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Il ne me semble pas qu'il puisse y avoir d'hésitation dans ce jugement. Il s'est pourtant produit des divergences d'appréciations que j'attribuerais ou à des malentendus, ou à des communications dont j'ignore l'existence ou à quelque imbroglio, comme il s'en produit trop souvent dans les affaires publiques 1.

1. Voici un récit de M. de Martens : « Le gouvernement russe se décida à déclarer aux cabinets que, si la Porte demandait la paix avant le passage des Balkans, l'armée russe ne dépasserait pas cette limite. Le comte Schouvalov reprit le chemin de Londres avec cette instruction, tandis que l'empereur se rendait à l'armée. Mais lorsque les ordres furent connus au quartier général, ils soulevèrent de vives protestations. Comment s'engager à ne pas passer les Balkans, lorsque tout le plan de la campagne consistait précisément à masquer les deux flancs et à marcher rapidement sur Andrinople... Comment abandonner le sud des Balkans à la domination et aux vengeances des Turcs ?...

<«< En présence de ces objections unanimes, l'ordre télégraphique dut être transmis au comte Schouvalov de ne pas faire usage de ses instructions. Malheureusement, il s'en était déjà acquitté, et il dut rétracter sa déclaration. Cette circonstance fut très fâcheuse: elle jeta un faux jour sur les vues du gouvernement russe, qui, cependant, avait agi avec les meilleures intentions et une parfaite loyauté. »>

(Lettre au directeur de la Nouvelle Revue, dans le Nord du 22 octobre 1880.

LIVRE SIXIÈME

INTERVENTION DE LA ROUMANIE

Depuis le traité de Paris et les actes qui ont suivi, l'empire russe n'avait plus, en Europe, aucun point de contact avec l'empire ottoman. Je veux dire avec les provinces soumises à l'administration du sultan et occupées par ses armées. La Russie était séparée de la Turquie proprement dite par la Moldavie, dont le territoire avait été étendu à cet effet jusqu'à la mer Noire en comprenant la branche la plus septentrionale du Danube.

LA ROUMANIE ET L'EUROPE

Lorsque la dernière guerre d'Orient éclata, c'est-à-dire en 1877, la Moldavie et la Valachie formaient un État séparé de la Turquie, mais tributaire, auquel l'Europe a appliqué le nom de Principautés-Unies, mais qui avait déjà pris lui-même le nom de Roumanie.

Au milieu des Slaves et des Madgyars, les Roumains composent un groupe compacte et homogène, de race et de langue néo-latines; ou plutôt ils font partie d'un groupe néo-latin qui s'étend aussi en Hongrie, en Russie, et qui commence à déborder sur la rive droite du Danube.

Les rapports de la Roumanie avec l'empire ottoman pro

cédaient originairement de plusieurs traités ou capitulations conclus du XIVo au XVI° siècle, entre les sultans et les princes indigènes, tant de Moldavie que de Valachie; mais les actes n'en ont été conservés que par la tradition, en ce sens, du moins, qu'il n'existe nulle part un texte reconnu par les deux parties. Les documents publics de 1834 et de 1858 se réfèrent bien à ces anciennes capitulations, mais sans en reproduire textuellement les dispositions, et, au Congrès de Paris, la Porte a déclaré ne pas reconnaître les textes produits par les Roumains.

Au moment que la guerre éclatait, les relations officielles étaient régies par le traité de Paris et la convention de 1858. Procédons par la production des articles concernant l'éventualité d'une guerre:

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TRAITÉ DE PARIS

Art. 26. - Il est convenu qu'il y aura, dans les Principautés, une force armée nationale, organisée dans le but de maintenir la sûreté de l'intérieur et d'assurer celle des frontières. Aucune entrave ne pourra être apportée aux mesures extraordinaires de défense que, d'accord avec la Sublime Porte, elles seraient appelées à prendre pour repousser toute agression étrangère.

Art. 27. — Si le repos intérieur des Principautés se trouvait menacé ou compromis, la Sublime-Porte s'entendra avec les autres. puissances contractantes sur les mesures à prendre pour maintenir ou rétablir l'ordre légal. Une intervention armée ne pourra avoir lieu sans un accord préalable entre ces puissances.

CONVENTION DE 1858

Art. 8. La Cour suzeraine combinera avec les Principautés les mesures de défense de leur territoire en cas d'agression extérieure, et il lui appartiendra de provoquer, par une entente avec les Cours garantes, les mesures nécessaires pour le rétablissement de l'ordre, s'il venait à être compromis.

