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Le 17 juin 1878, le marquis de Salisbury défendit les vœux du royaume hellénique. D'après le représentant de l'Angleterre, la Russie avait entrepris la guerre dans le but avoué de délivrer les Chrétiens de Turquie. Or, ceux-ci se divisent en deux groupes principaux, les Grecs et les Slaves, dont les intérêts ne sont nullement les mêmes et dont les tendances n'harmonisent en aucune façon. La question de race et l'organisation de leurs Églises les divisent. Les Grecs reconnaissent l'autorité du patriarche de Constantinople, les Slaves la rejettent. Or, les Grecs craignent que la suprématie des Slaves ne constitue un grand danger pour leur Église, leurs écoles, leur langue, leur existence tout entière. Les Slaves ont au sein du congrès un représentant et un appui dans l'empire de Russie. Les Grees sont loin de se trouver dans une situation aussi favorable. Il est donc à souhaiter que leur opinion et leurs intérêts soient représentés par le royaume hellénique.

Le prince Gortchakoff répondit que les délégués de la Russie n'étaient en aucune façon exclusivement portés vers la défense des intérêts slaves; ils avaient une égale sollicitude pour tous les Chrétiens de Turquie, se ralliaient aux mesures proposées en faveur des Grecs et demandaient pour ceux-ci la même autonomie que pour les Slaves. La Russie appelait de tous ses vœux le rapprochement de deux races qui sont, au fond, unies par les liens de la religion, puisque les deux Églises, l'une avec son patriarche, l'autre avec son exarque bulgare, ne diffèrent qu'au point de vue liturgique.

Un des délégués français, M. Desprez, fit une proposition aux termes de laquelle le congrès invitait le gouvernement grec à désigner un représentant chargé de lui faire connaître les observations de la Grèce lorsque la question des provinces turques limitrophes de la Grèce serait agitée, et qui serait appelé aux séances du congrès toutes les fois que celui-ci le jugerait opportun.

Une solution intervint dans la troisième séance, le 19 juin.

Le représentant de la Turquie, Carathéodory-Pacha, rappela d'abord que son gouvernement était appelé avant tout autre à représenter tous les peuples de son empire, sans exception de religion ni de race. Observons que ce principe, incontestable au point de vue juridique dans une situation normale, ne pouvait être admis, au point de vue politique, au moment où les Chrétiens soumis au joug turc réclamaient des réformes.

Le prince Gortchakoff exposa ensuite la manière de voir de la Russie. La Russie avait constamment pris en mains les intérêts des Chrétiens de

Turquie, sans faire de distinction de race. Un lien déjà l'unissait aux Grecs, c'est par l'intermédiaire de l'Église grecque qu'elle avait été convertie au christianisme. Elle était disposée à étendre aux Grecs toutes les réformes qu'elle obtiendrait pour les Bulgares, partageait la sympathie des puissances pour la Grèce et espérait que celles-ci témoigneraient également des sentiments favorables aux Bulgares. La Russie appuierait volontiers toutes les propositions qui seraient faites en faveur de l'Épire, de la Thessalie et de la Crète. Elle ne considérait pas l'antagonisme des races chrétiennes de Turquie comme justifié et n'y voyait que des mécontentements passagers, forcément destinés à disparaître. En ce qui concernait la délimitation des nouveaux États, le principe de la majorité de la population pouvait seul y présider. La Russie votait donc pour l'adoption de la proposition de la France.

Lord Salisbury se déclara prêt à voter la proposition, si aux mots «<< provinces limitrophes de la Grèce » on substituait les mots « provinces grecques. » M. Desprez vit de l'inconvénient à déférer à ce désir.

Le président du congrès intervint dans le débat et fit observer qu'il ne s'agissait, somme toute, que d'une question de rédaction et qu'il convenait d'appliquer le principe approuvé par le congrès que « dans les questions de pure forme la volonté de la majorité du congrès déciderait, aussi longtemps que la minorité ne protesterait pas expressément. » Dans la première séance déjà, M. de Bismarck avait exprimé cette idée : « Je considère, avait-il dit, comme un principe indiscutable que la minorité du congrès n'est pas obligée de se soumettre à la majorité. Mais je me demande s'il ne serait pas utile pour les travaux du congrès de décider que les résolutions prises à la majorité des voix au sujet de la procédure à suivre et non sur le fond même, seront considérées comme décisions du congrès tout entier, aussi longtemps que la minorité n'élèvera pas une protestation formelle. » Le congrès avait adhéré à la manière de voir de son président.

M. Waddington fit ressortir la différence qui existait entre la proposition française et l'amendement de lord Salisbury. La proposition française avait en vue de limiter l'admission du délégué grec. Il convenait que celui-ci fût entendu pour ce qui concernait les provinces limitrophes de la Grèce, mais il ne fallait nullement qu'il intervînt dans les délibérations relatives aux provinces éloignées et où se trouvait une population mixte. Dans tous les cas, si jamais le congrès jugeait l'admission du représentant du gouvernement hellénique opportune, il pouvait revenir sur sa décision actuelle.

