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ainsi les fleuves internationaux sont ou peuvent être fermés aux bâtiments qui n'ont pas pour objet exclusif les transports commerciaux (1).

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Or telle n'était point, aux yeux de son auteur, la signification exacte de la clause que répètent invariablement, depuis plus d'un demi siècle, les règlements applicables aux grands cours d'eau des deux continents. L'expression << sous le rapport du commerce » visait à l'exclusion des pavillons étrangers et, à ce titre, elle équivalait à la négation du principe itérativement formulé dens la phrase précédente d'aprês laquelle la navigation fluviale devait être non-seulement libre, mais encore entièrement libre. Les procès-verbaux des séances des 8 février et 3 mars 1815, dont j'ai précédemment transcrit des extraits, en citant l'amendement rectificatif de lord Clancarty (2, dévoilent partiellement cette restriction mentale, ainsi que l'embarras du diplomate dirigeant, mis en suspicion par son collègue britannique.

(1) Voir à ce sujet la convention du Pruth du 8/15 décembre 1866.

(2) Le projet du duc de Dalberg, présenté dans la séance du 2 février 1815 et adopté comme base des négociations dans la séance du 8 février, portait aux articles 1 et 2 : "Le Rhin, depuis le point où il devient navigable jusqu'à la mer, sera, sous le rapport "du commerce et de la navigation, considéré comme un fleuve commun entre les divers États qui le séparent ou le traversent. La navigation dans tont son cours, soit en " remontant, soit en descendant, sera entièrement libre et ne pourra être interdite à " personne, en se conformant toutefois aux règlements qui seront arrêtés pour la police » d'après le mode qui sera établi. »

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A ce texte, M. de Humboldt a proposé, dans la séance du 28 février, de substituer celui-ci : « La navigation, dans tous le cours du Rhin, du point où il devient navigable " jusqu'à la mer, soit en remoutant, soit en descendant, sera entièrement libre et ne » pourra, sous le rapport du commerce, être interdite à personne, en se conformant "toutefois aux règlements qui seront arrêtés pour la police d'une manière uniforme " pour tous et aussi favorable que possible au commerce de toutes les nations. "

Dans la séance du 3 mars, lord Clancarty a demandé que l'on remplaçàt la rédaction de M. de Humboldt par la suivante qu'il avait antérieurement soumise à la commission: «Le Rhin, du point où il devient navigable jusqu'à la mer et réciproquement, " sera entièrement libre au commerce et à la navigation de toutes les nations, de » manière que, dans tout son cours, soit en remontant, soit en descendant, il ne puisse "sous ces deux rapports, être interdit à personne, en se conformant toutefois, etc., " etc. "

"Cependant, dit le procès-verbal du 3 mars, les autres membres de la commission » ont été d'avis qu'il n'y avait pas lieu de faire cet amendement, vu que la rédaction de » M. le baron de Humboldt ne semblait pas s'éloigner des dispositions du traité de Paris » (de 1814), qui ne visaient qu'à débarrasser la navigation des entraves qu'un conflit » entre les États riverains pouvait faire naître, et non de donner à tout sujet d'État non» riverain un droit de navigation égal à celui des sujets des États riverains et pour lequel il n'y aurait aucune réciprocité. "

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Plus tard, l'on éprouva moins de scrupules à avouer le but véritable du changement apporté dans le texte primitif du plénipotentiaire français. Le 18 juin 1819, l'Autriche présenta à la conférence de Dresde la déclaration suivante: « La pensée des hautes parties contractantes à » Vienne paraît avoir été de reconnaître aux seuls sujets riverains le » droit à la libre navigation et non d'étendre aux non-riverains cet » avantage pour lequel il n'y aurait pas de réciprocité. » La même opinion fut exprimée en ces termes, par le gouvernement prussien, dans une dépêche adressée, en 1857, à son délégué près la commission européenne du Danube : « d'après les négociations du congrès de Vienne sur » l'article 109, il n'est pas douteux qu'il n'a pas été dans l'intention de » cet acte d'accorder aux non-riverains un droit de navigation sur les >> fleuves conventionnels (1). »

