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DE

DROIT INTERNATIONAL

ET DE

LÉGISLATION COMPARÉE.

LE CONGRÈS DE BERLIN

ET SA PORTÉE

AU POINT DE VUE DU DROIT INTERNATIONAL,

PAR

M. BLUNTSCHLI (1).

Premier Article.

I. LES GRANDS CONGRÈS EUROPÉENS DU XIXe SIÈCLE.

Entre le congrès de Berlin de 1878 et les deux autres grands congrès européens du XIXe siècle, celui de Vienne de 1814 et 1815 et celui de Paris de 1856, on remarque une différence fondamentale qui est tout à l'avantage du premier. Le congrès de Berlin s'est réuni moins pour clôturer des hostilités que pour prévenir, par une entente commune, la guerre générale qui menaçait d'éclater. Sans doute, la guerre entre la Russie et ses alliés, d'un côté, et la Turquie de l'autre, avait précédé le congrès de Berlin, et l'on peut dire en ce sens que ce fut un congrès de paix. Mais quand il s'ouvrit, les deux principales puissances belligérantes avaient déjà conclu la paix, et les autres parties en cause, le Monténégro, la Serbie et la Roumanie, ne possédaient ni la force ni la volonté de continuer la lutte à elles seules. Aussi, avant même la réunion du congrès, la guerre russo-turque était-elle déjà à son terme. Les puissances se sont réunies

(1) Traduction de M. ERNEST NYS.

REV. DE DR. INT.

11e année.

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pour examiner et modifier comme l'exigeait l'utilité générale de l'Europe, les préliminaires de paix signés à San-Stefano, pour régler la situation de l'Orient de la façon dont les gouvernements qui n'avaient pas pris part aux hostilités devaient le juger juste ou convenable, et pour mettre l'Europe à l'abri de complications nouvelles par la conciliation des exigences diverses et par la satisfaction des vœux et des sentiments qui se trouvaient en présence. Il s'était fait que l'antagonisme de la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg et du cabinet de Londres, ainsi que l'opposition entre les intérêts russes et les intérêts austrohongrois, avaient acquis plus d'importance que la guerre entre la Russie et la Turquie.

A la chute de la domination napoléonienne et à la suite de l'échec final de la Révolution, le congrès de Vienne avait entrepris d'organiser à nouveau et de consolider l'Europe. Essayant de reconstituer, autant que possible, l'état de choses antérieur à 1789 et de rétablir sur leurs trônes les vieilles dynasties, il s'imagina avoir assuré à jamais le monde contre de nouvelles révolutions et procuré au principe de la légitimité une valeur durable. L'événement s'est chargé de démontrer à tous combien il s'était trompé dans cette double direction.

En 1815 déjà, il ne fut pas possible de revenir sur toutes les modifications introduites durant la période révolutionnaire, ni loisible d'appliquer dans leur intégrité les conséquences du principe de la légitimité. On ne put, à Vienne, ressusciter le saint empire romain, ni dissoudre les États de la confédération du Rhin, ni refaire les principautés ecclésiastiques, ni restaurer les territoires médiatisés. On ne voulut pas, d'autre part, rétablir les républiques de Venise et de Gênes, ni les anciens ordres de l'empire d'Allemagne, et on n'osa pas détrôner en Suède et en Norwége la jeune dynastie de Bernadotte au profit de l'antique race des Wasa.

La puissance du développement historique s'imposa de toute sa force au congrès, et l'emporta sur ses tendances réactionnaires et ses velléités de restauration. Les peuples et les États ne vivent qu'à condition de ne pas demeurer immobiles. Le droit ne régit la vie et ne l'assure que s'il ne s'engourdit pas et s'il ne prétend pas être immuable; il faut qu'il se développe, s'il veut donner satisfaction aux besoins de l'existence.

Le congrès de Vienne ne tenta même pas de toucher à la question d'Orient. Suivant l'opinion alors dominante, la Turquie, État mahométan, tout en appartenant géographiquement à l'Europe, n'en faisait point partie au point de vue du droit international. Le droit international était né au

sein des États chrétiens; c'était là qu'il s'était développé. On en concluait qu'il était restreint à eux et l'on regardait la Turquie comme en dehors de la famille des nations et en dehors de l'organisation juridique européenne.

Sans doute, il existait un certain nombre de traités conclus entre des gouvernements européens et la Sublime Porte. Quelques-uns même de ces traités remontaient fort haut et l'on admettait en ce sens que la Turquie était tenue et obligée par le droit des gens. L'Autriche-Hongrie et plus tard la Russie avaient souvent fait la guerre à l'empire ottoman et les guerres s'étaient terminées par des traités de paix dont la valeur juridique n'était contestée par aucune des parties.

