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THEORIE DU DROIT DES PRISES.

PAR

M. A. BULMERINCQ,

Ancien professeur de l'Univers té de Dorpat.

Deuxième article (1).

ÉGALITÉ DES SUJETS DES BELLIGÉRANTS ET DES NEUTRES

DEVANT LE TRIBUNAL DES PRISES.

Nous avons déjà à diverses reprises, dans le courant de notre travail, insisté sur l'égalité des sujets des belligérants et des neutres devant le tribunal de prises, et réfuté des opinions contraires; cependant, cette égalité n'étant pas jusqu'à présent reconnue généralement, nous croyons nécessaire d'en parler plus longuement et de fournir les motifs qui nous ont fait partager cette opinion.

M. Bluntschli aussi prend les neutres en plus grande considération que les ennemis, bien qu'il accorde aux tribunaux de prises le contrôle sur l'arrêt et la capture des bâtiments et marchandises des ennemis. Il avance que c'est principalement en faveur des neutres que l'on a établi la juridiction des prises, et il admet seulement qu'à l'occasion elle sert aussi pour la nation ennemie. La proposition Westlake même n'a non plus en vue qu'une réforme concernant le jugement des affaires de prises des neutres.

Cependant l'on ne voit pas trop pourquoi les sujets de l'ennemi ne profiteraient pas aussi d'un tribunal de prises qui offrirait de meilleures garanties d'une décision impartiale. C'est par ce motif que dans notre projet de réforme nous avons compris également les affaires de prises entre sujets de belligérants. Nous savons bien que dans des ouvrages, dans des discours et par des actes on a beaucoup plus fait pour les droits des neutres que pour ceux de l'ennemi, mais cela rend seulement leurs droits plus évidents; ils n'en sont pas plus forts. Nous n'accordons pas le droit à la défense et à un jugement impartial aux neutres seuls, mais aussi et de la même manière aux sujets des belligérants. Il n'y a pas, sans règles, de droit de la guerre valable contre eux; par conséquent, il ne doit pas y avoir non plus contre eux de droit des prises sans règles. L'oubli presque complet des droits des belligérants a été cause d'un grand nombre de décisions iniques qu'ont prononcées des tribunaux de prises Nous voulons maintenant expliquer en peu de mots, comment les sujets des bell gérants ont besoin, autant que ceux des neutres, d'une (1) Voyez plus haut, p. 152.

juridiction des prises améliorée, et pourquoi jusqu'ici l'on a fait si peu en leur faveur.

On a toujours cru jadis, et cette opinion arriérée et injuste règne encore de nos jours, qu'il est tout naturel que les belligérants s'approprient le bien ennemi appartenant à l'État ou à des particuliers sur terre comme sur mer, et que le droit de propriété de l'objet ennemi enlevé est acquis au preneur. Mais dans les guerres maritimes d'autrefois, ce n'était pas seulement les États avec leurs navires de guerre, mais aussi des particuliers qui armaient à leurs frais un ou plusieurs bâtiments « dans le dessein principal de courir sus à l'ennemi et d'empêcher les sujets neutres ou amis de faire avec l'ennemi un commerce regardé comme illicite (1). » Les États promulguèrent alors des instructions ou règlements pour arrêter l'irrégularité et l'arbitraire des corsaires. Ce furent le plus souvent les neutres qui réclamèrent contre les excès des corsaires et leurs réclamations furent toujours mieux accueillies. Les États firent nombre d'ordonnances destinées « à mettre les sujets neutres à couvert de la rapacité effrénée des armateurs (2). » Cependant l'ordonnance de Charles VI accordait à l'amiral sur les corsaires privés « qui portent guerre à nos ennemis, la cognoissance, jurisdiction, correction et punition, criminellement et civilement (3). » De même en Angleterre, par acte du parlement de 1414 (2, Henri V, Ch. 6), les navires privés qui avaient pris quelque chose aux ennemis de l'État, étaient obligés « de conduire leur prise dans un port de l'Angleterre et d'en faire, avant d'en disposer, la déclaration au conservateur de paix, sous peine de confiscation de leur navire et de la prise. » Dans l'ordonnance édictée en 1487, par Maximilien et Philippe, pour l'Amirauté des Pays-Bas, l'on mit à l'abri du pillage aussi bien les sujets de l'ennemi que ceux des neutres. On défendit au contraire, dans le cas où des navires ennemis et neutres étaient exposés aux mêmes attaques, de mettre les pr miers er liberté contre une rançon (4). Pendant la longue guerre des Pays-Bas contre l'Espagne on restreignit également, tant par des traités que par des lois, le pouvoir des corsaires; mais cette fois encore c'était particulièrement à l'égard de leur

(1) MARTENS, Armateurs, p. 17.