D'ailleurs la pratique est venue confirmer cette interprétation sur les fleuves qui traversent le territoire prussien, c'est-à-dire, sur l'Elbe, sur le Weser, sur l'Ems et sur le Rhin (2), comme sur les cours d'eau austrorusses, tels que la Vistule, le Dnieper et le Pruth (3). La législation rhénane de 1831 était si formelle en ce point, et telle était la rigueur du gouvernement qui s'en considérait comme le gardien, qu'il y a de longues années, une maison de commerce de Pomeranie ne put noliser un bâtiment pour l'intercourse directe de Stettin à Cologne, quoique ces deux ports appartinssent à la Prusse riveraine et que l'armateur, le capitaine et les gens d'équipage fussent sujets prussiens (4). A Berlin, l'on se précautionnait avec une méfiance si jalouse contre l'intervention étrangère, que l'on entendait la paralyser dans son action indirecte la plus légitime et la moins apparente, en exerçant une sorte d'inquisition sur la nationalité des capitaux engagés dans la navigation rhénane. C'est ainsi que le 12 septembre 1843, le commissaire de Prusse à Mayence remit à ses collègues un projet d'article séparé secret, d'après lequel les actionnaires étrangers des compagnies de bateaux à vapeur « n'auraient pu voter

(1)

Nach den Verhandlungen der Wiener Congres-Acte über Art. 109, ist es nicht » zweifelhaft dass es nicht in der Absicht jener Akte gelegen hat, den Nicht-Uferstaaten ein "Recht zur Schifffahrt auf den conventionnellen Flüssen beizulegen. » (Dépêche du baron de Manteuffel du 26 août 1857.)

(2) Art. 4 de l'acte de l'Elbe de 1821. Art. 42 et 3 de l'acte du Rhin de 1831. Art. 6 de l'acte de l'Ems de 1843. Art. 1 de l'acte du Weser de 1823, comparé à l'acte de l'Elbe dont il reproduit textuellement plusieurs dispositions.

(3) Convention de Saint-Pétersbourg du 5/17 août 1818.

(4) Débats de la Chambre des communes de 1830.

» dans les assemblées et délibérations de ces compagnies » et ce droit n'aurait appartenu qu'aux actionnaires des États riverains du Rhin et à ceux des États allemands. Cette étrange motion ne fut point accueillie par la commission centrale (1).

Néanmoins, ainsi que je le faisais observer à l'instant, l'article 109 paraît à première vue inoffensif; bien plus, sa lecture pour un esprit non prévenu éveille d'autant moins le soupçon ou le doute, que le principe de liberté y apparaît sous la forme d'un double pléonasme, et ce n'est qu'à l'aide du protocole qui s'y rapporte et de plusieurs règlements particuliers auxquels il a servi de base, que l'on en tire une conséquence contraire à l'égalité entre riverains et non-riverains.

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L'on dirait, en parcourant les actes du traité européen du 30 mars 1856, qu'à l'intervalle de près d'un demi siècle, les puissances signataires du traité de 1815 se soient préoccupées de mettre un terme aux divergences nées de cette équivoque. Dans son article 15, le congrès de Paris déclare en effet vouloir étendre au Danube les principes posés par le congrès de Vienne et il stipule en conséquence que.............. « sauf des règlements de police et de quarantaine à établir pour la sûreté des États séparés ou » traversés par le fleuve, il ne sera apporté aucun obstacle, quel qu'il soit, » à la libre navigation. » Et comme pour mieux préciser son but quant au régime réservé à la navigation étrangère, il ajoute dans son article 16 «que sous le rapport des droits à prélever aux embouchures, comme » sous tous les autres, les pavillons de toutes les nations seront traités » sur le pied d'une parfaite égalité. »

La connexité qui existe dans ces textes entre la mention des maximes fluviales de 1815 et celle de l'entière liberté de navigation convenue pour le Danube semble justifier dans l'espèce cet aphorisme de Vattel : « si celui qui s'est exprimé d'une manière obscure, a parlé ailleurs plus » clairement sur le même sujet, il est le meilleur interprête de lui» même. »

Cependant ce raisonnement ne pourrait être opposé à toutes les puissances signataires du traité de 1856, si l'on en juge par les négociations postérieures auxquelles l'exécution de ce traité a donné lieu. Comme la plus intéressée dans la question, l'Autriche a été la première à édifier ses co-contractants sur sa doctrine en matière de navigation intérieure. Elle a cru sans doute devoir se départir de l'esprit d'exclusivisme qu'elle avait

(1) Protocole XVIII de 1843.

apporté quarante ans plus tôt dans les conférences de l'Elbe; mais tout en ne repoussant pas le concours des pavillons étrangers (j'indiquerai ailleurs dans quelles limites), elle n'en a pas moins prétendu laisser entre les mains des seuls sujets riverains le trafic fluvial proprement dit.

Or, en s'expliquant en 1858 sur cette importante réserve, le cabinet de Vienne n'a pas hésité à la défendre en invoquant précisément le texte rédigé par M. de Humboldt en 1815 et l'explication donnée à cette époque aux mots sous le rapport du commerce (1). »

Ainsi, aux yeux de l'Autriche, le traité de Paris de 1856 ne pouvait être considéré comme une interprétation nouvelle du traité de 1815.