La situation et les visées de l'Autriche et de la Russie étaient, à la vérité, fort différentes.

C'était contre la résistance et la force de la première de ces puissances qu'étaient venus échouer les efforts violents des Turcs qui, pendant quatre longs siècles, avaient inondé l'empire byzantin décrépit et l'avaient soumis à leur domination par le fer et par le feu. L'Autriche s'était protégée et avait protégé l'Europe centrale contre le joug musulman, tâche que les Bulgares, les Serbes et les Bosniaques n'avaient pu accomplir. Elle avait finalement, grâce à l'assistance des Hongrois, chassé l'ennemi de la Hongrie et de la Transylvanie et délivré ainsi les États chrétiens, ses alliés. Les traités de Carlowitz (1699), de Passarowitz (1718), de Belgrade (1739) et de Sistowa (1791) marquaient les étapes de cette politique victorieuse.

Au XIXe siècle, le cabinet de Vienne voua principalement son attention et appliqua surtout ses efforts à l'Allemagne et à l'Italie. Il négligea ainsi sa mission principale en Orient. Aux yeux de l'Allemagne et de l'Italie, qui avaient progressé, l'Autriche n'apparut nullement comme une puissance protectrice, ni comme le champion du progrès national; elle fut pour ces pays un pouvoir détesté, formant obstacle à toute civilisation et pesant lourdement sur les peuples. D'autre part, les Chrétiens d'Orient qui, soumis au joug mahométan, aspiraient à la liberté, s'accoutumèrent à ne plus tourner leurs regards vers Vienne et BudePesth, mais à implorer l'assistance du czar.

La Russie s'empara résolument de la place que la politique autrichienne, dans sa passivité, venait de laisser vacante. Au moyen âge, les rois d'Allemagne avaient cherché à s'entourer d'un prestige plus grand et à acquérir une puissance supérieure en se faisant couronner comme

empereurs romains. Les czars se considérèrent comme les héritiers légitimes et les successeurs des anciens empereurs grecs. Le romantisme allemand transportait son idéal à Rome, au détriment des intérêts de la nation; il faisait les plus grands sacrifices pour s'assurer la possession de la Ville Éternelle. L'imagination russe, elle, tourna ses regards vers Constantinople; elle vit dans l'occupation de cette ville et dans la possession de Sainte Sophie le but suprême de son orgueil et de ses rêves de domination. Le romantisme russe devait être pour la Russie la cause de grands maux.

Deux autres éléments unissaient intimement les Russes aux Chrétiens de Turquie. D'abord, la religion; ensuite, le fait que ces Chrétiens appartenaient surtout à la race slave. La mission de les délivrer revêtait un caractère sacré; la Russie se voyait encouragée et fortifiée par le sentiment national.

Longtemps la Russie fut seule à se préoccuper du sort des populations chrétiennes de l'Europe orientale. L'Autriche, qui y était tout aussi intéressée, regardait les bras croisés, et semblait préférer le maintien de l'empire ottoman à n'importe quelle modification. Ses capitales, Vienne et Bude-Pesth, sont situées sur les rives du Danube, elle est pays danubien, le développement de sa civilisation la pousse de l'Occident vers l'Orient. Tout donc l'appelait à protéger, à délivrer, à faire progresser les contrées danubiennes soumises à la Turquie. Néanmoins on la vit perdre petit à petit, en Orient, son prestige et son influence, et l'on put constater que le cabinet de Saint-Pétersbourg s'emparait de ce protectorat auquel elle renonçait.

Déjà par le traité de Kutschuk-Kainardschi du 10 juillet 1774, la Russie s'était fait garantir qu'une autonomie relative serait accordée aux principautés de Moldavie et de Valachie. La paix de Bucharest du 28 mai 1812 lui assura la possession de la Bessarabie et lui fit obtenir pour la principauté de Serbie une indépendance relative. Par le traité d'Akjerman du 7 octobre 1826, elle eut la possession des embouchures du Danube et acquit ainsi une puissance qui recélait de grands dangers pour les États riverains de ce fleuve. La paix d'Andrinople, du 14 Septembre 1829, reconnut le protectorat de la Russie sur la Moldavie et la Valachie, vassales du sultan, assura au czar la possession des îles situées à l'embouchure du Danube, et confirma l'indépendance du royaume hellénique nouvellement formé, au sujet duquel une entente venait de se faire entre la Russie, l'Angleterre et la France. Le traité garantit aux

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