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admirable. Osman-Pacha comprit qu'il fallait en quelque sorte rapprocher Vidin de la ligne de marche russe, et, le 19 juillet 1877, il vint à l'improviste occuper Plevna, d'où il empêchait l'ennemi de marcher sur les Balkans. Je ne sais ce qu'il faut le plus admirer ou du trait de génie qui fit venir Osman à Plevna, ou de la promptitude avec laquelle il transforma en un camp inexpugnable la localité qui était le point précis où il ne fallait que se poster pour empêcher les Russes de faire un pas en avant. L'étatmajor russe ne l'avait pas prévu, ou il s'en avisa trop tard.

Une fois que l'heureux et terrible Osman fut installé à Plevna, les Russes avaient à faire de deux choses l'une : ou l'y masquer comme était déjà masquée l'armée du quadrilatère, ou l'en déloger.

Si le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch avait eu sous la main une troisième armée de cent mille hommes, nul doute qu'il eût adopté à sa droite le système de masque qui réussissait si bien à sa gauche; mais il n'avait à sa disposition que cette même armée d'attaque que le mouvement du Turc venait neutraliser pour la marche. Force fut d'entreprendre le délogement d'Osman-Pacha. Les Russes n'étaient pas alors assez nombreux pour investir la place; ils l'attaquèrent de vive force et furent repoussés deux fois, seuls le 30 juillet, et avec les Roumains le 14 septembre 1877.

Ce double échec fut occasionné, non par l'artillerie ennemie, mais par le feu des réserves, qui, placées au centre de la ligne de défense, pouvaient se porter rapidement sur le point menacé :

« Ces deux attaques, dit le général Totleben, nous ont valu une perte de 30,000 hommes... Le feu de l'infanterie turque projetait une grêle de balles à une distance de plus de deux kilomètres. Les efforts les plus héroïques de nos troupes restaient sans résultat, et des divisions de plus de 10,000 hommes se trouvaient réduites à un effectif de 4 à 5,000. Cela tenait à ce que les Turcs ne se donnent pas la peine de viser; mais, cachés dans leurs tranchées, ils

chargent sans s'arrêter. Chaque Turc a 100 cartouches sur lui et, à côté, une caisse de 500 cartouches. Seuls quelques tirailleurs habiles pointent sur les officiers... Le feu de l'infanterie turque produit ainsi l'effet d'une machine roulante qui jette incessamment des masses de plomb à grandes distances...

« Le feu foudroyant et ravageant de l'infanterie turque n'avait jamais été produit jusqu'ici par aucune armée européenne1. >>

Aussi longtemps qu'Osman-Pacha conserva la liberté de ses communications au nord-ouest avec Rahova et Vidin sur le Danube, et au sud avec Sofia par la trouée de l'Isker, il ne put rien surgir de décisif. Chacun des ennemis échouait tour à tour devant une position intermédiaire où il n'aurait pu se maintenir s'il l'avait enlevée. C'est ainsi que, pendant le siège de Paris, les choses se sont passées sur le plateau d'Avron, que les Français et les Allemands conquéraient successivement, sans pouvoir empêcher l'ennemi de les en déloger le lendemain.

Si le chef turc de l'armée concentrée à Sofia eût été un autre Osman, il aurait improvisé sur la trouée des Balkans, le long de la rivière Isker, un autre Plevna, où l'armée d'Osman se serait réfugiée dans le cas, qu'il fallait prévoir, où elle eût été expulsée de sa première position, ou amenée à l'évacuer. Aussi bien l'armée turque du Sud avait-elle été renforcée par les troupes qui venaient de soutenir avec succès l'attaque des Monténégrins. Quant à ces derniers, ils sont trop peu nombreux et trop éloignés pour avoir pu, après leur dégagement, venir inquiéter la gauche des Turcs au sud des Balkans. Les Serbes, plus rapprochés et qui semblaient destinés à jouer, sur la droite des Russes, le rôle que le général Zimmermann remplissait à leur gauche, n'étaient pas encore prêts, ni peut-être

1. Lettre au général Brialmont, dans le Nord du 19 juin 1878.

disposés à marcher. Le mouvement isolé et si inopportun de 1876 les avait épuisés et découragés ; ils ne se prononcèrent qu'après la prise de Plevna.

L'armée turque du sud avait donc toute liberté soit pour sauver Osman-Pacha à l'ouest, soit, à l'est, pour renforcer Mehemet-Ali-Pacha et lui permettre de rompre le rideau du prince héritier; mais Soliman-Pacha ne voulait aider ni Osman, ni Mehemet-Ali. Il s'obstina devant la passe imprenable de Schipka, où Radetzki lui fit perdre inutilement vingt mille hommes.

Enfin l'arrivée de la garde impériale permit aux Russes, déjà renforcés par 25,000 Roumains, d'entreprendre des opérations décisives.

Voilà donc le général Totleben à la tête d'une armée suffisamment nombreuse, patiente, courageuse, éprouvée, bien pourvue d'armes, de munitions. Qu'allait-il faire? enlever la place de Plevna d'assaut? la réduire par l'artillerie, ou l'investir?