La Prusse, on le conçoit, n'eut garde de se démentir en soutenant un avis contraire; mais envisageant la thèse sous un autre aspect, elle arriva à condamner le système que le gouvernement impérial entendait introduire sur le courant danubien. Pour elle, le traité de 1815 consulté sur le point en discussion, avait réellement le sens limitatif que lui ont reconnu les riverains de l'Elbe, du Weser et du Rhin. Mais le congrès de 1856 avait innové dans le cas spécial soumis à ses délibérations; il avait positivement élargi pour le Danube, mais pour ce fleuve seulement, les principes de 1815(2).

L'argumentation de la France se réduisit à cette simple observation : << si des doutes pouvaient exister sur l'esprit et sur la portée des maximes » du congrès de Vienne, ils seraient dissipés par la disposition primitive » et fondamentale du traité de 1814 », qui porte en substance que sur le Rhin et éventuellement sur les autres fleuves internationaux « la navigation sera libre, de telle sorte qu'elle ne puisse être interdite à per

» sonne. >>

Quant à l'Angleterre, elle exposa nettement sa pensée sur la valeur de l'article 109 du traité de 1815 en déclarant que, selon elle, l'expression « sous le rapport du commerce » était équivalente de celle « tant pour le transport des marchandises que pour celui des voyageurs. » Le Foreign Office revenait ainsi sous une autre forme à l'amendement proposé en 1815 par lord Clancarty.

En définitive, la convention danubienne du 7 novembre 1857 qui avait provoqué cet échange de vues entre les gouvernements représentés au congrès de 1856, n'obtint pas la sanction de la conférence européenne

(1) Conférence de Paris du 16 août 1858.

(2) Mémoire du gouvernement prussien inséré dans les archives commerciales de Prusse du 19 mars 1858.

réunie à Paris en 1858 et, particularité digne de remarque, sur les quatre États de premier ordre dont les délégués composaient la commission de 1815, il s'en trouva deux, l'Angleterre et la France, qui jugèrent que cette convention était aussi peu conforme aux prescriptions du traité de Paris de 1856 qu'à celles du traité de Vienne de 1815 (1).

Quoiqu'il en soit de cette controverse officielle sur la valeur de l'une des principales maximes fluviales édictées par les grandes puissances au commencement de ce siècle, l'on ne saurait méconnaître l'importance et la signification du fait qu'à un intervalle de quarante ans, les mêmes grandes puissances se proposant de soumettre le Danube au régime des fleuves dits « conventionnels », ont formellement stipulé que sur ce fleuve les pavillons de toutes les nations seraient traités sur le pied d'une parfaite égalité.

II.

Au point de vue diplomatique, la thèse qui conclut à la mise en interdit des pavillons étrangers, ne repose que sur le seul argument tiré, non de l'instrument principal de 1815, mais du simple procès-verbal de l'une des nombreuses commissions qui en ont séparément élaboré le texte.

A cette déduction pour ainsi dire stéréotypée et qui, on le verra dans la suite de cette discussion, n'a même pas le mérite de l'exactitude, l'on peut légitimement opposer d'une part le traité de Paris de 1814 dont les plénipotentiaires accrédités à Vienne avaient pour mandat d'appliquer l'article 5 (2) et qui ne fait aucune différence entre les riverains et les non riverains, et d'autre part le traité de Paris de 1856 qui établit entre eux une complète assimilation, tout en se référant au traité de 1815.

Quant aux règlements particuliers qui ont plus ou moins formellement ménagé les transports fluviaux aux sujets des États limitrophes, il est difficile de soutenir qu'ils soient l'expression fidèle du droit public en cette

(1) Protocole XVIII, du 16 août 1858.

(2) Art. 5 du traité de Paris du 30 mai 1814 : « La navigation sur le Rhin du point où » il devient navigable jusqu'à la mer et réciproquement, sera libre, de telle sorte qu'elle » ne puisse être interdite à personne et l'on s'occupera au futur congrès des principes » d'après lesquels on pourra régler les droits à lever par les états riverains de la manière » la plus égale et la plus favorable au commerce de toutes les nations.

"9 Il sera examiné et décidé de même dans le futur congrès de quelle manière, pour faci>> liter les communications entre les peuples et les rendre toujours moins étrangers les » uns aux autres, la disposition ci-dessus pourra être également étendue à tous les >> autres fleuves qui, dans leur cours navigable, séparent ou traversent différents États. „

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