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LIVRE QUATRIÈME

LA RÉCUSATION DES TROIS CONSEILLERS

CHAPITRE PREMIER

Audience de la Cour de cassation du 24 mars 1899. Requête de madame Dreyfus à fin de récusation de trois des conseillers. - Duel homérique entre le Prophète et « Pressensé le polisson. Séance du Sénat du 27 mars 1899. - Question de Trarieux au Garde des Sceaux sur les poursuites intentées aux ligueurs des droits de l'homme. » Drumont confie à ses ouailles l'ineffable mystère de son initiation prophétique.

Le 23 mai 1899, le cloaque embaume, le mauvais lieu se change en sanctuaire, le palefrenier d'Augias se métamorphose en Bayard. Coup de baguette féérique! Mystère et « combats de nuits » ! Le plus inattendu, c'est que la prophétie divine devient « crime monstrueux ». A la vérité, le magicien impute le « crime monstrueux » à tout autre qu'à lui-même. Relisons donc son oracle du 5 novembre 1894.

<< Regardez ce ministère de la guerre, qui devrait être le sanctuaire du patriotisme et qui est une caverne, un lieu de perpétuels scandales, un cloaque qu'on ne saurait comparer aux écuries d'Augias, car aucun Hercule n'a encore essayé de les nettoyer. Une telle maison devrait embaumer l'Honneur et la Vertu : il y a toujours, au contraire, quelque chose qui pue làdedans (1) ».

Tu oublies tes nausées de 1894, ô prophète ! tu reviens à ton vomissement'; tu t'en lèches les babines. Ce que çà martyrise l'humble parasite de ta barbe !

Le 24 mars, la Cour de cassation tient audience sur la requête de madame Dreyfus, à fin de récusation de trois conseillers de cette Cour. En voici le compte rendu d'après le Matin :

1. Rapport du Président Ballot-Beaupré.

Le président-rapporteur Ballot-Beaupré a, dès l'ouverture de l'audience, donné lecture de son rapport. D'abord, il lit le texte de la requête, puis le texte de la réponse des conseillers mis en cause. Voici le principal passage de cette réponse :

Les membres de cette commission n'ont pas connu de l'affaire Dreyfus, comme juges ou comme arbitres, par la raison qu'ils n'ont rien jugé du tout, ils ont simplement émis un avis sur le point de savoir si en l'état il y avait lieu de saisir la chambre criminelle d'une demande en revision, avis qu'on était maître de suivre, qu'en réalité on n'a pas suivi, ce qui prouve bien qu'il ne tranchait rien.

En l'état : est-ce que l'état de l'affaire est le même après cette énorme enquête à laquelle on s'est livré et qui a fourni des documents en tel nombre et d'une telle importance, que la première instruction disparaît en quelque sorte pour faire apparaître une instruction, une affaire nouvelle ?

(1) Histoire populaire, page 53; Histoire documentaire tome I, page 87, et tome V, page 246.

L'article 378, paragraphe 8, ne peut donc recevoir application.

Un amendement a été présenté au Sénat pour exclure les trois membres de la commission de revision; cet amendement a été rejeté à la même majorité que celle qui a voté la loi.

Que peut-il donc rester pouvant autoriser une récusation? Un conseil donné par un seul membre d'une commission d'une seule des deux chambres qui n'était même pas le rapporteur?

Ils en feront tel état que leur conscience de vieux magistrats leur dira de faire. S'ils ne se sentaient pas la liberté d'esprit nécessaire pour faire des juges impartiaux, qui donc leur prêterait l'injurieuse pensée de vouloir juger quand même ?

S'ils n'envisageaient que leur repos, qui donc ne les verrait pas s'empressant de se réfugier dans la récusation? Plus leur devoir est pénible, plus il doit être entièrement rempli.

Puis M. Ballot-Beaupré lit son rapport : « C'est une question de droit pur que la cour doit résoudre, dit le rapporteur, et nullement particulière au procès Dreyfus. »

S'occupant de la commission du Sénat pour l'amendement visant les conseillers, M. Ballot-Beaupré s'exprime ainsi :

A la vérité, M. Guérin, président de la commission, a exprimé l'opinion que ces magistrats devaient s'abstenir de siéger, et le président du conseil s'est associé à la « réponse » de la commission. Ce sont là des opinions considérables sans doute. Elles n'ont pas la valeur d'un texte de loi.

