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bilité de toute domination légitime constituait l'ordre véritable. On a réellement peine à comprendre qu'une pensée aussi réactionnaire, que l'histoire du monde a condamnée depuis longtemps, puisse trouver de nouveaux défenseurs dans la libre Angleterre.

« Dans une pareille hypothèse, la pacification de l'Orient deviendrait impossible. La Roumanie ne pourrait devenir État indépendant, si une puissance s'y opposait; le Monténégro n'aurait pas accès à la mer, la Bulgarie ne serait pas autonome, la Grèce n'obtiendrait pas d'accroissement de territoire, si un seul des signataires du traité de 1856 y trouvait à redire. Ainsi donc, la volonté d'une seule puissance empêcherait le progrès des peuples, le veto d'un seul État rendrait inefficace ce que tous les autres États de l'Europe considèrent comme nécessaire ou utile.

« Que l'on admette une semblable jurisprudence formaliste et rigoureuse quand il s'agit d'intérêts privés, d'une somme d'argent, soit. Mais je tiens pour indiscutable qu'il faut la rejeter lorsque la vie des nations est en jeu.

« La plus grande concession que l'on puisse faire aux opinions et aux intérêts d'une puissance signataire d'un traité existant, c'est qu'on n'a pas le droit de la forcer d'approuver une modification qui lui déplaît, ni de signer un changement qu'elle repousse. Mais cette puissance ne peut, à son tour, empêcher les peuples qui ont besoin de cette modification, de la réaliser, ni empêcher les autres États de l'approuver.

« Une entente à l'amiable permettra seule d'aplanir le conflit. En effet, dans l'état actuel du droit international, la décision de la majorité d'un congrès n'est point obligatoire, par cela même, pour la minorité dissidente. Mais chaque puissance doit songer à la grande responsabilité morale et politique qui incomberait à celle qui empêcherait l'accord de se produire. Cette responsabilité et les périls qu'elle renferme pour l'avenir, constituent, pour le règlement des affaires d'Orient, un levier plus puissant que tout appel à un droit conventionnel incapable de résoudre les questions internationales de notre époque. L'étude de ce qui existe et l'examen des besoins des peuples feront plus pour une organisation nouvelle et sérieuse que n'importe quelle disposition ou allégation juridique empruntée à des traités devenus lettre-morte. »

III. LE CONGRÈS ET LES PUISSANCES REPRÉSENTÉES AU CONGRÈS.

Aux termes de la eirculaire austro-hongroise, les grandes puissances étaient invitées à assister à une conférence européenne, dans le but de délibérer en commun sur la question d'Orient et d'examiner comment il fallait la régler, en prenant pour point de départ les conventions provisoires intervenues entre la Russie et la Turquie.

La proposition du cabinet de Vienne fut généralement acceptée. Seule, la Russie déclara qu'il serait plus opportun de convoquer un congrès plutôt qu'une conférence, et émit le vœu de ne pas voir tenir le congrès dans la capitale de l'une ou de l'autre puissance signataire, visant par là Vienne qui, par ses sentiments anti-russes, lui semblait devoir constituer. un lieu de réunion peu favorable. Au parlement anglais, lord Beaconsfield observa avec une pointe d'ironie qu'il ne saisissait pas la différence qu'il pouvait y avoir entre une conférence et un congrès. Finalement l'Autriche-Hongrie se rallia à l'idée de la Russie de convoquer les puissances en congrès, mais en ajoutant les mots explicatifs qu'au congrès prendraient part les ministres dirigeants des divers États. (Staatsarchiv, n° 6719.)

Dans leurs traits essentiels, le congrès et la conférence ont le même but et le même caractère. Tous deux sont des réunions des représentants des États tenues en vue de discuter des questions de droit international, de travailler à amener une entente, de prendre des décisions communes et de conclure des traités.

Il y a néanmoins entre eux des différences, d'une nature politique plutôt que juridique.

