Page images
PDF
EPUB

LES DÉLITS POLITIQUES, LE RÉGICIDE ET L'EXTRADITION,

PAR

M. A. TEICHMANN,

Professeur à l'Université de Bâle.

Parmi les différentes questions que soulève l'institution de l'extradition, pratiquée de nos jours entre toutes les nations civilisées du globe, il en est une qui a donné lieu à des discussions récentes celle du principe de la non-extradition pour les crimes et les délits politiques.

:

En présence des attentats qui ont été successivement perpétrés sur les rois d'Italie et d'Espagne et les empereurs d'Allemagne et de Russie, on s'est demandé si le principe presque généralement établi de ne pas extrader pour délits politiques, pouvait s'appliquer aux attentats contre la personne ou la vie d'un souverain étranger. L'universelle exécration qui a accueilli ces tentatives criminelles a conduit à un examen sérieux et approfondi de la matière; l'intérêt qui s'attache à cette recherche nous engage à l'aborder à notre tour, malgré les difficultés qu'elle présente.

I.

On sait que l'extradition des malfaiteurs, telle qu'on l'entend à notre époque, est de date assez récente. Il a fallu d'immenses progrès de la civilisation pour qu'on ait fini par se convaincre de l'existence d'une solidarité des peuples et de leurs gouvernements contre ce que M. Rouher a appelé l'« ubiquité du mal (1). » Plusieurs publicistes modernes, MM. Villefort, Billot, Fiore, d'autres encore, ont prouvé à l'évidence que les faits isolés de remise de malfaiteurs, dans lesquels on voyait autrefois l'origine de l'extradition, n'offrent en réalité aucune analogie avec la pratique et les maximes actuelles. Les exemples invoqués se rapportent, en effet, à des faits qui constituaient presque toujours des violations du droit des gens ce sont des attaques, des violations de territoire, des pillages de temples, commis par des habitants d'un pays auquel la nation outragée vient demander satisfaction de l'outrage par la livraison du coupable. Le refus formait généralement un cas ou un prétexte de guerre. Le droit

[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

d'asile, plus ou moins en usage partout, et la théorie sur la souveraineté d'après laquelle on s'inquiétait peu des crimes commis en dehors du territoire, retardaient le développement des relations de bon voisinage qui sont aujourd'hui la règle entre pays limitrophes.

Ce n'est qu'à l'époque de la transformation complète des rapports internationaux qu'a pu se dégager un principe, et qu'a pu se former une science spéciale concernant les poursuites à exercer contre ceux qui ont ouvertement violé des lois dont l'observation est réputée indispensable à l'existence de l'État et à la protection des citoyens.

Quel était le motif des extraditions d'autrefois? La réponse est facile à donner. C'était plus que toute autre cause, l'intérêt privé des chefs de gouvernement vis-à-vis de prétendants au trône ou de rebelles. De nos jours, au contraire, c'est l'intérêt général qui pousse forcément à la conclusion de traités d'extradition, en vue de garantir une procédure régulière et d'exclure l'arbitraire.

Ainsi s'explique, dans le passé, le grand nombre de demandes d'extradition au sujet de ceux qui s'étaient compromis comme ennemis personnels d'un prince, et le petit nombre de cas où l'on concluait un traité pour éviter que des crimes détestables ne demeurassent impunis grâce à l'asile que les coupables pourraient trouver sur le territoire de la partie contractante. On n'établissait pas encore, à cette époque, entre les crimes ordinaires et les crimes politiques, cette distinction qui a prévalu plus tard sans que l'on ait pu, jusqu'à ce moment, se mettre d'accord sur la signification du terme technique, crime ou délit politique.

Les idées féodales qui envahissaient de toutes parts le domaine privé, empêchèrent longtemps de discerner ce qui rentrait dans le droit public de ce qui rentrait exclusivement dans le domaine du droit privé.

C'est ainsi que Henri II, roi d'Angleterre, et Guillaume, roi d'Écosse, concluaient en 1174 un traité aux termes duquel, si des personnes coupables de félonie en Angleterre se réfugient en Écosse, elles seront appréhendées sans délai et jugées par les tribunaux d'Écosse, ou remises aux juges d'Angleterre, et réciproquement (1).

