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CHAPITRE DEUXIÈME

Déroulède selon l'Apocalypse de Drumont.

Trois visions.

Leur concordance justifiée par l'éloge du chantage. prophète varie, bien fol est qui s'y fie.

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Les dix volumes qui précèdent ces pages décrivent les fureurs d'un cyclone. Au sein de la tempête, se succèdent, émouvantes, inopinées, les phases successives de la lutte engagée autour de Dreyfus. Les jours qui terminent la présidence de Félix Faure voient l'âme française, ballottée par la force mystérieuse, qui incite l'homme à la haine et l'incline vers le mensonge. Félix Faure disparaît. L'âme française se rapproche de la vérité : elle la touche. Le 3 juin 1899, le mensonge semble vaincu par l'arrêt solennel de la Cour de cassation. Une nouvelle période s'ouvre. La vérité semble y perdre les avantages conquis par elle : le mensonge paraît victorieux le 9 septembre 1899, en vertu du jugement du Conseil de guerre de Rennes. Comment se produisent les phénomènes qui, le 3 juin et le 9 septembre, marquent de signes contradictoires la pénible ascension de la conscience universelle vers la vérité? C'est là un sujet digne de l'attention du psychologue. Il y constate la faiblesse des

jugements humains: leur fragilité n'a d'égale que la violence des passions qui les dictent.

Au premier rang des personnages qui déchaînent ces passions et en sont naturellement le jouet, émerge alors Déroulède. Ce n'est pas un homme nouveau. En 1893, il a été le héros de la mystification la plus retentissante qui ait occupé le Parlement, l'affaire du nègre Norton. Avant cet imbroglio, Déroulède a déjà fait parler de lui. Le prophète de l'antisémitisme a buriné son nom dans la France Juive:

1. « Figurez-vous un Déroulède vraiment patriote, au lieu de s'être en régimenté dans le parti de Gambetta par amour pour la réclame banale... (1). »

2. « Au moment ou Déroulède et la Ligue des Patriotes provoquaient niaisement l'Allemagne... (2). »

3. « Pour faire réussir le coup, il faut trouver un imbécile de bonne foi: Déroulède est là. Il est absolument incapable, j'en suis convaincu, d'avoir reçu quoi que ce soit pour jouer le rôle de l'agent provocateur. C'est simplement un type bien actuel, l'homme affolé de réclames, ayant le besoin d'être toujours en scène. s'est fait une sorte de profession de son bruyant patriotisme: c'est dans ce rôle que le Paris des premières est habitué à le voir et il ne peut plus dépouiller ce personnage. Il est patriote à la ville, à la campagne, le matin, le soir, aux ariétés, aux Bouffes, à la Petite Mariée et à la Mascotte. Au Salon, à côté de vieux soldats qui ont vingt campagnes, dix blessures, il se fait peindre par Neuville, la capote enroulée autour du corps, portant dans des étuis de cuir toutes sortes d'instruments, des cartouches, des lorgnettes, un revolver (3). »

(1) Tome I, p. 153. (2) Tome I, p. 465. (3) Tome I, p. 483.

4. «< Supposez que Déroulède, au lieu d'être un poseur et un fanfaron de patriotisme eût eu vraiment au cœur les sentiments d'un patriote, l'amour profond et sincère de son pays. (1). »

Ces versets sont de 1886. Treize années séparent l'apparition de la France Juive de l'agonie de Félix Faure. Au cours de ce grande mortalis ævi spatium, le prophète modifie la dureté de ses appréciations. Quatre ans après avoir bafoué Déroulède, le prophète lui fait amende honorable, dans La Dernière Bataille:

« Déroulède est, lui aussi, un désintéressé, un dévoué à la Patrie. A une époque où tout le monde se trompe, comme dans les combats de nuit, j'ai été injuste pour lui jadis, et je le regrette (2). »

La nuit des combats d'avant 1886 a empêché l'œil du prophète de discerner le mérite de Déroulè de. L'aurore s'est levée après 1886: les fausses apparences «affolement, niaiserie, imbécillité, amour de la réclame, faux patriotisme », dont le brouillard entourait Déroulède se sont dissipées : le prophète a vu ; il rend témoignage de ce qu'il a vu. Le banal de la palinodie est relevé par ce trait charmant, du Testatament d'un Antisémite, paru un an plus tard.

