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se réaliser par une simple entente de deux pays, mais qu'ils avaient besoin de l'assentiment de l'Europe.

C'est en vue d'examiner les dispositions du traité de San-Stefano et de régler de commun accord le sort des populations des pays danubiens et des Balkans, que le congrès de Berlin se réunit le 13 juin 1878.

II. PRÉLIMINAIRES DU CONGRÈS DE BERLIN.

Dès le 14 janvier 1878, le gouvernement anglais avait fait savoir au prince Gortchakoff, par l'intermédiaire de son ambassadeur à SaintPétersbourg, qu'à son avis tout traité entre la Russie et la Turquie qui tendrait à modifier les traités européens de 1856 et de 1871, devrait être un traité européen et ne pourrait avoir de valeur s'il n'était revêtu de l'assentiment des grandes puissances européennes. Le chancelier russe avait répondu qu'il ne voulait pas, isolément, toucher aux questions d'intérêt européen.

Les dépêches échangées entre Londres et Saint-Pétersbourg les 29 et 30 janvier montrèrent qu'il existait un dissentiment plus profond entre l'Angleterre et la Russie. Le gouvernement de la reine Victoria déclara, en effet, qu'il ne reconnaîtrait la validité des conventions intervenues entre les belligérants que si elles respectaient les traités européens et maintenaient saufs les intérêts de la Grande-Bretagne. Le prince Gortchakoff fit observer, dans sa réponse, que les questions d'intérêt européen seraient réglées de commun accord avec les puissances européennes, et que parmi ces questions se trouvaient celles qui sont relatives aux détroits du Bosphore et des Dardanelles.

Une trève fut conclue le 31 janvier 1878, sur la base des conditions de paix imposées par la Russie.

L'Autriche-Hongrie, qui avait constamment réservé vis-à-vis de la Russie son droit de chercher à faire prévaloir son programme et de défendre ses intérêts lors de la réglementation finale de la question d'Orient, abandonna l'attitude passive qu'elle avait gardée pendant toute la durée de la guerre et proposa la réunion d'une conférence des puissances signataires des traités de 1856 et 1871. Celle-ci devait se tenir à Vienne.

La proposition autrichienne est du 5 février 1878. Les rapports de la

Russie et de l'Angleterre étaient à ce moment assez tendus. Au sein du cabinet de Londres s'étaient manifestées des divergences de vues qui avaient abouti au remplacement d'un des ministres : le parti de la guerre l'emportait sur le parti de la paix. A deux reprises, la flotte anglaise avait traversé les Dardanelles et, du voisinage de Constantinople, elle observait les mouvements de l'armée russe qui semblait vouloir occuper la capitale turque. La Russie avait, il est vrai, promis de ne pas s'emparer de la presqu'île de Gallipoli, mais les forces ennemies se trouvaient en présence et le moindre frottement pouvait allumer l'incendie et provoquer l'explosion.

Le gouvernement du czar déclina le choix de Vienne comme siège du congrès.

Les noms de villes de moindre importance, comme Baden-Baden, Bruxelles et Wisbaden, furent mis en avant.

Le prince de Bismarck qui voulait éviter une guerre générale, s'efforça avant tout d'amener une entente entre les puissances. Il exposa sa pensée dans son discours du 19 février. « Je ne me figure pas, dit-il, la » médiation en faveur de la paix comme si nous devions, en cas de vues » divergentes, jouer le rôle d'arbitre, et dire : Voici comme il doit en » être; derrière notre sentence se tient la puissance de l'empire allemand. » Non, je me représente ce rôle comme plus modeste et je me le figure ceci soit dit sans comparaison d'ailleurs, car je n'hésite pas à vous >> citer un exemple pris de la vie ordinaire, plutôt comme le rôle » d'un honnête courtier qui veut réellement mener l'affaire à bonne fin. >> La nature même de la réunion était douteuse. L'idée d'une conférence avait été mise en avant; la Russie suggéra ensuite le projet d'assembler un congrès; enfin, l'on s'arrêta à la forme du congrès.