L'expérience des guerres récentes et l'insuccès des Russes eux-mêmes dans les premières attaques montrent qu'on ne peut jamais avoir l'espoir fondé d'emporter d'assaut une position convenablement fortifiée, défendue par un nombre suffisant de soldats courageux et pourvus d'armes à tir rapide. J'aurais dit qu'une telle entreprise est impossible, si cette assertion ne dût être bientôt contredite en Asie. Le général Totleben n'essaya pas le coup de main. « Après avoir procédé aux reconnaissances nécessaires, dit-il dans sa lettre au général Brialmont, j'ai trouvé que les positions turques étaient imprenables de vive force. »

Et il y persista jusqu'au bout. « On proposa l'assaut, écrit-il encore, comme moyen d'en finir avec Plevna. Moi, je m'y opposai avec toute l'énergie inspirée par mes convictions. >>

En ce qui concerne l'artillerie, son action bien dirigée est presque toujours décisive en rase campagne; mais qui

se bat maintenant sans être retranché? Or, la guerre de 1877 a été une manifestation de l'impuissance de l'artillerie à réduire un ennemi bien retranché. « L'artillerie, écrit encore Totleben, n'a joué à Plevna qu'un rôle assez secondaire. » La nouvelle guerre se fait avec la carabine et la bèche. Le général Totleben ne tenta pas d'enlever Plevna par le foudroiement de son artillerie.

Restait l'investissement pour réduire l'ennemi par le manque de munitions et de vivres. C'est le parti qu'avait pris l'armée allemande au siège de Paris, mais dès l'abord, sans hésitations, ni tentatives infructueuses d'assaut.

Des combats brillants qui illustrèrent les noms de Gourko et de Skobelev coupèrent à Osman-Pacha toute communication avec Sofia, en même temps que l'armée roumaine l'isolait de Rahova.

L'investissement fut complété par ces grands corps de cavalerie que les Russes savent bien manier, comme ils l'ont montré en 1849 dans la campagne de Hongrie. Les lignes russes étaient fortifiées autant que Plevna.

Voilà donc deux forteresses en présence, l'une assiégée, l'autre assiégeante. Aucune des deux ne peut prendre l'autre de force, exactement comme à Paris en 1870-1871; mais, de ces deux forteresses, l'une, garantie par le prince. héritier, a ses communications libres avec sa base de ravitaillement, tandis que l'autre ne reçoit plus ni vivres, ni munitions, ni nouvelles. Dans ces conditions, et vu que les assiégés ne pouvaient pas plus déloger les assiégeants de leurs lignes qu'être forcés par eux dans les leurs, OsmanPacha devait nécessairement ou tenter d'échapper par une sortie, ou se rendre lorsqu'il aurait épuisé ses munitions et ses vivres. La reddition n'eut rien eu de contraire à

1. Un Américain, essentiellement pratique, est venu offrir au grand-duc Nicolas une carabine à baïonnette-bèche; ce sera l'arme de l'avenir... jusqu'au prochain changement.

l'honneur et aux prescriptions militaires. Osman préféra la sortie en masse.

Pour échapper par ce moyen à un assiégeant égal ou supérieur en force, il faut remplir deux conditions: d'abord, percer la ligue ennemie ; en second lieu, ne pas se trouver, après la trouée, dans une position telle que l'ennemi puisse vous écraser, vous entourer ou vous affamer de nouveau. C'est à quoi, en général, les outranciers de la trouée ne réfléchissent pas suffisamment.

Osman-Pacha tenta la trouée le 10 décembre 1877 sur la direction de Vidin; mais il échoua dans la première opération; il ne réussit pas à forcer la ligne ennemie. Il fut réduit à se rendre sans conditions, avec toute son armée. Il était blessé ; l'empereur Alexandre, qui n'avait pas quitté ses troupes, et le prince de Roumanie, toujours investi du commandement en chef, accueillirent OsmanPacha avec les honneurs qui lui étaient bien dus.

C'est ainsi que les Russes parvinrent à détruire l'obstacle qui les arrêtait par le flanc droit et qui avait mis quelque temps leur armée en péril.

A ce moment un peu tardif, les Serbes entrèrent aussi en campagne contre l'extrême gauche des Turcs; ils attaquèrent Nicha, qu'ils prirent le 10 janvier 1878.

Comme le grand-duc héritier contenait toujours sur le flanc gauche des Russes les Turcs du quadrilatère, l'armée de marche était devenue libre; elle s'élança vers le sud avec un ordre et un entrain qui ont été remarqués. Les Balkans furent franchis vers la fin de décembre, au milieu des neiges, par des chemins impraticables. Le 3 janvier 1878 Sofia, au sud de la grande chaîne, était occupé. A l'extrême gauche, le 9 janvier, le général Radetzki faisait prisonnier le corps qui l'assiégeait à Schipka. Le 15 janvier, Gourko entrait à Philippopolis. L'ennemi avait été partout culbuté et dispersé. L'armée russe triomphait de l'homme comme de la nature. La rapidité et la précision des mouvements, exécutés avec un élan irrésistible,

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