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LIVRE NEUVIEME

LES EXPLICATIONS PRELIMINAIRES

Le traité de paix qui devait être signé à Berlin a une origine double, ou, pour autrement dire, il est le résultat de deux causes, de deux forces qui ont agi simultanément en sens inverse.

La cause la plus apparente est la guerre dirigée par la Russie contre l'empire ottoman; l'autre cause est l'intervention diplomatique de l'Europe, et, plus spécialement, celle de la Grande-Bretagne. Ce n'est pas la guerre seule qui a fait la paix. Sans l'intervention diplomatique, la guerre arrivait à un résultat très différent de celui qui a été consacré le 13 juillet 1878.

D'un autre côté, ce n'est pas seulement, ni même principalement, au congrès de Berlin que le belligérant victorieux a rencontré les intervenants de l'Europe. L'intervention diplomatique a été simultanée à l'action militaire; elle l'a même précédé : la communication anglaise du 6 mai 1877 est bien postérieure de deux semaines à la déclaration de guerre ; mais il n'avait pas été tiré un coup de canon, et l'armée russe ne franchit le Danube que le 23 juin.

En outre, lorsque la Turquie épuisée dut renoncer à une lutte dont elle sortait militairement avec honneur, les démonstrations de la Grande-Bretagne, sans aller jusqu'à l'action proprement dite, prirent, au commencement de l'année 1878, un caractère qui modifia sensiblement la

position respective où le sort des armes avait laissé le vainqueur et le vaincu. Sans la présence de la flotte britannique dans la mer de Marmara, le traité de San-Stéfano lui-même eût été différent de ce qu'il est sorti des préliminaires d'Andrinople.

Enfin ce ne sont pas les propos échangés autour du tapis vert présidé par le prince de Bismarck, mais c'est l'accord intervenu au préalable entre Londres et SaintPétersbourg qui a dicté les conditions de la paix. Il est impossible de rien comprendre au congrès de Berlin si on l'isole des négociations qui ont abouti à la mission du comte Schouvalov.

La présente étude a pour objet d'exposer, sur la foi des documents officiels, les négociations qui sont la genèse du traité de Berlin et le germe des complications qui suivirent.

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La Grande-Bretagne avait dès le principe, comme les autres puissances, affirmé publiquement sa neutralité officielle. Avant le passage du Danube par l'armée envahissante, le cabinet de Londres adressa à celui de SaintPétersbourg une communication particulière ayant pour objet d'exposer sous quelles conditions, spéciales à la Grande-Bretagne, cette neutralité serait maintenue.

Voici cette grave communication qui est du 6 mai 1877 :

Le gouvernement de S. M. la Reine... n'a pas perdu de temps pour proclamer sa neutralité. Il a, dès le premier jour, averti la Porte qu'elle ne devait pas compter sur son concours et il est bien décidé à poursuivre avec impartialité la ligne politique ainsi an

noncée, tant qu'il n'y aura d'engagés que les seuls intérêts turcs. Si la guerre actuelle venait malheureusement à s'étendre, cela pourrait compromettre certains intérêts que le gouvernement anglais est tenu et décidé à défendre, et il lui a paru désirable de définir clairement, en tant qu'on peut le faire dans les circonstances présentes, quels sont les plus importants de ces intérêts.

En première ligne figure la nécessité de laisser ouvertes, intactes et ininterrompues les communications entre l'Europe et l'Orient par le canal de Suez.

Une tentative de blocus ou d'intervention d'un autre genre dans le canal ou ses abords serait considérée par l'Angleterre comme une menace pour l'Inde, et comme une grave atteinte au commerce du monde.

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Sur ces deux chefs, la moindre mesure prise dans un sens ou dans l'autre et le gouvernement anglais espère que ni l'un ni l'autre des belligérants n'a l'intention d'en adopter - rendrait impossible le maintien de son attitude de neutralité passive. Les intérêts commerciaux et financiers des nations européennes se trouvent si largement engagés en Égypte qu'une attaque contre ce pays ou son occupation, même temporaire dans des vues stratégiques, ne pourraient être acceptées avec indifférence par les puissances neutres; mais dans tous les cas, elles ne le seraient certainement pas par l'Angleterre.

L'importance de Constantinople, tant au point de vue militaire qu'au point de vue politique et commercial, est trop généralement reconnue pour avoir besoin d'être démontrée. Il est, par conséquent, inutile de vous signaler que le gouvernement de Sa Majesté ne verrait pas d'un œil indifférent passer en d'autres mains que celles de ses possesseurs actuels une capitale placée dans une situation aussi importante.

Les dispositions actuellement existantes prises sous la sanction de l'Europe, réglant la navigation du Bosphore et des Dardanelles, lui paraissent sages et salutaires, et, à son avis, il y aurait de graves inconvénients à y introduire la moindre modification.

