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d'une si grande confiance qu'elle vit dans cette apparence même l'accomplissement de son idée faire de la Turquie un État européen.

Il en est résulté une contradiction entre la volonté des parties contractantes et les termes qu'elles ont employés. Les mots renfermaient une fiction: ils supposaient que la Turquie était réellement devenue un État européen, ils assuraient sa complète indépendance et interdisaient toute intervention. La volonté des puissances était de reconnaître la Turquie comme État européen pour autant seulement qu'elle admettrait, de son côté, le droit européen; elles renonçaient à toute intervention à condition que les sujets chrétiens du sultan fussent gouvernés et administrés d'après les règles admises en Europe.

Dans le droit tout entier et principalement dans les rapports des États entre eux, la fiction ne peut remplacer la vérité qu'aussi longtemps qu'aucune vérité, manifestement en contradiction avec la fiction, ne vient la contredire et en démontrer la fausseté. On pouvait considérer la Turquie comme État européen tant qu'elle paraissait l'être devenu; les puissances chrétiennes pouvaient être obligées de s'abstenir de toute immixtion dans son administration, tant que les populations chrétiennes d'Orient étaient réellement régies d'après les principes du droit public européen. Cela ne se pouvait plus une fois qu'il était évident que le vieux régime asiatique basé sur le bon plaisir et la rapine continuait à être en honneur ou était s'appliqué de nouveau.

En réalité, la garantie accordée par les puissances à la Turquie et l'administration des sujets chrétiens du sultan d'après les règles du droit public de l'Europe, bien qu'elles parussent distinctes et indépendantes l'une de l'autre, se tenaient étroitement et s'enchaînaient. M. RolinJaequemyns a fait très nettement ressortir ce point dans cette Revue même (t. VIII, p. 322 et suivantes).

Les autres dispositions du traité de Paris ont trait aux points suivants : a. La Mer Noire est neutralisée et ouverte au commerce de toutes les nations (art. 11-14). La Russie et la Turquie s'engagent à n'élever et à ne conserver, sur son littoral, aucun arsenal militaire maritime. Les mêmes puissances n'entretiendront chacune dans la Mer Noire que six bâtiments à vapeur d'un tonnage de 800 tonneaux au maximum et quatre bâtiments légers (deuxième annexe).

b. Les principes établis par l'acte du congrès de Vienne pour régler la navigation du Rhin seront appliqués au Danube. Une commission dans laquelle les puissances signataires seront représentées chacune par un

délégué, sera chargée de veiller à la navigabilité du Danube depuis Isatcha jusqu'aux embouchures. Une deuxième commission composée des représentants des états riverains et dans laquelle entreront, outre l'Autriche, la Bavière et le Wurtemberg, les commissaires des trois principautés danubiennes soumises à la suzeraineté du sultan, veillera au maintien de la navigabilité sur tout le parcours du fleuve (art. 15-18). Chacune des puissances contractantes a le droit de faire stationner, en tout temps, deux bâtiments légers aux embouchures du fleuve.

c. En échange de plusieurs villes et ports restitués au czar, et pour mieux assurer la liberté de la navigation du Danube, la Russie dut céder une grande partie de la Bessarabie, qui fut annexée à la principauté de Moldavie, sous la suzeraineté de la Porte. La Russie fut ainsi complétement séparée du Danube (art. 20-21).

d. Les principautés de Valachie et de Moldavie furent placées, ainsi que leurs privilèges et immunités, sous la garantie de toutes les puissances contractantes. Toute protection exclusive exercée par une des puissances (dans l'espèce, la Russie) fut écartée. La Sublime Porte s'engagea à conserver à ces principautés une administration indépendante et nationale, ainsi que la pleine liberté de culte, de législation, de commerce et de navigation. Il fut stipulé qu'une commission spéciale composée de délégués des puissances contractantes se réunirait à Bucharest pour réviser les lois et statuts en vigueur dans les principautés et proposer les bases de leur future organisation; qu'une force armée nationale serait organisée dans le but de maintenir la sûreté à l'intérieur et d'assurer celle des frontières, et qu'aucune entrave ne pourrait être apportée aux mesures extraordinaires que, d'accord avec la Sublime Porte, il y aurait à prendre pour repousser l'agression étrangère. Une intervention armée de la Sublime Porte dans les principautés ne pourrait avoir lieu sans un accord préalable entre les hautes puissances contractantes (art. 22-27).