Le nombre des États représentés importe peu. Sans doute on donnera difficilement le nom de congrès, et jamais celui de congrès européen, à une réunion de deux ou trois États, quand même les chefs de ces États y assisteraient en personne avec leurs ministres des affaires étrangères. Mais même des réunions de délégués de tous les États européens, comme, par exemple, la conférence de Bruxelles de 1874 concernant le droit de guerre, prendront le nom de conférence, non celui de congrès. Et, d'autre part, la conférence de Constantinople de décembre 1876 et janvier 1877, qui précéda immédiatement la guerre russo-turque, comprenait les représentants de toutes les grandes puissances, tout comme le congrès de Berlin de 1878. Autrefois la différence entre ces deux espèces de réunions pouvait

s'établir par le fait qu'aux congrès européens siégeaient des représentants des États, ayant le droit et la mission de prendre des résolutions communes et de conclure des traités, tandis qu'aux conférences prenaient part, non des délégués ayant qualité pour conclure, mais seulement des personnes ayant mission de préparer et de formuler des propositions à soumettre ensuite à l'approbation des gouvernements (1).

C'est ainsi que les souverains des grandes puissances et leurs premiers ministres avaient assisté aux congrès de Vienne (1814 et 1815), d'Aixla-Chapelle (1818), de Carlsbad (1820), de Laybach (1821), de Vérone (1822), tandis que les hommes d'État dirigeants avaient seuls été présents au congrès de Paris (1856). Par contre, les conférences de 1828, 1831 et 1839, 1861, 1864, 1867, 1868 et 1869, 1871, 1876, respectivement relatives à la Grèce, à la Belgique, à la Syrie et au Liban, à la succession danoise, au Luxembourg, à la Crète et à la Grèce, aux droits de la Russie sur la Mer Noire, enfin aux réformes en Turquie, étaient composées seulement de représentants des puissances.

Ce qui constituait autrefois la marque propre du congrès, la présence des souverains, ne sert donc plus à le distinguer de la conférence. Déjà à Paris, en 1856, les souverains ne parurent plus. Ils ne parurent pas davantage à Berlin. Cet autre caractère propre, que les décisions et les traités émanant des congrès sont définitifs et ont par eux-mêmes force juridique, vient également à disparaître, depuis que les constitutions d'un certain nombre de pays exigent pour la validité des traités qu'ils soient ratifiés par les parlements, ou concèdent au moins à ceux-ci un droit de veto.

On peut dire que de nos jours la différence entre les deux genres de réunions consiste surtout en ce que les congrès ont plus de prestige et de solennité. Ou bien les souverains y paraîssent en personne, accompagnés de leurs ministres des affaires étrangères. Ou bien du moins, les hommes d'État dirigeants des divers pays et les ministres des affaires étrangères y prennent part, soit seuls, soit assistés de délégués. Aux conférences. au contraire, ne figurent que des envoyés et des chargés de pouvoirs. Les gouvernements sont jusqu'à un certain point eux-mêmes présents aux congrès; dans les conférences ne se trouvent que leurs plénipotentiaires (2).

Mais cela même n'est point absolu. Une conférence ne devient pas

(1) J'ai exposé cette théorie dans mon Droit international codifié, article 12, note 1. (2) Voir en ce sens CALVO, Droit international, t. I, § 670.

congrès par cela seul qu'un État s'y fait représenter par son principal ministre. Un congrès ne tomberait pas au rang d'une conférence parce qu'un État y enverrait un simple plénipotentiaire au lieu de ses hommes d'État dirigeants.

Le congrès de Berlin montre d'ailleurs, d'une manière particulièrement frappante, la portée de la distinction du congrès et de la conférence au point de vue politique. Dès qu'il fut certain que le prince de Bismarck présiderait la réunion diplomatique et que le prince Gortchakoff et lord Beaconsfield répondraient en personne à l'invitation du comte Andrassy, l'espoir d'une solution pacifique des questions à l'ordre du jour s'accrut considérablement. Il semblait évident que des hommes d'État de cette valeur ne s'exposeraient pas à entamer des négociations infructueuses et ne laisseraient pas protester la signature qu'ils auraient mise au bas d'un document solennel.

