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en 1857. Je me tais sur les projets de compensation, puisqu'ils ont avorté; mais, depuis le commencement de ce siècle, il n'y a pas eu une combinaison de remaniement européen qui n'ait eu pour base d'indemniser quelqu'un en lui donnant cette partie intégrante de l'empire turc, dont on garantissait l'intégrité de l'autre main, en l'élevant à la hauteur d'un dogme. On en rirait, si ce n'était odieux.

Essayons d'être sérieux et honnêtes nous reconnaîtrons que le véritable intérêt (je ne dis pas l'intérêt bien cntendu de tout à l'heure), que l'intérêt, dis-je, des Roumains, est de devenir une Belgique dont la neutralité et l'indépendance soient garanties par l'Europe pour la garde des bouches du Danube. En dehors de cela, il n'y a que de cruelles plaisanteries, du machiavélisme ou de la niaiserie.

L'intérêt du moment était moral et matériel. Comme État chrétien, la Roumanie allait-elle se faire le complice. armé de l'oppression de ses coreligionnaires? Comme cliente de l'Europe, allait-elle soutenir de son sang une résistance que ses puissants patrons venaient de flétrir avec éclat en retirant leurs ambassades? Au point de vue matériel, la Roumanie devait se préoccuper de ne pas transporter le théâtre de la guerre sur son territoire. Ne peuton pas dire qu'elle avait le devoir de chercher à en épargner les horreurs à sa population, parfaitement innocente de tout ce qui se passait "?

Il faudrait un casuiste plus profond que je ne le suis pour trancher la question dans son ensemble. Ce que j'affirme comme publiciste, c'est que l'Europe avait fait à la Roumanie une situation impossible pour l'éventualité qui

1. Voir l'histoire, peu connue, du rapt de la Boukovine dans le Voyage de Paris à l'ile des Serpents, par Cyrille (Adolphe d'Avril), 1 vol. in-12, 1876; Paris, Leroux, page 127.

2. Voir Vattel, liv. III, chap. vii, n° 175. Il parle d'un État indépendant.

s'offrait et qu'on aurait dû prévoir. La pauvre Europe, la feue Europe, comme dirait M. de Beust, est coutumière du fait, témoin la création de la Roumélie orientale.

Elle a le plus souvent de bonnes intentions; elle pèche par légèreté et ignorance, deux causes dont on ne tient jamais assez compte dans l'appréciation des affaires de ce monde en général, des affaires diplomatiques en particulier, et plus spécialement de celles d'Orient. Je reste confondu et effrayé quand je vois éclater certaines ignorances. Les Roumains s'en sont tirés avec beaucoup d'esprit. Afin de faire ressortir le véritable caractère de ce qui va suivre, je demande la permission de le dépouiller de la forme officielle pour entrer dans la réalité et dans la sincérité des choses. Aussi bien les notes, les discours, les manifestes servent-ils quelquefois à déguiser cette réalité que je voudrais mettre en relief. Voici donc ce que les Roumains ont dit aux grandes puissances, ou plutôt ce qu'ils ne leur ont pas dit, mais fait comprendre.

« Vous n'êtes pas seulement nos garants, mais nos pères; vous êtes nos directeurs spirituels. Nous sommes décidés à suivre vos conseils et, ce qui est plus filial, vos exemples.

« Ou vous approuvez la contrainte que la Russie veut exercer sur l'empire ottoman, ou vous ne l'approuvez pas.

« Si vous l'approuvez, ce n'est pas nous, vos fils, qui irons nous jeter entre les jambes de votre gendarme pour soutenir la Sublime-Porte dans une résistance que vous avez tous condamnée avec tant de tapage et une unanimité aussi touchante que rare.

<< Peut-être condamnez-vous que la Russie impose ce que vous avez conseillé. Ce n'est pas logique; mais qu'importe? Brigadiers, vous avez toujours raison. Nous sommes avec vous, et nous emboîterons le pas. Or vous avez bien fait entre vous, pour nous attribuer la fonction de satellite de la Turquie, une convention que nous avons acceptée volentes nolentes; mais trois de vous ont conclu

librement entre eux, le 15 avril 1856, un traité solennel, qui les oblige à défendre la Turquie par les armes. Sans chicaner sur les mots, vous êtes au moins aussi obligés que nous, car c'est vous qui nous avez liés, tandis que vous vous êtes liés vous-mêmes. Messieurs les Anglais, tirez les premiers!

Comment, personne ne bouge! Vous qui avez fait le traité du 15 avril 1856; vous qui comptez les soldats par millions et les écus par milliards, vous ne jugez pas opportun de mouvoir un écu ni un soldat pour défendre le nouveau membre de la chrétienté! Nous suivrons votre précieux exemple; car, évidemment, vous ne voulez pas que nous soyons seuls à se faire tuer, voler et violer par le Grand Turc, nous qui avons si peu de soldats, nous que votre juif Stroussberg a passablements endettés.

