Page images
PDF
EPUB

la justesse de la politique ultra-musulmane a été sérieusement contestée, même au point de vue de l'intérêt anglais.

Pour ce qui concerne l'Europe, soutenir la Turquie envers et contre tous, n'est-ce pas travailler en faveur de la Russie, en obligeant à se jeter dans ses bras des populations qui voudraient s'affranchir de cette influence absorbante en s'appuyant sur la France et l'Angleterre ? Ma conviction est qu'en contribuant, en 1828, à l'affranchissement des Grecs, les Anglais ont fait les affaires de l'Angleterre. En s'acharnant, en 1876, contre l'affranchissement des Bulgares, le ministère tory faisait les affaires de la Russie.

Pour ce qui concerne l'Asie, on doit se rappeler que la grande insurrection de l'Inde a éclaté parmi les musulmans et immédiatement après la guerre de Crimée, alors que la Grande-Bretagne venait de s'imposer tant de sacrifices pour soutenir les musulmans d'Europe. Beaucoup de personnes croient que les musulmans de l'Inde se soucient autant des Turcs que des idolâtres du Congo. Sans aller jusque-là, sir Georges Campbell a écrit là-dessus quelques pages très sensées. Quant à moi, je crois que si une influence capable de se traduire en faits pouvait s'exercer à une si grande distance, ce dont je doute avec sir G. Campbell, ce serait dans le sens contraire à ce que croyait lord Beaconsfield. Une déroute éclatante de l'islamisme en Europe inclinerait les musulmans de l'Inde à la résignation sur leur sort. Un triomphe éclatant de l'islamisme en Europe ou en Afrique, fut-il dû à l'intervention de l'Angleterre, inciterait les musulmans d'Asie à conquérir euxmêmes la gloire et l'indépendance. C'est presque de la niaiserie de croire que la victoire des musulmans turcs ou arabes sur les ghiaours français ou russes, fera que les

1. A handy hook of the eastearn question, 2o édition, p. 41 et 45.

musulmans indoux se résigneront désormais à subir le joug des ghiaours anglais. Les faits parlent haut: les musulmans de la régence de Bombay priaient dans leurs mosquées pour Arabi-Pacha. Le Mahdi du Soudan était populaire dans tous les pays de l'Islam.

On arrive facilement à cette conclusion: les Anglais ne comprennent pas la question d'Orient. Du moins, ne la comprenaient-ils pas en 1876.

La question est plus générale. Si le réveil de l'islamisme devait avoir pour seule conséquence de compromettre les intérêts qui sont propres aux Anglais, je ne dis pas que j'y applaudirais, mais j'avoue que j'en prendrais plus facilement mon parti. Si les Russes devaient seuls en subir le contre-coup dans l'Asie centrale, je pourrais, en le regrettant, penser que c'est affaire des Russes. Il n'en est pas ainsi malheureusement, et la France s'en trouve gravement atteinte dans l'expansion qu'elle est appelée à prendre sur le continent africain, où le réveil musulman vient partout barrer le chemin au christianisme, partant à la civilisation. Il est reconnu, par une expérience douze fois séculaire, que le musulman, à quelque race qu'il appartienne, reste fidèle à cette religion et rebelle à la civilisation européenne.

Les prédilections que, par un faux calcul ou par défaillance du sens moral, l'Angleterre prodigua aux mahométans jusqu'à ces derniers temps, sont une des impulsions qui ont favorisé l'expansion du pan-islamisme. Les deux autres impulsions sont : la propagande de la Mecque et les visées califales du khanat de Constantinople.

Le cabinet de Londres avait fait avorter l'action combinée des trois empereurs en rejetant le mémorandum de Berlin. Plus tard il fit avorter la mission de Soumarokov, qui aurait eu pour effet d'organiser une action collective de l'Europe. Quant au programme anglais, il obtint le concours de toutes les puissances; mais il vint échouer à son tour, et ce fut contre la résistance des Turcs. Ce programme de

pacification devint le programme de la rupture: il n'y eut plus d'action européenne.

La France et l'Italie ne se mettaient pas en avant. L'Allemagne gardait une réserve sympathique à la cour de Russie. L'hostilité des Hongrois contre toute action favorable aux Slaves, condamnait l'Autriche à un rôle effacé.

L'empire ottoman allait se trouver en tête-à-tête avec la Russie.

VIII

LA RUSSIE ET LES PRINCIPAUTÉS

Je serais bien malheureux et bien maladroit si je n'avais pas réussi à faire comprendre que ce qui précède n'est pas une digression, mais les arcanes mêmes de la question qui s'agite en Orient depuis un siècle entre l'Angleterre et la Russie.