<< Sans doute Déroulède niera le fait. Ce n'est pas un être de noble simplicité comme de Mun, qui trouve tout naturel qu'on n'approuve pas tout ce qu'il fait. L'ancien président de la Ligue des Patriotes a le nez de Polichinelle et Polichinelle dans la Comédie italienne est un type de martial, dans lequel entre un peu de fourberie ou du moins de rouerie (3). »

Le nez de Polichinelle! Pourquoi ce nez à l'idole

(1) Tome I, p. 487.

(2) Page 138. (3) Page 92.

recollée en 1890? Faut-il l'attribuer à de nouvelles ténèbres et à de nouveaux combats de nuit?

Est-il, au contraire, l'effet d'une vision du prophète, que le grand jour a faite plus aiguë et plus précise. Le mystère n'est pas expliqué. Pourtant certaine page du Testament d'un Antisémite aide à le percer :

« Un directeur de journal, appartenant à une famille honorable entre toutes, brillant causeur et fort aimé dans les salons, a fait souvent entre intimes sa profession de foi à ce sujet :

« Il y a deux systèmes, disait-il, la Réclame et le Chantage. Je trouve, pour ma part, abominable et surtout honteux d'abuser le public à l'aide de réclames mensongères, de tromper et de ruiner de pauvres pères de famille, qui ont eu confiance en moi, qui ont cru à ce que j'écrivais. Quant au Chantage, il ne m'inspire pas les mêmes répugnances je regarde comme parfaitement naturel de forcer des forbans à me donner une part de leurs prises. >>

«Notre confrère agit comme il parle. Ce fut lui qui fit une opération restée légendaire. Il contraignit le Panama à lui verser 160,000 francs d'un seul coup. Les lâches, les bas intrigants, les lèche-fesses font de la réclame; les impudents, les hardis, les gens de tempérament font du chantage. En réalité, j'incline à admettre que le dernier procédé vaut mieux. Notre journaliste aux 160,000 francs n'a pas trompé les petits... Il a dit à M. de Lesseps et à sa bande :

« Vous êtes des aigrefins et des chevaliers d'industrie (ce qui était absolument exact). Vous avez volé quatorze cent millions au public; faites moi ma part ou je tombe sur vous (1). »

L'apologie du chantage est dans la manière savante

(1) Page 71.

des directeurs de conscience, dont Pascal a immortalisé le génie dans Les, Provinciales. Le journaliste, selon le cœur du prophète, y est marqué d'un triple sceau « d'une famille honorable entre toutes, >> tiens! c'est comme le Père Du Lac! «fort aimé dans les salons» nouvelle ressemblance avec le directeur de conscience de Boisdeffre! « causeur brillant » encore une coïncidence avec le thaumaturge de la dame voilée! Ce Machiavel est pourvu de vertus théologales qui font mauvais ménage avec les vétérans du Syndicat, dont l'ineffable Rouy porte fièrement l'enseigne parisienne et défend la caisse. Ce journaliste idéal détourne le Pactole par un canal dont l'ingéniosité ne doit rien au Suez et au Panama.

La profession de foi de ce grand homme contient la clef des trois Déroulède elle donne la concordance du « un » de la France Juive, avec le « deux » de La Dernière Bataille, avec le « trois » du Testament d'un Antisémite. Elle explique tous les Déroulède présents et futurs, y en eût-il mille. Elle indique par quels ressorts « prophète varie », quand il sacrifie aux demi-dieux de l'Olympe contemporain.

Ce Credo donne la clef des oracles prophétiques les plus obscurs. Celui du 6 novembre 1894: « N'est-ce pas que ce Mercier est bien vil? » apparaît, par ce Credo, le prolégomène naturel des canonisation et déification du « bien vil », en l'an de grâce 1899. Le << mea culpa » du prophète a ses lois : elles se fondent sur le calcul d'un chantage raffiné : le commun du syndicat n'y saurait prétendre. N'a pas qui veut le chantage << artiste. » 11 y faut le don.

Aux précédentes palinodies du prophète sur Déroulède et sur Mercier, il est facile d'en ajouter d'aussi piquantes sur bon nombre de contemporains. Voici sur feu le général Boulanger.

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