L'amendement anglais fut appuyé par l'Autriche-Hongrie et l'Italie. La France, l'Allemagne et la Russie le repoussèrent. La Turquie s'abstint. Il fut donc rejeté. Par contre, la proposition de la France fut votée à une grande majorité.

Le président expliqua la décision prise, en ce sens que le délégué grec serait appelé dans des cas particuliers, toutes les fois qu'une des puissances en ferait la proposition et que la majorité du congrès y souscrirait.

Il pouvait moins encore être question d'admettre au congrès les principautés de Roumanie, de Serbie et de Monténégro, bien qu'elles eussent pris part à la guerre comme alliées de la Russie. En effet, elles n'étaient pas des États souverains complètement reconnus: elles étaient simplement sur le point de le devenir. Leurs délégués furent cependant entendus officieusement. (A continuer).

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L'EMPIRE AUSTRO-HONGROIS, LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE.

Deux lettres de M. NEUMANN au Rédacteur-en-chef de la REVUE.

I.

MON CHER COLLÈGUE ET AMI,

Vous désirez être éclairé sur la situation actuelle, en droit public et en droit international, des « nouvelles provinces autrichiennes », de la Bosnie et de l'Herzégovine.

C'est dire que vous me demandez une image arrêtée d'un état de choses qui est en voie de formation, en fusion. Vous voulez une réponse, précise et complète, que nul ne saurait vous donner, et cela d'autant moins que la partie internationale de la question se complique d'une manière fâcheuse d'une question intérieure, autrichienne.

La base officielle, unique jusqu'à ce jour, que nos représentants ont très-inutilement adoptée après coup, est donnée par le fameux traité de Berlin, du 13 juillet 1878.

L'administration locale est entre les mains du militaire, ce qui est inévitable, vu l'état primitif du peuple bosniaque et l'incertitude de l'avenir: Novi-Bazar, avec Salonique en perspective...

L'administration supérieure appartient à une commission du ministère des affaires étrangères, la Commission de Bosnie, à laquelle sont attachés des fonctionnaires supérieurs des ministères cis- et transleithaniens.

Une seule question exige dès à présent une réponse définitive et catégorique, une réponse qui est dans toutes les bouches et que pourtant l'on ne dit pas, que l'on n'ose pas dire, grâce à notre système de dualisme. Cette question, la voici :

« La Bosnie et l'Herzégovine ont-elles, oui ou non, été cédées à l'empereur François-Joseph Ier en toute souveraineté? »

On y peut ajouter, comme corollaire, cette autre question :

Quelle peut être, quelle doit être, quelle sera l'organisation du droit public de ces provinces?

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Je l'ai dit il y a plus de vingt ans (1): la décomposition de la Turquie est un fait qu'aucun euphémisme ni aucun artifice diplomatique ne sauraient nier ni conjurer. Ce n'est plus même une question de temps. Elle s'accomplit sous nos yeux. Les hommes d'État ont enfin compris deux choses d'abord, que le dogme politique, selon lequel la Turquie passait pour être indispensable et pour former l'un des piliers (!?) de l'équilibre européen, n'est autre chose qu'une grosse erreur politique; en second lieu, que les réformes, si elles doivent être plus qu'une comédie, sont incompatibles avec l'existence de l'État ottoman, qu'elles ne peuvent que l'annuler et qu'accélérer sa ruine totale. Et s'il est une proposition qui puisse être érigée en axiôme, c'est celle-ci : La domination de la Porte sur la Bosnie et l'Herzégovine, provinces enserrées entre les principautés agrandies de Serbie et de Monténégro, est désormais une impossibilité.

Ces provinces, qui ne sont pas tenables pour la Porte, ne peuvent pas davantage être abandonnées à elles-mêmes: ce serait les exposer à la continuation à perpétuité de la plus effroyable guerre de races.

Pourrions-nous consentir à les voir tomber dans les bras d'une Grande-Serbie réunie, qui devrait fatalement exercer une redoutable pression sur notre Dalmatie et sur notre mer Adriatique?

L'occupation de ces deux provinces était, pour nous, à la fois un droit et un devoir. Droit et devoir de défense personnelle et de conservation personnelle; droit indépendant, pour l'exercice duquel nous n'avions nul besoin d'un mandat.

Toutefois, comme ici l'intérêt de l'Autriche est en même temps l'intérêt de l'Europe, laquelle ne peut tolérer que Russes et Anglais soient seuls maîtres en Orient, il était sage et opportun de faire corroborer et renforcer notre droit, avant de l'exercer, par l'autorité de l'Europe entière, qui maintenant est solidaire avec nous.

Le traité même de Berlin n'a voulu, n'a pu vouloir autre chose que de transférer à l'Autriche la pleine souveraineté de la Bosnie et de l'Herzégovine. Je remarque d'abord qu'aux termes des protocoles du congrès, il s'agit du sort et de l'avenir des deux provinces, et d'y établir un ordre stable et permanent; l'Autriche les occupera et administrera, sans que le traité assigne, à cette occupation et administration, aucune limite de temps, telle que celle qui est imposée à la Russie pour l'évacuation des territoires orientaux de l'empire ottoman. Le huitième protocole est

(1) Voir mon Droit de consulat. Vienne, 1856,

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