(2) Ibid., p. 19.

(3) Ibid., p. 33.

(4) Ibid., p. 38.

Plusieurs traités du XVIIe et XVIIIe siècle défendirent d'offrir et d'accepter de telles rançons pour des navires ennemis, et les déclarèrent nulles. MARTENS, p. 80.

conduite envers les puissances neutres et concernant les formes judiciaires à observer pour juger de leurs prises. Plus tard au commencement des guerres, on promulgua des ordonnances et des instructions dans le même but, sans faire cesser pourtant les réclamations des neutres. Cependant, au siècle dernier, on admettait déjà généralement qu'un corsaire ne pouvait regarder sa prise (donc aussi celle faite sur l'ennemi) comme sa propriété, que lorsqu'elle lui avait été adjugée par le tribunal compétent (1). Dans la procédure devant le tribunal des prises, l'on ne faisait aucune distinction entre les prises ennemies ou neutres. Martens semble aussi partager cette opinion. En effet, en disant (2): « mais lorsque, comme il arrive souvent si la prise n'est pas ennemie, il se présente des réclamants,» il entend seulement par là que les neutres réclament souvent et les ennemis plus rarement; mais il ne conteste pas à l'ennemi le droit de réclamer. La législation anglaise semble également, depuis 1740 surtout, (par 19 George II, ch. 67, sect. 17, 18, 27), accorder la même procédure et le même appel aux sujets des neutres qu'à ceux des ennemis (3). Quoiqu'on semble avoir observé devant les tribunaux de prises les mêmes formes à l'égard des sujets des neutres qu'envers ceux des ennemis, les opinions ont toujours différé sur l'acquisition de la propriété d'objets d'ennemis et de neutres.

Divers auteurs, dit Martens, tels que Grotius, Bynkershoeck, Vattel, ont, d'après le droit Romain, admis l'occupatio bellica comme modus acquirendi dominii, et ont, à cet égard, suivi la définition d'après laquelle, «< puisque pour l'acquisition de la propriété il faut un titre et un mode d'acquérir, le droit de la guerre est le titre et l'enlèvement le mode, quant aux biens enlevés à l'ennemi. » Martens lui-même admet (4) que « 1o la guerre suspend l'effet de la propriété entre ennemis; 2o l'ennemi légitime, autorisé à enlever le bien de l'ennemi, n'a point de satisfaction à lui donner; il peut négliger les égards qu'il doit en temps de paix aux droits du propriétaire; rien ne l'empêche de pouvoir disposer de sa prise, comme le pourrait celui-ci; » mais il dit que « ces droits qu'une guerre, pour être légitime, accorde au capteur, n'empêchent pas que le propriétaire, quoique destitué de possession, ne soit autorisé de faire valoir sa propriété, non-seulement en l'enlevant à l'ennemi, ce qu'il pourrait même en consi

(1) MARTENS, p. 52.

(2) Ibid., p. 87.

(3) Voyez les traits principaux de cette procédure dans MARTENS, ibid., p. 88, N. R. (4) Ibid., p. 126 et suiv.

dérant celui-ci comme propriétaire, mais en la réclamant. » Il dit pourtant: « Ce serait en vain qu'il réclamerait de l'ennemi (1), qui d'ailleurs pourrait lui opposer son droit de possession, mais il peut la réclamer d'un tiers possesseur auquel l'ennemi l'aurait cédée dans le cours de la guerre. » Il admet par contre que « 3o le capteur peut négliger les droits du possesseur.» Mais il constate en même temps qu'« il n'est point en son pouvoir de les éteindre. »

Martens, après avoir pesé les raisons pour et contre, arrive finalement au résultat : « que d'après la loi naturelle, sans distinguer entre ja conquête et le butin ou prise, le bien enlevé par l'ennemi, quelque légitime que cet enlèvement puisse être, quelque assurée qu'en puisse être la possession, ne devient sa propriété plénière qu'au moment de la paix, et que pendant tout le cours de la guerre, il peut être réclamé par le premier maître, des mains de tout tiers possesseur. >>