Les gouvernements signataires du traité de Paris de 1856 furent invités au congrès. C'étaient les six grandes puissances et la Porte ottomane. Ces sept États ont seuls pris part au congrès avec plénitude de droits et de pouvoirs.

Aux congrès des années 1820 et suivantes avaient seules assisté les cinq grandes puissances d'alors, l'Angleterre, la France, l'Autriche, la Prusse et la Russie, qui représentaient jusqu'à un certain point l'Europe et avaient pris en main la défense du droit public européen et le maintien de l'organisation internationale existante. L'Italie n'avait pas été admise comme sixième grande puissance au congrès de Paris, où le royaume de Piémont et de Sardaigne figurait uniquement à titre de belligérant. Héritier du royaume de Piémont et de Sardaigne, le royaume d'Italie fut considéré, en 1878, comme puissance signataire du traité de 1856, mais sa qualité de grande puissance lui donnait également le droit de figurer au congrès. C'est, en effet, la marque distinctive et le caractère propre d'une grande puissance de pouvoir, à l'égal des autres grandes puissances, décider avec elles de l'organisation et de la politique de l'Europe. On a pu le voir en 1856. En faisant mine, à cette époque, d'exclure la Prusse de toute participation au congrès, la France mettait par cela même en question la position de la Prusse comme grande puissance, mais les autres puissances se convainquirent bientôt du danger qu'il y aurait pour les intérêts européens à exclure ce pays de leur communauté. L'Angleterre surtout insista pour faire inviter le gouvernement de Berlin à prendre part aux délibérations. L'empire allemand qui, depuis 1871, a remplacé la Prusse comme REV. DE DR. INT. -11° année.

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grande puissance, s'est souvenu de ce service rendu en 1856. Le prince de Bismarck a déclaré au nom du gouvernement impérial que celui-ci refuserait d'assister à un congrès qui prétendrait réglementer les affaires européennes sans le concours de l'Angleterre. (Staatsarchiv, no 6725.) La situation des États représentés au congrès et leurs intérêts respectifs étaient fort différents.

La Russie y était, à la fois comme le belligérant sorti victorieux de la lutte et dont les conditions avaient été imposées à la Turquie, et comme grande puissance. En outre, sa politique était en opposition avec celle de l'Angleterre, de sorte que les deux gouvernements étaient destinés à se combattre au sein de la réunion.

L'Autriche-Hongrie avait également des intérêts puissants dans la question d'Orient; l'alliance des trois empereurs n'était pas rompue, mais elle se trouvait affaiblie, et d'autre part, le cabinet de Vienne voyait de mauvais œil les tendances du panslavisme et était décidé à faire valoir ses idées relatives à la réorganisation des anciens pays turcs en face des prétentions de la Russie.

L'Allemagne était relativement neutre. De tous les pays, c'était celui que les complications d'Orient concernaient le moins; son unique désir était de maintenir la paix européenne et d'empêcher la destruction de l'alliance des trois cours impériales.

La France et l'Italie étaient neutres aussi. La première, qui avait joué un rôle prépondérant lors de la guerre de Crimée, avait maintenant en vue de prévenir la guerre et s'abstenait soigneusement de toute politique active; la seconde, la plus jeune des grandes puissances, poursuivait une politique conciliante.

Quant à la Turquie, à la fois puissance signataire des traités antérieurs et partie belligérante, elle se trouvait engagée vis-à-vis de la Russie par le traité de San-Stefano et n'était pas en état d'exercer une grande influence sur les délibérations.

La Grèce s'était adressée, le 23 février 1878, aux grandes puissances et leur avait demandé d'être admise au congrès. Son argument principal était qu'elle était naturellement appelée à représenter les intérêts de la population grecque de Turquie. (Staatsarchiv, no 6716.)

L'Angleterre était disposée à lui donner satisfaction (Staatsarchiv, n° 6724), mais l'invitation d'assister au congrès n'avait été adressée qu'aux seules puissances signataires des traités, et la Grèce n'en était pas. La question fut néanmoins agitée dans les premières séances du congrès.

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