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La proposition britannique fut acceptée par la Porte et par les autres puissances signataires de 1856. En envoyant son adhésion le 19 novembre, le gouvernement russe signala, en termes très nets, que, s'il était d'accord avec Londres sur le but, il ne l'était pas sur les moyens.

On se rappelle que lord Derby posait comme première base: l'indépendance et l'intégrité territoriale de l'empire ottoman. C'est sur ce point que le dissentiment est accusé par le prince Gortchakov de la manière suivante, dans une dépêche du 18 novembre 1876 :

Les deux cabinets sont d'accord sur la nécessité de ramener la paix en Orient et de préserver celle de l'Europe en mettant un terme au déplorable état de la Turquie. Lord Derby reconnait comme nous que, pour arriver à un apaisement solide et durable, il importe d'améliorer d'une manière efficace la condition des sujets chrétiens du sultan par des réformes sérieusement pratiques. Il reconnait également, comme nous, l'insuffisance des réformes sur le papier et la nécessité indispensable des garanties d'exécution.

Nous ne différons d'avis que sur les moyens de réaliser ce but, qui est commun à toute l'Europe.

Le cabinet de Londres voudrait le concilier avec la lettre de stipulations conclues en d'autres temps, dans une autre situation, avec d'autres idées, sans tenir compte des vingt années écoulées et de la pénible expérience qu'elles ont apportée.

Cette expérience a démontré, avec la dernière évidence, que l'action européenne en Turquie s'est condamnée à l'impuissance par les stipulations de 1856, et que la Porte en profite pour perpétuer le régime ruineux pour elle et pour ses sujets chrétiens, désastreux pour la paix générale, révoltant pour les sentiments d'humanité et pour la conscience de l'Europe chrétienne, qu'elle poursuit depuis vingt ans avec la certitude d'une complète impunité.

A différentes reprises, les grandes puissances ont dù se départir de ces principes absolus en intervenant directement dans les affaires de la Turquie, notamment en Syrie, dans les Principautés-Unies, en Serbie et à Candie, et leur intervention a obtenu des résultats partiels et momentanés.

Mais les causes premières du mal, subsistant en permanence et se généralisant, devaient forcément aboutir tôt ou tard aux conséquences que le cabinet russe n'a pas cessé de signaler depuis vingt ans à la prévoyance de l'Europe.

Aujourd'hui, le témoignage des faits est irrécusable. Jamais la diplomatie ne s'est plus agitée autour des questions orientales que

pendant l'année écoulée; jamais l'Europe n'en a été plus troublée, plus menacée dans son repos, ses intérêts, sa sécurité. Jamais les violences par lesquelles les Turcs ont répondu à ses efforts de conciliation et d'apaisement n'ont été plus odieuses et accomplies dans de plus vastes proportions; jamais elles n'ont révélé avec plus d'évidence la profondeur et le caractère incurable du mal qui ronge la Turquie et met en péril la sécurité de l'Europe.

Si les grandes puissances veulent faire une œuvre sérieuse et ne pas s'exposer au retour périodique et toujours aggravé de cette crise dangereuse, il est impossible qu'elles persévèrent dans le système qui en laisse subsister les germes et leur permet de se développer avec l'inflexible logique des choses.

I importe de sortir de ce cercle vicieux et de reconnaître que l'indépendance et l'intégrité de la Turquie doivent être subordonnées aux garanties réclamées par l'humanité, les sentiments de l'Europe chrétienne et le repos général.

La Porte a été la première à enfreindre les engagements qu'elle a contractés par le traité de 1856, vis-à-vis de ses sujets chrétiens. L'Europe a le droit et le devoir de lui dicter des conditions auxquelles seulement elle peut consentir au maintien du statu quo politique créé par ce traité; et, puisque la Porte est incapable de les remplir, elle a le droit et le devoir de se substituer à elle, en tant qu'il est nécessaire, pour en assurer l'exécution.

La Russie, moins que toute autre puissance, peut consentir à renouveler les expériences de palliatifs, de demi-mesures, de programmes illusoires qui ont abouti aux tristes résultats qui sont sous les yeux de tous et réagissent sur sa tranquillité et sa prospérité intérieure.

J'ai souligné les mots destinés à établir en quoi le système russe diffère profondément du fétichisme de lord Derby pour l'indépendance de la Porte.

X

EXPLOSION A LONDRES ET A MOSCOU

Les plénipotentiaires n'étaient pas encore réunis; la Porte n'avait pas même encore adhéré à la proposition an

glaise, lorsqu'un effroyable cri, un double cri, parti à la fois de l'un et de l'autre bout de l'Europe,

Des airs en ce moment vînt troubler le repos,

alors que la perspective de la conférence avait rasséréné l'atmosphère. Dès ce moment, on dût craindre tout ce qui est arrivé.

