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neutralité de la Roumanie ont échoué: il a dù tout faire pour éviter que le pays ne devint le théâtre de la guerre. Les institutions seront sauvegardées: Bucarest ne sera pas occupé. Il appartient aux députés de tracer au gouvernement la conduite qu'il aura à suivre.

Le Parlement discuta et approuva les mesures prises par le prince, c'est-à-dire la convention avec la Russie.

La protestation de la Porte ne se fit pas attendre. Savfet-Pacha, dans une circulaire du 2 mai 1877, expose d'abord que, d'après le traité de 1856 et la convention de 1858, la Russie n'avait pas le droit d'effectuer, ni la Roumanie de permettre l'invasion. Il continue:

Il appartient maintenant aux grandes puissances d'apprécier si, en présence des entreprises de la Russie, contre lesquelles la Sublime Porte proteste les armes à la main, l'attitude que le prince Charles a gardée dans ces circonstances est conforme aux obligations qui lui incombaient. Tandis que la Sublime Porte offrait à ce gouvernement les moyens de défendre le pays contre l'invasion de l'ennemi, les ministres de Bucarest traitaient secrètement avec la Russie et concluaient, dès le 16 avril, la convention par laquelle toutes les ressources du pays étaient mises d'avance à la disposition de l'envahis

seur.

La publication de cette convention a révélé une situation que la Sublime Porte était loin de soupçonner, et qui fait peser la plus lourde responsabilité sur un gouvernement qui, oublieux de tous ses devoirs, n'a pas hésité à contracter avec l'étranger des arrangements inavouables, ayant pour but de faciliter l'envahissement de l'empire, trahissant en même temps les intérêts du pays, la confiance du gouvernement suzerain et les espérances que toute l'Europe avait fondées sur les institutions des Principautés-Unies. Le jugement qui doit frapper des actes entachés d'une déloyauté si patente ne saurait être trop sévère.

On ne doit pas perdre de vue que la vraie question est de savoir qui soutenait une cause juste : les Turcs ou les Russes? Le vassal ou sujet le plus loyal n'est pas tenu d'obéir au souverain qui ordonne de verser le sang pour une cause injuste.

IV

LA NEUTRALITÉ DEMANDÉE

En même temps qu'il réglait les conditions du passage des Russes, le cabinet de Bucarest réclamait l'intervention des Puissances garantes contre une attaque éventuelle des Turcs sur le territoire roumain.

Sa prétention était de garder la neutralité. Je laisse la parole à M. Kogalniceano.

L'envahissement de la Roumanie par l'armée et les Bachi-Bozouks turcs ne saurait être justifié par le passage de l'armée russe, ainsi qu'on le fait croire à Constantinople. L'armée russe ne fera que traverser notre pays avec l'assentiment, plus ou moins tacite, des puissances. Nous ne saurions faire ce que l'Europe ne fait pas. Mais, si nous ne pouvons pas nous opposer au passage des Russes, la Turquie ne saurait pour cela être en droit de transporter en Roumanie le théâtre de la guerre. Si donc les puissances nous abandonnent dans des moments si critiques et laissent la Turquie réaliser ses menaces, nous serons forcés de prendre conseil de notre désespoir. (Circulaire du 17 avril.)

Cette communication soulève une question de droit international sur laquelle il convient de s'arrêter. La Roumanie était fondée assurément à dire aux Turcs: Si vous ne m'attaquez pas, j'observerai l'abstention. L'était-elle en contestant à la Turquie le droit de l'attaquer?

Dans notre préoccupation constante de tenir droite la balance de la justice, nous recourrons encore au procédé qui consiste à se mettre à la place d'autrui.

Or, je suppose que, dans quelque circonstance qu'on voudra imaginer, la Suisse, par des considérations d'ordre supérieur ou inférieur, pendant une guerre de l'Alle

magne contre la France, ouvre son territoire à l'armée ennemie et mette toutes les ressources du pays à sa disposition par une convention en vingt-huit articles. Pour nous empêcher d'aller arrêter l'ennemi sur le territoire helvétique, on nous dirait que les Allemands ne feront que passer; que la Suisse n'avait pas la force d'empêcher scule ce passage impérieusement demandé; que l'entrée a eu lieu avec l'assentiment tacite ou exprès des autres puissances; que l'armée suisse n'a pas promis sa coopération ; que nous avons reconnu la neutralité du territoire de la Confédération; que les laitières suisses ont grand'peur des turcos, etc., etc.

Dans une telle espèce, aucun publiciste n'hésitera à déclarer que la France aurait droit d'envahir immédiatement la Suisse pour attaquer, repousser et détruire l'ennemi sur n'importe quel point du territoire de la Confédé

ration.