e. La principauté de Serbie continua de relever de la Sublime Porte, mais conserva, conformément aux hatts impériaux, et sous la garantie collective des puissances contractantes, son administration indépendante et nationale, ainsi que la pleine liberté de culte, de législation, de commerce et de navigation. Le droit de garnison de la Porte, spécialement à Belgrade, tel qu'il se trouvait stipulé par les règlements antérieurs, fut maintenu. Aucune intervention armée ne peut également avoir lieu sans un accord préalable entre les gouvernements signataires du traité de 1856 (art. 28 et 29).

f. Les possessions asiatiques de la Russie et de la Turquie furent conservées dans l'état où elles existaient avant la guerre.

g. Les alliés s'engagèrent à évacuer les territoires occupés.

h. Jusqu'à ce que les traités qui existaient avant la guerre entre les puissances belligérantes eussent été ou renouvelés ou remplacés par des actes nouveaux, le commerce d'importation ou d'exportation devait se faire sur le pied des règlements en vigueur avant la guerre.

i. Une convention particulière fut conclue au sujet des îles d'Aland. La Russie renonça au droit de les fortifier.

A la suite du traité de paix de Paris intervint une déclaration relative au droit maritime international. La course fut abolie; le double principe que le pavillon neutre couvre la marchandise et que la marchandise neutre n'est pas saisissable sous pavillon ennemi, une exception étant faite pour la contrebande de guerre, fut proclamé, et il fut établi que pour être obligatoires les blocus doivent être effectifs. Cette déclaration donne au congrès de Paris une importance plus grande et plus durable que ne le font les stipulations concernant la paix, lesquelles parurent bientôt, les unes insuffisantes, les autres inefficaces.

La Turquie ne répondit pas à l'attente provoquée par le zèle réformateur dont elle avait fait montre.

La Russie ne put supporter l'abaissement qu'on lui avait fait subir en amoindrissant outre mesure sa flotte de guerre dans ses propres eaux et en lui arrachant la Bessarabie.

Les principautés danubiennes ne furent nullement arrêtées dans les efforts qu'elles faisaient pour arriver à une indépendance complète.

Les Chrétiens de Turquie, enfin, ne reçurent pas la satisfaction à laquelle ils avaient droit et ne renoncèrent point à l'idée de mettre fin à une situation intolérable.

De vaines illusions ne sauraient arrêter la marche de la civilisation ni enrayer le progrès des peuples. Or, au moment de la rédaction du traité de 1856, l'Europe se laissait guider par une apparence trompeuse.

Il y avait, certes, un progrès dans le fait d'étendre le droit international au delà du cercle des États chrétiens et d'y faire participer un État mahométan. Mais c'était se tromper que de considérer la Turquie comme un État européen, et de la mettre sur un pied d'égalité avec les autres membres de la famille des nations.

Les événements de 1860 se chargèrent de montrer à quelles illusions on s'était abandonné en 1856. Les cinq grandes puissances furent forcées

d'intervenir en Syrie pour protéger les Chrétiens contre les violences suscitées par le fanatisme musulman. Sans doute, on fit les plus grands efforts pour sauver les apparences et pour soutenir que l'intervention avait reçu l'approbation du sultan. La vérité est que la Porte eut la main forcée. On lui rappela en termes formels ses devoirs envers ses sujets chrétiens et, malgré l'opposition de la Turquie, qui était appuyée par l'Angleterre, on prolongea l'occupation de la Syrie jusqu'en 1861. La France, la Russie, l'Autriche et la Prusse s'étaient entendues en vue d'une ligne de conduite commune (1).

Les soulèvements qui se produisirent à diverses reprises en Bosnie, dans l'Herzégovine et en Bulgarie, vinrent, à leur tour, démontrer combien le gouvernement des pachas était devenu intolérable pour les rajahs opprimés.