Il reste à faire connaître les idées qui furent alors émises par l'empereur de Russie au sujet des principautés tributaires je rends la parole à lord Loftus:

Je parlai des bruits d'après lesquels la Serbie et la Roumanie songeraient à s'ériger en royaumes indépendants. Une telle mesure, dis-je, serait le premier pas de la dissolution de l'empire turc en Europe...

L'empereur me répondit qu'il n'était nullement question de faire de la Serbie et de la Roumanie des royaumes, et que ce serait là une maladresse.

Je me permettrai de hasarder que la maladresse consistait précisément à parler ainsi. Autant le langage de l'empereur Alexandre avait été pertinent et opportun sur la question de Constantinople, autant peu l'était-il ici, comme l'événement l'a prouvé, puisque la Russie fut

amenée à stipuler elle-même, en 1878, l'indépendance de la Roumanie et celle de la Serbie.

Aussi bien parle-t-on toujours trop. Nous allons bientôt entendre, à Moscou et dans un banquet à Londres, des paroles dont le retentissement n'était pas désirable. Ou bien ces programmes produisent un mauvais effet, ou bien ils n'en produisent aucun, car il y a des moments où tout ce qu'on dit ou rien, c'est la même chose. Le gouvernement anglais cacha le rapport de lord Loftus pendant plusieurs semaines et il ne le publia que sur une sommation formelle du prince Gortchakov; mais, lorsque le rapport fut publié, il ne produisit aucun effet. Le charme était rompu il l'avait été par la mission du général Soumarokov, laquelle impliquait la proposition de faire occuper la Bulgarie par les Russes.

Les Anglais sont très impressionnables et tout d'une pièce, parce qu'ils ont beaucoup d'imagination et de caractère. Une fois sous une impression, ils ne veulent plus rien voir à gauche ni à droite : ils vont droit devant euxjusqu'au bout comme avec des œillères. C'est ainsi que, par les mariages espagnols en 1846, le roi Louis-Philippe perdit la confiance des Anglais et ne la pût jamais reconquérir.

IX

PRÉLIMINAIRES DE LA CONFÉRENCE

L'armistice ne terminait rien. Le 4 novembre 1876, lord Derby, s'écartant de la stricte réserve qu'il semblait s'être imposée par la dépêche écrite le 30 novembre à lord Loftus, reprit l'initiative de la conférence :

1. Livre jaune, page 255.

Le gouvernement de la reine... a pris la résolution de renouveler la suggestion qu'il a faite le 5 du mois dernier et de prendre l'initiative de proposer qu'une conférence soit tenue sans retard à Constantinople à laquelle toutes les puissances garantes, ainsi que la Porte, prendraient part; chaque gouvernement aurait la faculté de nommer deux plénipotentiaires pour le représenter à la conférence. Le gouvernement de la reine propose ensuite comme bases des délibérations de la conférence.

1o... L'indépendance et l'intégrité territoriale de l'empire ottoman. 2o... Une déclaration portant que les puissances ne prétendent rechercher et ne recherchent aucun avantage territorial, aucune influence exclusive, ni aucune concession en ce qui regarde le commerce de leurs propres sujets, que les sujets de toute autre nation ne pourraient pas obtenir également.

Une semblable déclaration a été faite, le 17 septembre 1840, dans le protocole relatif à la pacification du Levant, et une seconde fois, le 3 août 1860, au sujet de la pacification de la Syrie.

3o... Les bases de pacification proposées à la Porte le 21 septembre, à savoir :

a.) Le statu quo en termes généraux, tant pour la Serbie que pour le Monténégro;

b.) La Porte, en même temps, s'engagerait, par un protocole qui serait signé à Constantinople, de concert avec les puissance médiatrices, à accorder à la Bosnie et à l'Herzégovine un système d'autonomie locale et administrative, c'est-à-dire un ensemble d'institutions locales qui donnerait à la population un certain contrôle sur ses propres affaires locales; ainsi que des garanties contre l'exercice d'une autorité arbitraire. Il ne serait pas question de la création d'un État tributaire.

Des garanties semblables devront être assurées contre une mauvaise administration en Bulgarie.

Les réformes auxquelles la Porte a déjà donné son adhésion dans la note adressée aux représentants des puissances, le 13 février dernier, seront comprises dans les mesures administratives qui seront adoptées en faveur de la Bosnie et de l'Herzé_ovine, et seront étendues, tant qu'elles lui seront applicables, à la Bulgarie.

Le gouvernement de la reine désire que Votre Excellence propose au gouvernement auprès duquel elle est accréditée, une conférence sur ces bases.

Si les autres puissances le jugeaient opportun, le gouvernement de la reine ne s'opposerait pas à ce que ses plénipotentiaires se réunissent, pour des discussions préliminaires, à ceux des cinq autres puissances garantes, avant l'ouverture de la conférence. Les discussions auraient lieu sur les mêmes bases que celles qui sont proposées pour la conférence elle-même.

Signé: DERBY.

« PreviousContinue »