Art. 43.

Les milices (il y en avait alors deux, la moldave et la valaque) doivent être réunies toutes les fois que la sûreté de l'intérieur ou celle des frontières serait menacée 1.

1. Comme on le voit, il n'est question nulle part de ce droit à la neutralité que les Roumains ont invoqué plusieurs fois.

Les Principautés-Unies n'ont été signataires ni du traité de 1856, ni de la convention de 1858; cette dernière a été acceptée officiellement par elles. Je dis acceptée, mais sous certaines réserves qui ne sont pas restées mentales. Aux yeux des Roumains, en effet, les privilèges garantis par la convention ne sont pas équivalents à ce qu'ils considèrent comme leur droit inéluctable, résultant des mystérieuses capitulations. Mais, comme ils se trouvaient alors dans une condition moins bonne et que, par l'union restreinte alors prévue, la convention leur ouvrait les plus riantes perspectives, ils ont répondu à l'Europe : « Nous acceptons ce que vous nous donnez; nous vous en remercions, mais nous ne vous donnons pas quittance pour le reste. » C'était franc et habile.

Bien que l'acceptation de la convention fût ainsi accompagnée, et avec raison, de bien des si et des mais, c'était une acceptation, et, au mois d'avril 1877, la Roumanie se trouvait englobée officiellement dans un état de choses qui avait prévu sa participation, avec la Porte, à la défense du territoire dépendant immédiatement ou médiatement du sultan des Turcs. Se concerter avec la Porte pour défendre ce territoire comprenant la Roumanie était une fonction à elle officiellement attribuée, et avec son consentement.

Pratiquement, la question se posait ainsi : les Roumains allaient-ils défendre à l'armée russe l'entrée de leur territoire? Ce parti, à cause de leur infériorité numérique, impliquait un écrasement certain s'ils restaient seuls, ou la translation de la guerre sur leur territoire s'ils appelaient les Turcs sur la rive gauche du Danube. Allaient-ils, au contraire, laisser passer les Russes, de manière à refouler la guerre sur le territoire directement soumis au sultan? Parce qu'ils faisaient encore partie de l'agglomération ottomane, allaient-ils, les yeux bandés, en comptant sans doute sur l'assistance de Mahomet, promise par le sultan, s'engager dans une guerre absolument étrangère

à la Roumanie et en opposition directe avec ses sentiments. chrétiens, puisqu'il s'agissait de savoir si les Turcs pourraient continuer librement à opprimer les Bulgares?

L'exposé qui précède contient les éléments nécessaires pour apprécier la nature et l'étendue des obligations. Nous chercherons maintenant quel était l'intérêt de la Roumanie, mais nous rappellerons d'abord que c'est l'Europe ellemême qui a mis en avant, préconisé et pratiqué la prépondérance de l'intérêt, même sur le droit écrit. Autrement, l'Angleterre, l'Autriche et la France, aux termes du traité du 15 avril 1856, auraient dù elles-mêmes prendre les armes pour défendre l'intégrité de la Turquie.

L'intérêt est à examiner au point de vue permanent el à celui de la crise occurrente.

Il a été introduit depuis quelque temps une forme d'argumentation qui mérite d'être relevée. Quand on a soimême intérêt à ce qu'un tiers fasse une chose qui lui répugne, on prouve clair comme le jour à ce tiers qu'il n'entend rien à ses propres affaires, et on lui montre quel est son intérêt bien entendu.

On a, depuis vingt ans et dans de bonnes intentions, dépensé des trésors d'ingéniosité paradoxale à démontrer aux Roumains que leur intérêt bien entendu était de prendre, partout et toujours, fait et cause pour la Turquie.

Il faut pourtant rappeler qu'en étant associée à la fortune de l'empire ottoman, la Roumanie encourait non seulement la bonne, mais la mauvaise, et que, depuis la paix de Carlovitz en 1699, c'est la mauvaise qui a prévalu; qu'il n'y a rien à gagner à faire partie de l'intégrité d'un empire dont l'état normal est d'être envahi par ses voisins, et qui, malgré tous les billets à La Châtre de l'Europe, n'a pas cessé d'être démembré depuis cent cinquante ans, si bien que le résultat le plus net pour la Roumanie a été d'y perdre la Boukovine, extorquée en 1775 par les Autrichiens, la Bessarabie, empoignée par les Russes en 1812, et le delta du Danube, escamoté par le suzerain lui-même

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