Par le traité de Paris, conclu en mai 1303, entre l'Angleterre et la France, il fut convenu qu'aucun des deux souverains n'accorderait protection aux ennemis de l'autre. Voici la teneur de cette convention :

<< Item accorde est que l'un ne receptera ne soustendra, ne confortera,

(1) CALVO, Droit international, vol. I, § 378, p. 479.

ne sera confort, ne ayde aus enemis de l'autre; ne souffera que il aient confort, secours, ne ayde (soit de gents d'armes ou de vitailles ou d'autres choses, queles qe eles soient) de ses terres, ne de sun poair; mais defendra sur peine de forfaiture de corps et d'avoir, et empeschera à tout sun poair, loialment et en bonne foi, que les ditz enemis ne soient receptez, ne confortez es terres de sa seigneurie, ne de sun poair; ne que il en aient confort, secours, ne ayde (soit de gents d'armes, de chevaux, d'armeur) anzois les fera render dedans quarante jours après ce qe il sera requis (1).

>>

En 1413, Charles VI demandait au roi d'Angleterre de lui livrer, pour être punis, les fauteurs des troubles de Paris : « illos nobis in urbem nostram Parisiensem sub tuta fide mittere custodia puniendos (2). »

Dans le traité intervenu en 1497 entre le roi d'Angleterre, Henri VII, et les Flamands, l'Intercursus magnus, comme on l'appela, mais que Bacon flétrit de l'épithète d'Intercursus malus, les deux parties s'obligèrent respectivement à ne point recevoir les sujets rebelles de l'un ou de l'autre pays (3).

Dans celui du 23 février 1661, le Danemark consentait à livrer, sur réquisition, à Charles II d'Angleterre, les individus qui avaient été compromis dans le meurtre de son père.

Sans qu'il y eût de traité entre les deux pays, les États généraux de Hollande remirent à l'Angleterre quelques délinquants politiques et promirent, dans le traité du 14 septembre 1662, de livrer certains individus exceptés du bill d'amnistie (excepted from the English Act of indemnisation), ainsi que toutes les autres personnes qui seraient réclamées par le gouvernement anglais. Les extradés, Barkstead, Okey et Corbert, furent mis à mort avec les autres régicides (4).

Il suffira de citer pour le XVIIIe siècle le traité entre la France et le Corps helvétique, en date du 28 mai 1777, aux termes duquel les deux parties promettaient de se remettre les criminels d'État, assassins ou autres personnes reconnues coupables de délits publics (art. 15(5)). Ce

(1) CLARKE, Treatise upon the law of Extradition, p. 19; de Vazelhes, Étude sur l'extradition (Paris, 1877), p. 19.

(2) FAUSTIN HÉLIE, Traité de l'instruction criminelle, 2o éd., t. II, no 696, p. 180; DE VAZELHES, p. 63; FIORE, Effetti internazionali dello sent nze e degli atti, no 155, p. 179. (3) CALVO, p. 480; FIORE, p. 180.

(4) On sait que ce nom fut donné lors de la restauration des Stuarts et de celle des Bourbons à ceux qui avaient voté la condamnation à mort de Charles et Louis XVI Comparez FIORE, p. 424.

(5) Comparez BILLOT, Traité de l'extradition, p. 41.

traité fut remplacé par le traité d'alliance du 19 août 1798 (2 fructidor an VI), art. 14, relatif aux individus déclarés juridiquement coupables de conspiration contre la sûreté intérieure ou extérieure de l'État, etc., et par ceux du 27 septembre 1803, art. 18, et du 18 juillet 1828, art. 5.

On trouve indiqués dans ce dernier traité, au nombre des crimes qui motivent l'extradition, les crimes contre la sûreté de l'État. Mais cette clause qui n'avait d'ailleurs jamais reçu d'application, a été abrogée expressément par une déclaration échangée le 30 septembre 1833, entre l'ambassadeur de France en Suisse et le Directoire fédéral (1).

On peut citer encore, outre le cartel du 16 avril 1738, le traité de paix de Jonkoping conclu entre le Danemark et la Suède le 10 décembre 1809, qui vise également les sujets coupables d'un délit politique. Une stipulation identique est insérée dans le traité conclu entre le Danemark et la Suède à la date du 7 mars 1823. Mais cette stipulation était conçue dans un tel esprit que l'application rigoureuse en serait difficilement admissible de nos jours. C'est surtout l'obligation de livrer jusqu'aux individus soupçonnés de lèse-majesté, de haute-trahison contre l'État, qui, au dire de M. C. Naumann, ne trouverait pas faveur auprès des gouvernements actuels (2).

