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des crânes vénérables, pour lesquels le peigne est devenu un instrument de luxe et auxquels l'éponge suffit désormais.

Quelle destinée différente eurent les hommes de cette génération! Les uns sont morts, prématurément usés par la lutte, sans avoir eu même la joie d'entendre les premiers craquements de cet édifice impérial qui paraissait indestructible. Les autres, maladroitement engagés dans la Commune, sont tombés sans pouvoir atteindre l'heure du triomphe.

2. Douloureux regard du malheureux que la vessie torture.

Les veinards sont maintenant chez eux, dans ce palais magnifique, et je vous assure que, lorsqu'on se place à un point de vue purement philosophique, c'est vraiment un spectacle curieux que celui de tous ces bouzingots, de tous ces noctambules, de tous ces vadrouillards de jadis installés au milieu de ces splendeurs un peu solennelles et un peu lourdes, entre ces murailles ornées de peintures de Rubens, couvertes d'admirables boiseries qui sont des chefs-d'œuvre de l'art d'autrefois, dans ce décor fastueux qui fut celui des Pairs et du Sénat de Napoléon III. Nous ne sommes pas aussi bien que cela chez nous et on trouve à la buvette un malaga comme nous n'en avons pas à la Chambre.

La Nature inexorable se charge de mettre ordre à tout ce que ces bonheurs, qu'aucun talent, aucun service rendu au pays ne justifient, ont vraiment d'inique et d'agaçant.

C'est une vision triste que celle de tous ces représentants d'une génération qui s'en va. Les uns lancent les jambes à droite et à gauche avec le mouvement convulsif et saccadé des ataxiques. D'autres se traînent péniblement et à tout petits pas sur de pauvres jambes qui flageolent. On en voit dans les groupes qui babouinent et ânonnent. Au lieu secret, hermétiquement clos pour que chacun puisse cacher sa souffrance, on aper

çoit le douloureux regard du malheureux que la vessie torture.

De ces misères de l'humanité il serait odieux et malséant de rire, alors surtout qu'on a franchi ces premières étapes de la vie où l'homme, avec la joyeuse insouciance et l'imperturbable confiance de la vingtième année, se refuse même à envisager la possibilité de vieillir.

Et dire que nous serons comme cela, disais-je à Firmin Faure, avant qu'on ne m'eût fait descendre de ma marche.

Jamais! jamais! me répondit-il avec un mouvement d'horreur.

Hélas! un peu plus tôt, un peu plus tard, ce jamais finit toujours par arriver.

Ce qui est instructif et curieux, c'est d'étudier la répercussion que cette décadence physique a sur la cérébralité de ces hommes. Il en est de leurs principes comme de leur personne. Tous ne bavent pas encore mais ils crachent sur eux sans s'en rendre compte; ils ne renient pas les principes qui ont été l'honneur de leur vie commençante, mais ils les laissent aller sous eux sans s'en apercevoir. Ils n'ont plus qu'une demi-conscience de leurs actes et, sans avoir tout à fait perdu la mémoire, ils sont frappés d'une sorte d'amnésie partielle.

Il y eut un moment où Waldeck-Rousseau parla avec son aplomb ordinaire de la haine que lui inspirait l'arbitraire et du respect profond qu'il éprouvait pour la magistrature.

M. de Maillé lui cria alors:

« Cela a dû bien vous gêner lorsque vous avez soutenu la loi sur l'épuration de la magistrature et chassé tous les magistrats qui ne voulaient pas être vos complaisants. >>

Waldeck resta une minute interloqué. Il avait proba. blement oublié cette page de son existence. Il avait même oublié qu'il avait, il y a quelques mois à peine,

proposé lui-même une loi de circonstance pour essayer de sauver le sympathique Picquart.

3.

En buvant le malaga sénatorial.

Dans cette visite au Sénat qui m'a, d'ailleurs, beaucoup intéressé, j'ai entendu, en buvant le malaga sénatorial, les propos suivants, que je reproduis textuelle

ment:

Premier sénateur :

<< La République était mille fois plus belle quand nous ne l'avions pas... Voyez-vous, moi, je l'aime tellement ma République, que je l'aimerais mieux morte que déshonorée. »

Second sénateur, paraissant être dans un état de décomposition moins avancée que son interlocuteur :

« J'avoue que j'aimerais mieux que ce ne fût ni l'un ni l'autre, que la République ne mourût pas et qu'elle ne fût pas déshonorée. »>

Voilà ce que disaient ces hommes au sujet d'une loi ayant pour but de faire juger par un plus grand nombre de magistrats, c'est-à-dire avec plus de lumière et de garanties, une affaire qui a fini par bouleverser le pays tout entier.

Et les hommes qui disaient ces choses entre eux, et sans désirer ni craindre qu'on les entendît, étaient les mêmes qui n'avaient pas hésité à condamner à une peine terrible un général qui avait vaillamment combattu pour la France et à le condamner sur quelle preuve? Sur le témoignage d'un Buret, d'un escroc avéré, qu'on avait fait sortir exprès de Mazas pour rendre un faux témoignage.

Il y a de la canaillerie là dedans, je vous l'accorde, mais il y a de la débilité mentale, de la déliquescence cérébrale. Le demi-idiot qui parlait ainsi à son ami n'était certainement plus en état de rapprocher deux idées, de les comparer entre elles, et il avait même perdu à peu près la mémoire de ce qu'il avait fait.

J'eus envie de m'approcher de lui et de lui faire ob

server à quel degré de décrépitude intellectuelle et d'inconsciente immoralité il en était arrivé, mais je me dis:

« J'ai déjà une histoire avec Dusolier; cela m'en ferait deux pour une fois que je viens là-dedans par hasard. Zut! Finissons notre cigare devant une allégorie quelconque représentant la gloire de la Patrie et allons respirer un air plus pur... >>

LIVRE TROISIÈME

RÈGLEMENT DE JUGES DU LIEUTENANTCOLONEL PICQUART

CHAPITRE PREMIER

Edifiants propos de saint Drumont, prophète et martyr, sur le débat sénatorial. Audience de la Cour de cassation du

2 mars 1899 sur « le règlement de juges » de Picquart. port du conseiller Atthalin.

Rap

Ces versets du prophète sont le miroir de son âme. La délibération sénatoriale s'y reflète avec des difformités grimaçantes, qui sont à la mesure de la conscience qui les produit. « Au lieu secret, hermétiquement clos pour que chacun puisse cacher sa souffrance, on aperçoit le douloureux regard du malheureux que la vessie torture. » Cette malséante caricature apprend que la conscience du prophète se complaît aux scènes

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