolte? dit-il. Non, sire, c'est une révolution. » La veille on avait fait reculer ses soldats; aujourd'hui on jetait bas sa forteresse. Les temps étaient accomplis. Le petit-fils de Louis XIV se rendit à l'Assemblée où déjà aussi éclataient des colères. Mirabeau s'adressant aux députés qu'on envoyait en ce moment même au roi, s'était écrié : « Diteslui bien, dites-lui que les hordes étrangères dont nous sommes investis, ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents; dites-lui que toute la nuit, ces satel lites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée na. tionale; dites-lui que dans son palais même des courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy! » que - Quand on annonça l'arrivée du roi : « Le silence du peuple est la leçon des rois, » dit l'évêque de Chartres, et il demanda que le prince fût reçu de l'Assemblée avec un front sévère. Pourtant, lorsque Louis XVI parut sans gardes et déclara qu'il ne faisait qu'un avec la nation, qu'il se fait à l'Assemblée nationale, qu'il consentait au renvoi des troupes allemandes, et qu'il rappelait Necker au ministère, on l'applaudit avec transport, et une foule immense le suivit sur la route de Paris. Il y entra au milieu d'une multitude innombrable armée de fusils, de piques, de haches, de faux, et traînant quelques pièces d'artillerie; mais pour déguiser la menace tout en montrant sa force, le peuple avait caché sous des fleurs la bouche et la lumière de ses canons. Bailly, qui venait d'être nommé maire de Paris, reçut le roi aux portes et lui remit les clefs de la ville. « Ce sont les mêmes, dit-il, qui furent présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple, sire, c'est le peuple qui a reconquis son roi. » Louis aurait pu ce jour-là encore regagner les cœurs; mais il n'était point l'homme qu'il eût fallu pour de telles scènes. La révolution continua en sa présence. La Fayette, nommé général de la milice bourgeoise,

« PreviousContinue »