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Des objections avaient été élevées contre le choix d'une grande capitale comme lieu de réunion. Elles furent abandonnées devant la perspective que le prince de Bismarck se déciderait à prendre part à la réunion, et que, grâce à l'influence conciliante et à l'attitude réservée de la politique allemande, ce serait lui qu'on appellerait à présider aux travaux des représentants des grandes puissances européennes. Le 7 mars, l'Autriche-Hongrie invita les puissances signataires à se réunir à Berlin en un congrès auquel assisteraient leurs ministres dirigeants respectifs.

Il redevint incertain si le congrès se tiendrait effectivement. L'examen des préliminaires de San-Stefano était loin de plaider en faveur de l'adop

tion du traité. L'Angleterre et l'Autriche-Hongrie exigeaient qu'il y fût apporté des modifications profondes. La diplomatie russe avait trop peu tenu compte de la volonté des autres puissances et avait complètement négligé de s'entendre au préalable avec elles. Les cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg surtout se trouvèrent en opposition marquée; le premier fit même dépendre sa participation aux travaux du congrès de conditions auxquelles le second ne voulut d'abord pas souscrire. Mais l'Allemagne déclara absurde toute idée de tenir en l'absence de l'Angleterre, une des principales intéressées, un congrès chargé de régler les affaires d'Orient.

Les conditions anglaises furent formulées comme suit :

a. Le 9 mars, le cabinet de Londres annonça à l'ambassadeur d'AutricheHongrie que l'Angleterre se ferait représenter au congrès de Berlin, s'il était entendu, au préalable, que tous les points prévus dans la paix arrêtée entre la Russie et la Turquie feraient l'objet des négociations du congrès et qu'aucune modification aux traités existants ne serait valable si elle n'était approuvée par les puissances. (Staatsarchiv, no 6720.)

b. L'ambassadeur d'Angleterre à Saint-Pétersbourg fit observer, le 12 mars, au prince Gortchakoff (Staatsarchiv, no 6723), que par le fait même de la ratification des préliminaires de paix par le czar et le sultan le traité de paix se trouverait conclu. Comment le gouvernement russe concilierait-il cela avec l'idée de soumettre les préliminaires à un congrès? Voici quelle fut la réponse du chancelier: Le traité une fois ratifié aurait force obligatoire pour la Russie et pour la Turquie; si le congrès y apportait des modifications, la Russie et la Turquie se guideraient d'après celles-ci. Le prince Gortchakoff promit de communiquer le traité dès qu'il serait ratifié. L'ambassadeur anglais fit remarquer alors que chaque membre du congrès avait le droit de soulever l'examen de tel article du traité qu'il jugerait convenable. Le prince répondit qu'il ne pourrait sans doute imposer silence à aucun des membres du congrès, mais qu'il n'admettrait la discussion que sur les points d'intérêt européen.

c. Une dépêche de lord Derby à l'ambassadeur d'Angleterre à Vienne, datée du 13 mars (Staatsarchiv, no 6724), porte qu'avant que l'Angleterre prenne part au congrès, les puissances doivent être d'accord pour admettre que chaque article du traité de San-Stefano sera soumis au congrès, non pas nécessairement pour être accepté, mais afin que l'on puisse examiner quels articles requièrent ou non l'acceptation ou la coopération des puissances. d. Lord Derby demanda le 16 mars au comte Schouwaloff de répondre

à cette même question (Staatsarchiv, no 6729), et déclara, le même jour, à l'ambassadeur d'Allemagne qui avait proposé, au nom du chancelier allemand, la réunion d'une conférence préliminaire chargée de régler la marche des travaux du congrès, qu'il doutait fort que cette réunion préliminaire fit avancer les choses, l'Angleterre étant formellement décidée à ne se faire représenter au congrès que lorsque ses vœux auraient reçu satisfaction.