Le gouvernement a jugé utile de vous exposer ainsi franchement ses vues. Le cours des événements peut montrer qu'il a encore d'autres intérêts, tels, par exemple, que dans le golfe Persique, qu'il serait de son devoir de protéger; mais il ne doute pas que ces indications suffisent pour faire connaître à Votre Excellence les limites dans lesquelles il espère voir la guerre se renfermer, ou, dans tous les cas, celles dans lesquelles le gouvernement anglais entend maintenir sa politique d'abstention et de neutralité.

Il a la confiance que l'empereur de Russie appréciera son désir de voir sa politique bien comprise et se conformera aux assurances données à Livadia et publiées à la requête de Votre Excellence, lorsqu'il donna sa parole d'honneur qu'il n'avait pas l'intention de s'emparer de Constantinople, en ajoutant que si les nécessités de la guerre l'obligeaient à occuper une partie de la Bulgarie, cette occupation

ne serait que provisoire et ne durerait que jusqu'à ce que la paix et le salut de la population chrétienne fussent assurés.

Le gouvernement anglais ne peut mieux prouver sa confiance dans ces déclarations de S. M. Impériale qu'en priant Votre Excellence de transmettre à S. M. l'Empereur et au gouvernement russe les franches explications sur la politique anglaise que j'ai eu l'honneur de vous soumettre.

(Signé) DERBY.

II y a d'abord à relever, dans cette communication, la désinvolture avec laquelle le cabinet de Saint-James répudie toute espèce de solidarité, même de connexité entre les intérêts britanniques et ceux de la Turquie.

Les indications relatives à Constantinople et à la Bulgarie sont une superfétation, car que peut-on demander de plus à un gouvernement non parlementaire que la parole d'honneur du souverain, déjà donnée spontanément à Livadia? Alexandre n'avait-il pas déclaré qu'il ne voulait garder ni Constantinople ni la Bulgarie '?

La déclaration relative au canal de Suez est une redondance destinée à retentir dans les blue books, car lord Derby n'a jamais pu imaginer que la Russie eût l'intention, même les moyens de bloquer Port-Saïd ou d'occuper le Caire, et, le pût-elle, qu'elle y trouvât le moindre intérêt.

Quant à l'insinuation sur le golfe Persique, afin d'être rassurés de ce côté, les Anglais n'avaient qu'à se remémorer leur stérile expédition de Mohamera, en 1857.

Le maintien des dispositions européennes relatives au Bosphore et aux Dardanelles, était alors le seul point sérieux dans cette énumération de l'intérêt anglais. Et c'était réellement grave, car on devait savoir pertinemment dans toutes les chancelleries que la Russie, une fois garantie l'amélioration du sort des chrétiens, entendait exiger pour elle-même deux concessions à savoir, la

1. Voir infrà la conversation du 8 juin, où la pensée russe sur Constantinople est précisée.

rétrocession bessarabique et la liberté complète des détroits.

La réponse du prince Gortchakov est du 30 mai 1877 :

Le cabinet impérial n'a l'intention ni de bloquer le canal de Suez, ni d'entraver ou menacer en aucune façon la navigation sur ce canal. Il considère le canal comme un ouvrage international dans lequel le commerce du monde entier est intéressé et qui doit être à l'abri de toute attaque.

L'Egypte fait partie de l'empire ottoman et son contingent figure dans l'armée turque. La Russie pourrait, par conséquent, se considérer comme étant en guerre avec l'Égypte. Cependant, le cabinet impérial ne perd de vue ni les intérêts européens engagés dans ce pays, ni les intérêts anglais en particulier. Il ne comprendra past l'Égypte dans le cercle de ses opérations militaires.

En ce qui concerne Constantinople, le cabinet impérial, tout en ne pouvant dès aujourd'hui préjuger les événements et l'issue de la guerre, réitère l'assurance que la conquête de cette capitale n'entre pas dans les desseins de M. S. l'Empereur. Son gouvernement reconnait que, quoi qu'il arrive, l'avenir de Constantinople est une question d'intérêt général qui ne saurait être résolue que d'un commun accord, et que, si la possession de cette ville venait à être mise en question, on ne saurait consentir à ce qu'elle appartìnt à l'une ou à l'autre des grandes puissances européennes.

Quant aux détroits, quoique leurs rives appartiennent au même souverain, ils forment l'entrée de deux grandes mers où le monde entier a des intérêts engagés. Il est, par conséquent, d'une importance majeure, dans l'intérêt de la paix et de l'équilibre international, que cette question soit résolue au moyen d'une entente générale sur des bases équitables et efficacement garanties.

Lord Derby a fait allusion à d'autres intérêts britanniques qui pourraient être affectés par l'extension éventuelle de la guerre, tels, par exemple, que le golfe Persique et la route de l'Inde. Le cabinet impérial déclare qu'il n'étendra pas la guerre au delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but hautement et nettement avoué qui a déterminé l'Empereur à prendre les armes. Il respectera les intérêts anglais signalés par lord Derby aussi longtemps que l'Angleterre restera neutre.

Ainsi sur la question des détroits, le cabinet russe ne ferme la porte à aucune suggession ultérieure ; mais il déclare se soumettre à une entente générale. C'est une concession très sérieuse."

Après avoir ainsi donné satisfaction complète aux inté

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