Dans cette question comme dans bien d'autres, les Turcs ont un grand tort, c'est d'être les Turcs; mais la justice est la même pour tous! Or il faut remarquer que la Roumanie ne jouissait même pas, comme la Suisse, d'une neutalité reconnue par les traités, puisque les traités prévoyaient, au contraire, sa coopération avec la Porte dans la défense du territoire commun. Donc, sans revenir sur l'abstention des grandes puissances, puisque leur compte a été réglé plus haut, ni sur le caractère défectueux de certaines stipulations internationales, j'opine que les Roumaius n'étaient pas fondés à contester aux Turcs la faculté d'aller arrêter l'ennemi sur le territoire occupé. Cette malechance était la conséquence naturelle et légitime de l'ouverture de la frontière, qui mettait les Roumains en la puissance de l'ennemi.

Je rapporterai, mais cette fois sans commentaires, les réponses des grandes puissances à l'appel adressé de Bucarest le 17 avril, appel qui fut renouvelé le 22 du même mois, in extremis, et avec une plus grande insistance

au point de vue de l'humanité. (Documente oficiale, p. 82.) Le 20 avril 1877, l'agent roumain, M. Degré, transmet la réponse de Berlin:

S. E. M. de Bulow a déclaré qu'il ne peut pas promettre l'intervention du gouvernement allemand dans l'intérêt de notre cause.

Après avoir renouvelé l'objurgation de son gouvernement, le même agent télégraphie, le 24 avril :

Le gouvernement allemand insiste pour que la Turquie agisse humainement. Du reste, aucune espérance d'une intervention militaire de l'Allemagne en faveur de la Roumanie. S. E. pense que le traité de Paris n'a pas garanti la neutralité de la Roumanie en cas de guerre. (Voir aussi une lettre du même, le 25 avril.)

M. Callimaki Catargi écrit de Paris, le 19 avril 1877:

Le duc Decazes vient de communiquer par télégraphe aux ambassadeurs français à Londres et à Vienne, l'appel que je lui ai adressé au nom du gouvernement roumain, et il les charge d'inviter les cabinets anglais et autrichien à une démarche qui soit faite en commun auprès de la Porte, dans le but de l'amener à ne pas transporter le théâtre de la guerre sur notre territoire. Je dois ajouter que le duc Decazes m'a très découragé par son peu de confiance dans le succès de cette proposition.

Au moment de la conférence de Constantinople, la Porte avait éprouvé, en faveur de la neutralité de la Roumanie, quelques velléités. Le 16 avril 1877, elle fit sonder le gouvernement britannique sur cette même question, avec l'idée que les puissances garantes, si elles reconnaissaient la neutralité de la Roumanie, empêcheraient la Russie d'envahir le territoire devenu neutre 1.

1. Les documents qui vont suivre sont extraits du 23e Blue Book de 1877. Consultez sur cette question les pièces qui portent les numéros 38, 40, 58, 66, 70 et 81.

Les tendances de la Porte en faveur de la neutralisation sont consignées dans les Documente oficiale de Roumanie, pag. 65,

Voici d'abord de quelle manière fut accueillie l'insinuation de la Porte:

L'ambassadeur turc, écrit lord Derby le 17 avril 1877, m'a laissé un télégramme de son gouvernement s'informant si la question de la neutralité de la Roumanie a formé le sujet de négociations entre les. puissances.

J'ai dit à Musurus-Pacha que, à ma connaissance, aucune négociation n'avait eu lieu avec l'objet de neutraliser cette principauté.

S. E. m'a pressé de faire des démarches, ou de la part du gouvernement britannique ou de concert avec d'autres puissances, pour déclarer le territoire de la Roumanie neutre et pour le protéger contre une invasion russe.

J'ai donné à Musurus-Pacha peu d'encouragement pour supposer que ce pays ou quelque autre puissance prendrait une telle détermination 1.

Il faut bien reconnaître que la Turquie se ravisait un peu tard et, qu'en ne soumettant pas la question à la conférence de Constantinople, malgré les insistances du gouvernement roumain, elle avait commis une grande faute. Savfet-Pacha s'en est, du reste, accusé lui-même. Dans une pièce circulaire qui fut écrite le 2 mars, deux semaines après le télégramme à Musurus-Pacha, le ministre des affaires étrangères du sultan dit:

Il ne dépendait pas de la Sublime-Porte seule de reconnaître et de faire reconnaître par l'Europe la neutralité des Principautés; et si elle n'a pas cru devoir prendre, dans les conférences de Constantinople, l'initiative de la proposition relative à la neutralité perpétuelle des Principautés-Unies, c'est que le but de la conférence était tout autre, et que la Sublime Porte n'aurait pas été en droit de soulever, de son propre chef, ces questions étrangères au programme de la conférence. Elle craignait aussi, en abordant cette question dans un sens quelconque, de fournir de nouveaux motifs de mécontentement à la Russie, qui eût sans doute envisagé une pareille proposition comme une mesure dirigée contre elle.

Précisément parce que la neutralisation de la Roumanie

1. Ce télégramme se trouve, sous le n° 38, dans le 25° Blue Book de 1877. 2. Documente oficiale, pages 48, 51, 54, 57, 61, 65.

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