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DE QUELQUES IDÉES MODERNES EN MATIÈRE D'EXTRADITION,

PAR

M. ADOLPHE PRINS,

Agrégé chargé du cours de droit criminel à l'Université de Bruxelles

La question de l'extradition est aujourd'hui discutée partout, et l'on peut dire que c'est un signe distinctif de notre époque.

Comparons en effet dans ce domaine le présent au passé. La transformation est absolue. Jadis, le principe fondamental qui dirigeait les peuples dans leurs rapports quant aux malfaiteurs, c'était le droit d'asyle, c'est-à-dire l'antique notion de la sainteté des suppliants, l'inviolabilité de l'hôte qui avait mis le pied sur le sol national; l'extradition était un fait exceptionnel, échappant à toute règle, ne dépendant que de l'arbitraire du prince. Le traité de Westphalie fit, pour la première fois, entrevoir un droit européen; avec lui apparut la notion de la solidarité des peuples; à partir de ce moment, le prestige du droit d'asyle déclina et aujourd'hui la loi c'est l'extradition, l'exception c'est l'asyle accordé aux vaincus politiques.

Et rien ne marque mieux le progrès des mœurs que de voir ainsi l'extradition, simple mesure de police qu'il fallait réaliser dans chaque espèce d'après les circonstances, devenir l'une des bases essentielles du droit international, et que chaque nation fixe par la loi.

Certains publicistes pensent que l'on pourrait aller encore plus loin; qu'il serait possible d'arriver à l'unité de législation; qu'un congrès international pourrait trouver, en matière d'extradition, une loi générale et une procédure uniforme.

Qu'il y ait là un noble but à atteindre et un idéal désirable, nous n'y contredirons pas. Mais que la chose soit actuellement pratique, nous en doutons un peu.

Si un acte international est réalisable dans une matière commerciale, si l'on peut faire plier les exigences des États contractants quand il s'agit, par exemple, d'une convention postale, nous nous demandons jusqu'à

quel point une entente de cette nature est acceptable dans un ordre d'idées qui met en question toute l'organisation sociale d'une nation. On ne peut le nier, en effet la question de savoir quelle est la procédure pénale à suivre pour examiner le fondement de l'extradition; quels délits peuvent faire l'objet d'une extradition; quels sont les caractères propres des délits politiques; quelle est la protection à accorder par un État à ses nationaux contre des demandes d'extradition; cette question touche à l'essence même de la vie interne des peuples, de leur culture, de leurs tendances politiques. Les moyens d'aboutir à un accord sur des points aussi graves sont donc peu nombreux, même entre les nations les plus civilisées; rappelons-nous seulement que la convention d'extradition conclue entre la France et l'Angleterre en 1843, a été dénoncée en 1865, parce que les deux États ne parvenaient plus à s'entendre sur un point en apparence élémentaire quelles preuves devaient réciproquement fournir les États contractants pour justifier leurs demandes d'extradition.

Si des difficultés peuvent naître sur de pareils éléments entre deux nations voisines et de civilisation égale, on se demande ce qui doit arriver quand il s'agit de deux civilisations opposées et lointaines.

La complexité de la question résulte de ce qu'il faut concilier le principe de la sécurité des gouvernements les uns vis-à-vis des autres, c'està-dire des devoirs que leur impose le droit international et qu'ils déterminent dans les traités, avec l'indépendance à laquelle ils ont un droit incontestable et qu'ils sauvegardent dans la loi.

Tout ce que l'on peut espérer, et à cet égard l'étude du droit international et de la législation comparée est appelée à jouer un grand rôle, c'est que, grâce aux progrès de la science, au rapprochement des peuples, à l'uniformité des lois et des institutions, les dissidences s'affaibliront peu peu, et que l'harmonie résultera, non d'un acte international prématuré, mais des circonstances mêmes et de la marche de l'esprit humain. C'est ce que disait également l'exposé des motifs du projet de loi français approuvant le traité franco-anglais de 1876.