Les promesses et les décrets du sultan furent constamment vains et inefficaces. Ils ne pouvaient d'ailleurs, d'après la doctrine musulmane même, limiter l'autorité sacrée du chéri, loi promulguée par les ulémas et qui met les Mahometans au-dessus des Chrétiens, ni détruire ou dompter la fierté et l'orgueil d'une race victorieuse qui continuait à exercer violemment une domination conquise par le fer.

Il était de tradition de mépriser et de maltraiter les rajahs et quand les maîtres étaient excités, leur cruauté ne connaissait plus de bornes. La rapine, le feu, le viol, l'assassinat se succédaient. Dès les derniers mois de l'an 1875, une vive agitation s'empara de la Serbie et du Monténégro; les populations de ces deux pays voulurent assister leurs compatriotes révoltés en Bosnie et dans l'Herzégovine. La Russie, qui avait secoué, à la conférence de Londres de 1871, la dure servitude imposée à ses droits de souveraineté sur les ports de la Mer Noire, prêta aide aux insurgés. Le monde slave s'émut de sympathie pour les habitants de la Turquie qui lui étaient attachés par les liens de la religion et de la race, l'antique ambition de dominer en Orient reçut un nouvel aliment, le sentiment du devoir vint l'exciter et la fortifier.

Il était moins que jamais loisible aux grandes puissances de se dérober à la tâche de s'occuper de la situation des Chrétiens de Turquie. Le feu qui, tantôt couvant, tantôt s'élevant en flammes vives, dévastait et ruinait les pays soumis au sultan, commençait à menacer sérieusement

(1) V. Revue de droit international, t. VIII, p. 326 et suivantes. (Le droit international et la question d'Orient, par M. G. ROLIN-JAEQUEMYNS.)

l'Europe. L'Autriche-Hongrie d'abord, la Russie ensuite furent lésées dans leurs intérêts; des masses de fugitifs vinrent implorer chez elles aide et assistance. Bientôt surgit un autre péril, plus grand encore une conflagration générale sembla imminente.

Les empereurs d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et de Russie décidèrent de faire auprès de la Sublime Porte une démarche à laquelle la France et l'Italie se rallièrent, et qui se traduisit par la note du comte Andrassy du 30 décembre 1875. L'Angleterre, hésitante d'abord, finit par adhérer à l'action des autres puissances, mais en formulant des réserves.

Dans ce document, les puissances offraient leurs services à la Turquie pour rétablir l'ordre et la tranquillité dans l'Herzégovine et la Bosnie ravagées par la guerre civile, et protestaient de leur volonté d'éviter tout ce qui eût pu être interprété comme une ingérence prématurée. L'iradé du 2 octobre et le firman du 12 décembre n'avaient pu apaiser la révolte. Les puissances garantes soumettaient à la Sublime Porte des mesures d'ordre moral et d'ordre matériel. La note proclamait la nécessité de l'égalité de droit et de fait de la religion chrétienne et de la religion mahométane, et déclarait qu'il fallait changer la fausse tolérance témoignée jusqu'ici au christianisme en une liberté de culte pleine et entière.

La note signalait un autre point encore. L'égalité de droit déjà concédée à tous les sujets du sultan devait être appliquée effectivement: en particulier, le témoignage des Chrétiens devait avoir la même valeur en justice que celui des Mahométans.

La note protestait contre le funeste système du fermage des contributions que le hatti-houmayoun de 1856 avait déjà condamné, mais qui n'en était pas moins resté en vigueur. Elle demandait l'abolition de ce mode de pressurer les populations; elle exigeait surtout que le produit des contributions directes fournies par les provinces fût affecté aux nécessités de ces provinces même et non plus dirigé sur Constantinople pour être employé à l'usage du gouvernement central. Les dépenses de l'empire tout entier devaient être couvertes par des impôts indirects.

La situation agraire était également l'objet d'observations. La presque totalité des terres appartenaient à l'État, ou aux mosquées, ou se trouvait entre les mains des Musulmans, tandis que la classe agricole se compo sait à la fois de Musulmans et de Chrétiens. L'abolition du servag n'avait nullement allégé la condition des paysans; au contraire, ell les avait livrés de plus en plus au bon plaisir des propriétaire

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