<< Ah! vous avez enfin parlé. Vous déclarez tous avec enthousiasme que vous ne consulterez que votre intérêt. Nous comprenons ce muet enseignement. Nous consulterons, comme vous, notre intérêt, qui est de ne pas attirer chez nous la guerre des Circassiens et des Bachi-Bozouks. Voyons, avons-nous bien saisi? Est-ce cela? Répondez donc quand on vous parle !

<<< Personne ne nous dit rien; car nous ne pouvons prendre au sérieux une boutade de lord Derby, prétendant, avec le cœur léger, que le plus simple était d'exécuter la convention de 1858. Ce n'est pas si simple, mylord. D'ailleurs, Sa Seigneurie nous a fait assez comprendre que c'était une pure plaisanterie, en daignant ajouter loyalement que, si nous nous lancions dans le feu, nous pouvions être sûrs de n'en être pas tirés, et que, pendant que nous ferions tuer nos enfants pour défendre la route des Indes, qui ne nous touche pas du tout, John Bull, qui y est seul intéressé, resterait tranquillement à manufacturer et à beefsteaker dans son île.

Donc, messieurs des grandes puissances, nous laisserons passer les Russes, et vous y consentez. >>

En réalité, elles y consentaient; mais elles n'ont pas voulu le dire. Et j'ajoute qu'en cette circonstance, devant une consultation formelle, l'Europe s'est conduite de la manière la plus pleutre qu'on puisse imaginer. Les turcophiles se trouvaient là sur le meilleur terrain pour arrêter la Russie, en interdisant à ses armées de passer la frontière roumaine sous peine de casus belli.

Ce que j'en dis, du reste, c'est en me plaçant, bien malgré moi, au point de vue de ceux qui considèrent comme le suprême devoir d'empêcher la Russie de délivrer la chrétienté d'Orient, lorsqu'ils refusent de le faire eux-mêmes. Personnellement, je me réjouis que les choses aient tourné à ce que les Bulgares et les Bosniaques soient affranchis.

II

LA GARANTIE DE NEUTRALITÉ

Grâce aux explications qui précèdent, nous pouvons nous borner maintenant à une analyse des documents et à un court exposé des faits, en commençant par la négociation relative à la neutralité de la Roumanie, et en faisant seulement remarquer que les actes européens n'avaient pas stipulé cette neutralité : c'était une nouveauté à introduire dans le droit public de l'Europe orientale. A cette affaire se trouvent mêlées les questions posées à l'Europe sur l'attitude que la Roumanie prendrait dans l'éventualité d'une guerre. Dès le mois d'octobre 1876, les troupes roumaines avaient été concentrées pour les manœuvres d'automne, conformément à la loi.

Cette concentration, écrivait le ministre des affaires étrangères le 7 octobre, est d'autant plus justifiée dans les circonstances actuelles que nous devons nous tenir prêts à toute éventualité.

La question de la garantie de neutralité est introduite, le 3 novembre 1876, dans une circulaire expédiée par télégraphe :

Il y a une question, entre autres, qui probablement s'imposera aux négociateurs: c'est la sanction de la garantie accordée à la Roumanie par les traités. Notre neutralité ne serait un bienfait pour l'Europe que si les puissances garantes accordaient à la Roumanie, par un acte international, une garantie spéciale en prévision de l'éventualité d'une guerre entre l'une des puissances et la Turquie. Je vous prie de sonder avec la plus grande discrétion les dispositions à cet égard du gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité.

Le 15 novembre, lord Derby répond que, « n'étant pas seul, il ne peut prendre aucun engagement. »>

Le 17 novembre 1876, M. Ionesco pose nettement la question à tous les cabinets garants:

Si la situation changeait et qu'une guerre éclatât entre les puissances garantes mêmes, qu'adviendrait il alors de notre neutralité? Employez-vous à avoir de la part du gouvernement... une réponse positive1.

Le 16 novembre, le prince Ion Ghica télégraphie de Londres, d'après lord Salisbury:

L'Angleterre ne permettra pas un envahissement; elle est décidée à en faire un cas de guerre (!)

Le 18 du même mois, M. Balaceano écrit de Vienne :

Quant à la garantie spéciale, comme celle de la Belgique, elle ne parait pas compatible avec notre position actuelle. Aussi longtemps

1. Le plus grand nombre des documents cités dans ce chapitre est extrait d'une publication officielle du gouvernement roumain : Ministerul affacerilor straine. — Documente oficiale. Situatiunea Romanilor in Turcia. Constitutiunea ottomana. Garantia neutralitatii Romaniei. — Retrocessiunea gurelor Dunarii. Independenta Romaniei. Bucuresci, Imprimeria Statului, 1878, in-4o, 148, x pages. Ce titre seul montre le caractère néo-latin de la langue roumaine et des Roumains.

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