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Au point de vue de cette conciliation, difficile à établir aujourd'hui, entre les devoirs et les droits internationaux, il est intéressant d'étudier la législation belge qui, plus que toute autre, est la résultante du choc entre ces deux intérêts contraires.

En effet, les vieilles traditions communales d'hospitalité, les dispositions formelles des landkeuren, qui attiraient les étrangers sur un sol libre et les y protégeaient contre les atteintes des juridictions féodales,

REV. DE DR. INT. 11o année.

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ont donné à l'État belge un sentiment très vif de son droit et de la nécessité de garantir l'étranger contre l'arbitraire.

D'autre part, sa situation exceptionnelle de neutralité entre de puissantes nations et de grands territoires, le danger de devenir en Europe un repaire de malfaiteurs, lui ont donné aussi un sentiment très net de ses devoirs vis-à-vis des gouvernements étrangers.

C'est peut-être à cette situation exceptionnelle que notre pays doit le privilège d'avoir jadis dans sa législation sur l'extradition devancé les autres gouvernements.

A l'époque de la révolution de 1830, il était admis partout que les questions d'extradition dépendaient du pouvoir administratif à l'exclusion du pouvoir judiciaire. En France et en Hollande, on suivait encore la procédure qui était en vigueur en 1692, quand pour la première fois les autorités du Brabant livrèrent aux autorités hollandaises un bourgeois d'Amsterdam prévenu de faux. C'est-à-dire que de part et d'autre on n'invoquait d'autre droit que celui de la souveraineté.

Mais le Congrès national s'inspira des idées nouvelles: les constituants belges, plus sages que leurs pères qui avaient, en 1780, repoussé le projet de loi de Joseph II sur l'extradition, décidèrent que l'extradition serait réglée par la loi. Il y eut encore une extradition arbitraire au mois d'août 1833, mais dès le 1er octobre 1833 parut la loi qui est la base de la législation en cette matière.

Elle stipule quels sont les délits qui autorisent l'extradition; elle exclut les délits politiques; elle exige la réciprocité.

Une loi de 1868 (5 avril) eut pour but d'étendre le nombre des infractions pour lesquelles l'extradition est permise; elle porta en effet à trente et une les classes d'infractions qui peuvent y donner lieu; enfin la loi du 15 mars 1874 organisa surtout la procédure d'extradition.

Actuellement on peut ramener les caractères essentiels de la législation belge sur l'extradition aux points suivants :

L'extradition est réglée par la loi et les traités; ceux-ci ne peuvent être conclus que sous la condition de réciprocité. (Loi du 15 mars 1874, article 1.)

Elle ne s'applique pas aux nationaux.

Il ne peut être question que d'étrangers poursuivis ou condamnés. (Article 1.)

Elle ne peut être accordée que pour les faits déterminés par la loi belge; celle-ci comprend dans ces faits la tentative et la participation. (Article 1.)

Elle ne peut être accordée pour délits politiques ou connexes aux délits politiques (1). (Loi du 1er octobre 1833, article 6.)

Quant à la procédure, la demande doit toujours être faite par la voie diplomatique; le gouvernement qui réclame l'extradition fournit à l'appui de sa demande le jugement ou l'arrêt qui condamne, ou la décision de la juridiction préparatoire qui renvoie devant la juridiction définitive. Le gouvernement étranger peut même se contenter de fournir le mandat d'arrêt ou l'acte de l'autorité compétente ayant la même force, pourvu que le fait qui motive ces actes soit clairement indiqué. (Loi du 15 mars 1874, article 3.)

Cette demande avec pièces à l'appui est transmise par le ministre de la justice à la chambre des mises en accusation, qui entend le ministère public et l'étranger avec son défenseur en audience publique. (Article 3.)