Le prince Gortchakoff chargea le comte Schouwaloff de répondre que le traité conclu entre la Russie et l'Angleterre serait communiqué textuellement aux grandes puissances avant la réunion du congrès, et qu'il n'existait pas de traité secret. L'Angleterre, comme les autres puissances, se réservaient au congrès pleine liberté d'appréciation et d'action. La Russie conservait cette même liberté, qu'aucune autre puissance ne lui contestait. Elle ne pouvait donc, seule parmi les puissances, se soumettre d'avance à une obligation. (Note du 19 mars. Staatsarchiv, no 6732.)

e. La note de lord Derby en date du 21 mars porte que le gouvernement de Sa Majesté ne peut renoncer à l'attitude qu'il a si formellement prise. Il faut qu'un accord s'établisse au préalable et qu'on décide que chaque article du traité russo-ture sera soumis au congrès, non pas nécessairement pour être accepté, mais afin que l'on puisse examiner quels articles requièrent ou non l'acceptation des autres puissances. Le gouvernement anglais ne saurait donc partager la manière de voir du prince Gortchakoff, ni admettre que la liberté de la Russie soit restreinte, par là, dans une plus forte mesure que celle de tout autre puissance. Il demande en conséquence que la communication du traité aux puissances soit entendue en ce sens que tout le traité sera examiné par le congrès. (Staatsarchiv, no 6733.)

La Russie répond le 26 mars (Staatsarchiv, no 6737), qu'elle ne conteste pas aux puissances le droit de discuter telles questions qu'il leur semblera convenable, mais qu'elle se réserve pour elle-même la liberté de prendre part ou non à ces discussions.

Au moment où les pourparlers menaçaient de ne pas aboutir, un changement ministériel se produisit en Angleterre et le marquis de Salisbury succéda à lord Derby au département des affaires étrangères. C'était dire que le gouvernement était décidé à faire la guerre plutôt que de céder.

La circulaire du marquis de Salisbury du 1er avril (Staatsarchiv, n° 6739) expose la divergence des vues de la Russie et de l'Angleterre : « Il est impossible de décider actuellement jusqu'à quel point les stipulations du

traité de San-Stefano se recommandent au jugement des grandes puissances. Mais alors même qu'une grande partie d'entre elles auraient chance d'être approuvées, toute réserve faite par l'une des puissances et tendant à lui permettre d'empêcher, à son gré, les discussions du congrès, devrait soulever les objections les plus graves. Il suffit de jeter un coup d'œil sur le traité pour constater que le gouvernement de la Reine ne saurait consentir à ce que le congrès examinât le traité partiellement et pour ainsi dire par morceaux. Chacune des dispositions matérielles du traité renferme ou implique une déviation du traité de 1856.

« Par la déclaration annexée au premier protocole de la conférence de Londres de 1871, les grandes puissances, y compris la Russie, ont admis comme principe essentiel du droit international qu'aucune puissance ne peut se libérer à elle seule de la force obligatoire des traités, ni en modifier les clauses autrement que par une entente amiable avec les autres puissances. Le gouvernement de Sa Majesté ne saurait, sans inéconnaître l'esprit de cette déclaration, admettre que les puissances renoncent à examiner les articles du nouveau traité qui renferment une déviation des traités existants et ne peuvent se concilier avec lui. Le caractère général du traité et les effets que doivent entraîner ses diverses dispositions constituent un autre argument décisif contre toute discussion spéciale d'un des articles à l'exclusion des autres. »

La circulaire mentionne ensuite quelques-unes des stipulations principales des préliminaires de San Stefano, la création d'un grand État slave, la Bulgarie, qui subirait l'influence russe, la subordination des populations grecques, le protectorat russe sur les membres de l'Église grecque, conformément à l'esprit du traité de Kainardschi de 1856, la destruction du lien qui existait entre les différentes provinces de l'empire ottoman, l'injonction faite à la Roumanie de céder la Bessarabie, la conquête en Arménie et l'acquisition du port de mer de Batoum, le chiffre élevé de la contribution de guerre, les menaces continuelles auxquelles l'empire ottoman se trouverait exposé et partant le danger qui en résulterait indirectement pour les intérêts anglais dans le canal de Suez. Ce n'est pas tant dans chacun des articles, mais c'est dans l'ensemble même du traité que se trouve le péril. Si l'une des puissances pouvait limiter à certains articles les discussions du congrès, il n'y aurait point de moyen efficace de parer aux dangers qui menacent les intérêts de la GrandeBretagne et la paix du continent. La résistance que la Turquie a malheureusement opposée aux propositions de la conférence de Constantinople

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