2.

Réquisitoire du procureur général,

C'est au tour du procureur général Manau de prendre la parole:

Pour moi, je suis profondément convaincu que la lor de 1895 dans son article 444 exclut d'une manière générale de la juridiction de jugement les conseillers membres de la commission consultative.

Aux termes de cet article, les membres de la commission

consultative ne peuvent être pris à la chambre criminelle. Et pourquoi ?

C'est parce qu'on n'a pas voulu qu'ils puissent juger deux fois; c'est parce qu'ils ne peuvent pas être, passez-moi l'expression, les juges d'appel de leur propre juridiction. Voilà le principe qui domine tout. Et aujourd'hui ce principe doit être appliqué à la juridiction des chambres réunies.

Les conseillers de la commission consultative sont exclus de cette juridiction par leur vice originel. Telle est la portée véritable de l'article 444.

Le procureur général lit ensuite l'avis de la commission de revision que voici :

Vu la requête de la dame Dreyfus en date du 3 septembre 1898;

Vu l'enquête à laquelle il a été procédé par le commandant du Paty de Clam, officier de police judiciaire, contre Dreyfus ;

Vu l'information à laquelle il a eté procédé contre le même, par le commandant d'Ormescheville;

Vu le procès-verbal des débats et le jugement du premier conseil de guerre siégeant à Paris, en date du 22 décembre 1894;

Vu la procédure suivie contre le commandant Esterhazy, en novembre-décembre 1897 et janvier 1898;

Vu les deux pièces saisies par M. le juge d'instruction Bertulus et placées sous les cotes 4 et 5 du scellé no 1 de la procédure d'information suivie contre Walsin-Esterhay et la fille Pays;

Vu l'interrogatoire du lieutenant-colonel Henry, auquel il a été procédé, le 30 avril 1898, par M. Cavaignac, ministre de la guerre;

Vu les articles 443 et 444 du code d'instruction criminelle; Attendu que l'article 443 susvisé exige, pour que la revision puisse avoir lieu, qu'après la condamnation un fait vienne à se produire ou à se révéler ou que des pièces inconnues lors des débats soient représentées de nature à établir l'innocence du condamné;

Attendu que des documents produits à la commission il ne résulte aucun fait nouveau et qu'il n'est représenté aucune pièce qui soit de nature à établir l'innocence du condamné Dreyfus ;

Que ce fait ne peut se voir dans la fabrication d'une pièce fausse par le colonel Henry: d'abord parce que cette pièce, postérieure de deux ans à la décision du conseil de guerre, ne peut avoir influé sur cette décision;

Ensuite parce que le commandant Henry est resté étranger à la détermination de poursuivre Dreyfus, et qu'il résulte de la procédure que son rôle y a été insignifiant ;

Qu'il ne peut se trouver non plus, ni dans les divergences d'appréciation d'écriture, soit qu'elles émanent d'experts, soit qu'elles émanent de personnalités quelconques, ces divergences, en matière conjecturale, ne pouvant être sérieusement invoquées comme constituant le fait nouveau, de nature à établir l'innocence du condamné; ni dans les pièces saisies, alors qu'aucune de ces pièces ne peut démontrer que la condamnation qui a frappé Dreyfus a été le résultat d'une erreur.

Par ces motifs. La commission n'est pas d'avis qu'il y ait lieu à revision.

Voici le conseil, s'écrie le procureur général, on croirait lire un arrêt!

- Est-il possible de méconnaître qu'ils ont ainsi «< connu du différend », de contester qu'ils ont donné conseil? Or, ce que veut la loi, ce qu'elle proclame en l'article 378, c'est que la conscience du juge ne doit pas être tentée par l'appréciation antérieure qu'il a pu faire du litige.

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L'affaire est alors mise en délibéré et, à quatre heures, la cour de cassation rend son arrêt, qui rejette la demande en récusation de madame Dreyfus et la condamne à l'amende réglementaire de cent francs et aux dépens.

Attendu, dit le texte de l'arrêt, qu'en matière de revision, l'article 444 du code d'instruction criminelle n'apporte aucune dérogation à ce principe;

Qu'il se borne à dire que dans le quatrième des cas prévus par l'article 443, « le droit de demander la revision appartiendra au ministre de la justice seul, qui statuera après avoir pris l'avis d'une commission composée des directeurs

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