La chambre des mises en accusation peut examiner les conditions de l'extradition. Elle recherche, par exemple, si le fait est prévu par le traité, s'il est connexe à un délit politique, s'il est prévu par la loi belge, si la prescription est acquise suivant la loi belge, etc. Elle donne ainsi un avis motivé, mais non exécutoire.

Cet avis est renvoyé avec les pièces au ministre de la justice (article 3), qui statue définitivement. Le pouvoir judiciaire intervient donc à titre consultatif; le pouvoir administratif seul agit.

I.

Parmi toutes les questions résolues ainsi par la loi belge de 1874, il en est quatre essentielles au point de vue du droit international :

La première est la question relative à la nationalité des extradés. Le principe que l'extradition ne peut jamais s'appliquer aux sujets de la puissance qui l'accorde, a semblé pendant longtemps universellement admis; il n'en est rien cependant les États-Unis et l'Angleterre défendent, en cette matière, un principe absolument contraire: celui de l'extradition des nationaux. Des jurisconsultes éminents, comme sir Alexandre Cockburn, lord Selborne, sir William Harcourt et sir James Stephen, dans un rapport déposé l'année dernière, ont proposé d'introduire dans la loi anglaise cette innovation qui ne semble pas en rapport avec les mœurs

(1) N'est point considéré comme délit politique, ni comme fait connexe à un pareil délit, l'attentat contre la personne du chef d'un gouvernement étranger ou des membres de sa famille, quand cet attentat constitue le fait de meurtre, d'assassinat ou d'empoisonnement. (Loi du 12 mars 1856.)

anglaises; et dans la discussion de la loi française du 27 juin 1866, MM. Ernest Picard et Jules Favre ont soutenu également l'extradition des nationaux, et attribué le refus d'extrader les nationaux à une préoccupation étroite et mesquine de nationalité.

Les partisans de l'extradition des nationaux invoquent surtout l'utilité qu'il y a à faire la preuve et à appliquer la peine dans le pays même où l'infraction a été commise; s'il faut poursuivre et punir l'auteur d'une infraction, non dans le pays où il a agi, mais dans le pays d'origine, l'instruction sera souvent bien difficile; l'inculpé lui-même doit désirer plutôt être jugé dans le pays qui l'accuse et où il pourra trouver des témoins à décharge; d'ailleurs l'extradition suppose que le pays d'origine a confiance dans la justice du pays réclamant et dans l'impartialité de ses tribunaux.

Remarquons ici que les difficultés de la preuve ne sont pas insurmontables; cet argument seul ne suffirait pas pour détruire un principe aussi essentiel que la protection des nationaux. Mais les Anglais qui font valoir ces considérations d'utilité pratique se trouvent dans une situation exceptionnelle la législation anglaise se désintéresse en effet des actes commis par les Anglais à l'étranger; de sorte que pour l'Angleterre, le refus d'extrader les nationaux assurerait l'impunité à toute une catégorie de coupables.

Il s'en suit que le mobile qui pousse les hommes illustres dont nous venons de citer les noms, à livrer leurs concitoyens, n'est point la légitimité intrinsèque du principe de l'extradition des nationaux, mais un fait étranger à l'extradition, un vice fondamental de la législation anglaise, à savoir qu'elle n'atteint pas les Anglais qui délinquent à l'étranger.

Il serait donc possible de ne pas modifier le principe de l'extradition; il suffirait de combler la lacune importante que présente le droit anglais, de lui donner un caractère moins égoïste.

La loi belge est plus complète à cet égard; le titre préliminaire du code de procédure pénale atteint les Belges qui commettent des infractions à l'étranger; par contre, la prescription que nul ne peut être distrait de ses juges naturels, tient aux fibres les plus intimes des traditions nationales; déjà au XIVe siècle la Bulle d'or brabantine assimilait à l'homicide le fait de livrer un Brabançon à des juges étrangers; et la constitution de 1830 consacre formellement le principe qui s'est fortifié dans notre organisation communale du moyen-âge.

La constitution belge a raison contre l'Angleterre un État est obligé

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