Nous ne craignons pas de déclarer que cette décision de Martens n'est pas du tout satisfaisante. En effet, elle laisse, jusqu'à la paix, subsister l'incertitude concernant la possession, et donne naissance à des contestations nouvelles. Dans ces conditions, si la prise doit être restituée en vertu de conventions au moment de la paix, on devra la rendre avec une augmentation de frais considérable. En outre, cette décision ne tient pas compte de ce qu'il y a réellement un tribunal de prises, quoique ce ne soit pas d'après la loi naturelle, et que ce tribunal doit prononcer sur la propriété de la prise. Dans le cas où le tribunal aurait adjugé la prise au capteur, ne serait-ce alors qu'à titre de possession, et celle-ci ne se transformerait-elle en droit de propriété que si, à la conclusion de la paix, on n'avait pas réclamé contre la légitimité de la possession? Nous ne pensons pas, quant à nous, que le tribunal n'ait à prononcer que des adjudications provisoires pareilles; nous sommes au contraire d'avis qu'il n'a à décider que de la propriété de la prise.

Martens n'a pas su s'affranchir entièrement des vues que les auteurs qu'il combat avaient énoncées; sinon il n'aurait pas lui-même revendiqué pour le capteur la possession de la prise avec le droit d'en disposer sans autre formalité; il aurait, au contraire, subordonné la décision du droit du capteur sur la prise, au jugement du tribunal des prises.

(1) Pourquoi cela serait-il en vain? Si le propriétaire ennemi peut réclamer auprès du tribunal de prises contre le capteur, il faudra, dans le cas où la prise était illégitime, la restituer au propriétaire. En pareil cas le tribunal n'a pas à s'occuper de la possession, il décide en définitive plutôt sur la propriété que sur la possession.

Il est clair dans tous les cas, que depuis l'institution des tribunaux de prises qui n'ont pas seulement à juger de la légitimité de la capture, mais aussi du droit de propriété, il ne peut plus être question de l'acquisition de la prise en vertu du fait accompli comme d'une occupatio bellica. Il n'en est pas moins évident que la procédure et la décision du tribunal sont et doivent être identiques pour les prises des sujets des belligérants et des neutres. En effet, on ne saisit, et l'on n'amène les neutres devant le tribunal des prises qu'à cause d'actes hostiles de leurs navires envers les belligérants, tels par exemple que violer le blocus, amener de la contrebande à l'ennemi, transporter des troupes et des dépêches de guerre de l'ennemi. Les navires et les marchandises de particuliers ennemis, au contraire, ne subissent ordinairement la capture et ne sont éventuellement déclarés de bonne prise, que parce que ce sont des biens de l'ennemi dans le sens le plus large, à moins que les États belligérants n'aient, dès le commencement d'une guerre, rendu la propriété privée ennemie inviolable par leurs déclarations. Mais, même dans le cas où les États n'ont pas reconnu le principe de l'inviolabilité de la propriété privée ennemie, la saisie seule ne rend pas la prise légitime; il faut toujours que le tribunal en décide. En général, la maxime: bien ennemi, bien confisqué, est annulée par la déclaration de droit maritime de Paris, puisque la marchandise ennemie sur navire neutre, et la marchandise neutre sur navire ennemi, sont libres. On a pu trouver naturel que le bien de l'ennemi, parce qu'il appartient aux belligérants, soit exposé aux chances de la guerre plutôt que celui des neutres qui ne prennent pas part à la guerre; mais ce qui est seul rationnel, c'est que le bien des uns et des autres soit traité en ennemi, s'il est employé dans un but hostile, mais que s'il ne l'est pas, il soit absolument libre. On pourrait alléguer aussi en faveur d'une juridiction différente pour les sujets neutres et ceux de l'ennemi, qu'on tient compte, lors de la conclusion de la paix, des intérêts des sujets de l'ennemi, et qu'on pourrait restituer des prises faites illégalement et donner des indemnités pour cela comme on l'a déjà stipulé en partie autrefois dans des traités des belligérants pour le cas de guerre, ou comme on l'a effectivement fait au moment de la paix. Mais pourquoi permettre d'abord une injustice, même si on la répare plus tard? Pourquoi ne pas décider tout de suite ce qui est de droit, dans la forme du droit et en tenant immédiatement compte des réclamations? Est-il réellement certain que le vainqueur fasse au vair.cu les restitutions indiquées, et qu'il paie les indemnités au moment de la

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