Il en est de même des traités d'extradition conclus par l'Autriche avec le grand-duché de Parme (3 juillet 1818), le royaume des Deux-Siciles (24 décembre 1845), le grand-duché de Toscane (28 août 1834) et la Sardaigne (6 juin 1838 3)); des conventions de la Suisse avec le grand-duché de Bade des 30 août 1808 et 25 novembre 1820, et de la Suisse avec l'Autriche du 14 juillet 1828; de la convention intervenue entre l'Espagne et le Portugal, le 8 mars 1823; et de celle de la Prusse et de la Russie signée le 29 mars 1830 et renouvelée le 8 août 1857.

Citons pour mettre fin à cette sèche énumération de traités, la convention conclue entre la Suède et la Russie et successivement prorogée

(1) SNELL, Handbuch des schweizerischen Staatsrechts; Zürich, 1839, vol. I, pp. 495 à 510; BLUMER, Handbuch des schweizerischen Bundesstaatsrechts, vol. II, p. 283; FŒLIX et DEMANGEAT, vol. II, p. 332, note 3; BILLOT, p. 109; CALVO, p. 482.

(2) CH. NAUMANN, Du droit d'asile des étrangers en Suède, dans la Revue de droit international et de législation comparée, t. II, p. 179 ss.

(3) MOHL, fait remarquer dans son Staatsrecht, Völkerrecht und Politik, p. 659, qu'en 1849, les chambres déclarèrent le traité de 1838, qui a été remis en vigueur par le traité du 6 août 1849, inapplicable aux délits politiques, et cela contrairement aux vues du gouvernement.

Disons ici qu'une nouvelle édition de l'ouvrage classique de Mohl vient de paraître.

en 1834, 1840, 1846, 1852 et 1860. Elle ne contient, non plus, aucune exception pour les délits politiques; mais, comme le dit M. Naumann, il est permis de croire, en présence des traités qu'il a conclus depuis cette époque avec d'autres pays, que le gouvernement suédois refuserait l'extradition des délinquants politiques.

La liste des traités récents conclus par les différentes puissances et dans lesquels on s'est borné à omettre les crimes et délits politiques dans l'énumération des crimes et délits donnant lieu à l'extradition, se trouve dans l'intéressant mémoire de M. Coninck Liefsting, dont nous parlerons plus loin. Le même travail énumère les traités qui contiennent la clause expresse que l'extradition ne peut être accordée ni réclamée pour les délits politiques, ni pour un fait connexe à un semblable délit.

Pour ne citer qu'un seul cas, devenu fameux, d'une extradition de réfugiés politiques (2), nous exposerons l'affaire des quatre Irlandais, dans laquelle malheureusement fut impliquée, en 1799, la ville libre et impériale de Hambourg (3).

Il s'agissait de quatre personnes qui, arrivées à Hambourg le 23 novembre 1798, furent arrêtées et mises au secret, à la demande de l'agent diplomatique de la Grande-Bretagne. On ne pouvait contester aux deux derniers, Morris et Peters, leur qualité de sujets anglais, et même la France, intervenant dans l'affaire, ne le fit pas dans les documents officiels. Quant aux deux premiers, Napper-Tandy et Blackwell, on prétendit qu'il fallait les considérer comme sujets français.

La raison qu'on en donnait, c'était que tous deux avaient pris service dans l'armée française qui devait porter secours aux insurgés de l'Irlande (United Irishmen). En effet, Blackwell était muni, lors de son arrestation à Hambourg, d'une patente de chef d'escadron pour l'armée qui devait opérer en Irlande, et d'autre part, Napper-Tandy était général de brigade français, sous le commandement du général Humbert, à l'époque de la

(1) Revue de droit international et de législation comparée, t II, p. 184; Calvo, p. 506; FIORE, pp. 190, 209.

(2) M. BILLOT fait mention (p. 108) de l'extradition d'Ogé accordée à la France par l'Espagne, à la suite des troubles de Saint-Domingue en 1790, et M. MARQUARDSEN cite dans le Staatslexikon de Rotteck et Welcker (3) II, 45 un cas qui s'est passé au XVIIe siècle.

(3) On peut voir pour les détails de cette affaire la justification de la conduite de la ville de Hambourg, due à la plume du Dr CHARLES GUILLAUME HARDER: Die Auslieferung vier dev politischen Flüchtlinge Napper-Tandy, Blackwell, Mores (Morris) und Georg Peters, im Jahre 1799 von Hamburg an Grossbritannien unter Widerspruch von Frankreich. Leipzig, 1857.

« PreviousContinue »