Le premier ministre de la Grande-Bretagne fit un discours, le 10 novembre 1876 au banquet du lord-maire. S'il a refusé d'associer son pays au mémorandum de Berlin et aux propositions de Soumarokov, c'est parce qu'il prévoyait que les mesures d'exécution y prévues impliquaient une atteinte à l'indépendance et à l'intégrité de la Turquie, une violation éventuelle des traités de 1856 et de 1871. La paix trouvera sa meilleure garantie dans le maintien des traités existants. Cependant l'indépendance et l'intégrité de la Turquie ne peuvent être assurées que lorsque les populations de ce pays seront régies par un gouvernement qui montre de la sollicitude pour leur bienêtre. Sa Seigneurie a ajouté:

J'ai l'espoir que nous pouvons arriver à ce résultat sans la guerre. L'Angleterre est essentiellement une puissance non agressive. Nous n'avons rien à gagner par la guerre; mais aussi, s'il survenait un conflit, aucun pays n'est si bien préparé pour la guerre, parce qu'aucun pays n'a d'aussi grandes ressources.

J'espère, cependant, que l'Angleterre ne fera jamais la guerre que pour une cause juste, et qui toucherait à sa liberté, à son indépendance et à l'intégrité de son empire: une fois commencée, elle la continuerait jusqu'à ce que l'oeuvre de justice soit accomplie.

On ne sait pas précisément si les paroles du premier ministre étaient déjà connues en Russie, lorsque le lende

1. La question est précisément de savoir si l'on peut améliorer la condition des populations en respectant l'indépendance de la Porte. Le prince Gortchakov était dans le vrai en soutenant le contraire. Voir la dépêche précitée du 19 novembre 1876.

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main, 11 novembre 1876, l'empereur Alexandre adressa de son côté aux représentants de la noblesse et de la municipalité de Moscou des paroles qui étaient aussitôt reproduites dans un bulletin extraordinaire du messager officiel :

Je vous remercie, Messieurs, des sentiments que vous avez voulu m'exprimer dans les circonstances politiques actuelles. La situation est aujourd'hui plus claire, et je suis prêt maintenant à accepter votre adresse avec satisfaction.

Vous savez que la Turquie a consenti à la conclusion immédiate d'un armistice que j'ai exigé pour mettre fin à une effusion de sang inutile en Serbie et au Monténégro. Dans cette lutte inégale, les Monténégrins se sont montrés, comme toujours, de véritables héros. Malheureusement on ne peut pas accorder les mêmes éloges aux Serbes, malgré la présence dans leurs rangs de nos volontaires, dont beaucoup ont versé leur sang pour la cause slave.

Je sais que la Russie entière, avec moi, prend la part la plus vive aux souffrances de nos frères de religion et de race; mais, pour moi, les véritables intérêts de la Russie sont les plus chers de tous, et je désirerais éviter jusqu'à la dernière extrémité l'effusion du précieux sang russe.

Voilà pourquoi je poursuis mes efforts pour atteindre, par des moyens pacifiques, une amélioration effective du sort de toutes les populations chrétiennes de la péninsule des Balkans. Des conférences doivent s'ouvrir ces jours-ci à Constantinople entre les représentants des six grandes puissances pour la détermination des conditions de la paix.

Je désire beaucoup que nous puissions arriver à une entente générale; mais, si cet accord n'a pas lieu, et si je vois que nous n'obtenons pas des garanties réelles de l'exécution de ce que nous sommes en droit d'exiger de la Porte, j'ai la ferme intention d'agir seul, et je suis certain que, dans ce cas, la Russie entière répondra à mon appel lorsque je le jugerai nécessaire et que l'honneur du pays l'exigera. Je suis convaincu également que, comme toujours, Moscou donnera alors l'exemple. Que Dieu nous aide à remplir notre sainte mission!

Dans cette grave manifestation, il y a deux points à relever; d'abord l'empereur parle de la cause slave.

XI

SLAVISME

Pour la première fois cet élément est introduit officiellement dans la question d'Orient, vous voyez avec quel éclat. La parole impériale appelle l'attention par le vague même qui l'enveloppe. Où est cause slave?

Est-ce le panslavisme, c'est-à-dire une visée de réunir sous la même domination tous les peuples appartenant plus ou moins à la race slave ou dominés par elle? — depuis l'Adriatique jusqu'à la mer Blanche, des portes

de Vienne à celles de Constantinople et de Salonique, depuis la Bohême jusqu'au Kamtchatka?

Ou bien s'agit-il seulement d'affranchir les populations slaves dans la presqu'île des Balkans pour la formation d'un grand État slave ou d'une chaîne d'États slaves?

Il aurait fallu ne rien dire ou s'expliquer plus clairement. La préconisation de la cause slave en 1876, sous la forme où l'empereur Alexandre la produisait en face de la prévention et de l'ignorance générales, a été, je le crois, malencontreuse.

XII

AGIR SEUL

La seconde remarque porte cette phrase: J'ai la ferme intention d'agir seul. Les mots agir seul avaient déjà été prononcés à Livadia, mais comme une simple menace;

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