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rêts anglais, le prince Gortchakov, demande, à son tour, le même respect pour les intérêts russes, et il définit ces intérêts comme on va le voir :

Il (le cabinet impérial) est en droit d'attendre que le gouvernement anglais, de son côté, prendra en sérieuse considération les intérêts spéciaux de la Russie engagés dans cette guerre et pour lesquels elle s'est imposé de si lourds sacrifices. Ces intérêts consistent dans la nécessité absolue de mettre fin à la situation déplorable des chrétiens soumis à la domination turque et à l'état de trouble chronique dont elle est la cause.

En quoi cette « situation déplorable» et ce « trouble chronique » sont-ils des intérêts russes? C'est ce que le chancelier de l'empire va expliquer dans la suite de la même dépêche :

Cet état de choses et les actes de violence qui en résultent répandent en Russie une agitation provoquée par le sentiment chrétien si profondément enraciné dans le peuple russe, et par les liens de race et de religion qui rattachent ce peuple à une grande partie de la population chrétienne de la Turquie. Le gouvernement impérial est d'autant plus obligé de tenir compte de cette agitation qu'elle réagit sur la situation intérieure et extérieure de l'Empire.

A chacune de ces crises, on suspecte et on accuse la politique de la Russie; et ses relations intérieures, son commerce, ses finances et son crédit en sont affectés. S. M. l'Empereur ne saurait indéfiniment laisser la Russie exposée à ces accidents ruineux qui entravent son développement pacifique et lui causent des maux incalculables. C'est pour en tarir la source que S. M. Impériale s'est décidée à imposer à son pays le fardeau de la guerre.

Le but ne saurait être atteint aussi longtemps que les populations chrétiennes de la Turquie ne seront pas placées dans une situation dans laquelle leur vie et leur sécurité soient suffisamment garanties contre les abus intolérables de l'administration turque. Cet intérêt, qui est un intérêt vital pour la Russie, n'est en opposition avec aucun des intérêts de l'Europe, laquelle, d'ailleurs, souffre elle-mème de l'état précaire de l'Orient.

Le cabinet impérial avait essayé d'atteindre le but désiré au moyen de la coopération des puissances amies et alliées. Forcé aujourd'hui de le poursuivre tout seul, notre auguste maître est résolu à ne pas déposer les armes avant de l'avoir atteint sûrement avec des garanties efficaces pour l'avenir.

Il y a deux éléments dans cet exposé : l'intérêt matériel

et le côté moral. Sur la question du tort matériel, l'exposé du chancelier est vague et nullement persuasif. Les considérations morales sont d'un autre poids. Le prince Gortchakov met en avant le sentiment chrétien du peuple russe et ses liens avec la plupart des populations de la Turquie. Seulement je me permettrai de faire remarquer qu'ici, comme dans le discours impérial prononcé à Moscou, le 11 novembre 1875, il eût été préférable de ne pas mêler la race et la religion.

Présentée ainsi, l'idée de race soulève bien des objections. Il a été fait depuis longtemps, entre l'idée race et le fait nation des confusions intentionnelles, qui inspirent de légitimes et générales inquiétudes. Si l'on admet que Moscou soit fondé à agir en faveur du Bosniaque parce qu'il est slave; si on laisse acclimater cette prétention sur le terrain du droit international, elle mènera plus loin que nul ne veut aller... s'il n'y trouve son intérêt. Demain, on nous prêchera que Berlin a reçu de Hégel la sainte mission d'étendre son bras civilisateur sur je ne sais quelle race qui comprendra les Hollandais et d'autres.

Aussi conclus-je que pour rallier l'opinion générale à une cause qui est légitime et même attrayante par d'autres côtés, le cabinet russe eût agi plus sagement en ne laissant pas percer, dans le plaidoyer du 30 mai 1877, un bout d'oreille slave.

Ai-je besoin d'ajouter que cette remarque ne doit aucunement être interprétée dans un sens défavorable à la cause des Monténégrins ni aux justes revendications des Serbes et des Bulgares, dont je me déclare, au contraire, le champion?

Voilà un ordre de considérations qui pourrait nous entraîner bien loin. Arrêtons-nous : ce qui précède suffit à montrer qu'il était opportun de rappeler et de rapporter les deux professions qui furent émises par l'Angleterre et la Russie au moment solennel où les armées ennemies allaient se porter les premiers coups.

II

EXPLICATIONS SUR LA PAIX FUTURE

A la suite des explications qui avaient été produites à Londres sur la définition réciproque des intérêts, le comte Schouvalov dit, en addition, à lord Derby, qu'il était autorisé à offrir un échange d'idées sur les conditions possibles de paix. Son Excellence ajoutait que ces conditions étaient possibles sous deux réserves: 1° que les autres puissances gardent la neutralité; 2° que la Porte soit disposée à venir à conditions avant que les troupes russes (qui n'avaient pas encore passé le Danube) n'aient franchi la ligne des Balkans. Voici le mémorandum de la conversation qui eut lieu le 8 juin 1877'.

En ce cas, la paix pourrait être conclue aux conditions suivantes : La Bulgarie jusqu'aux Balkans serait constituée en province vassale autonome, sous la garantie de l'Europe. Les troupes et les autorités turques en seraient éloignées, et les forteresses désarmées ou rasées. L'autonomie y serait établie avec l'appui d'une milice nationale à organiser le plus tôt possible.

Les puissances s'entendraient pour assurer à la partie de la Bulgarie qui est au sud des Balkans, ainsi qu'aux autres provinces chrétiennes de la Turquie, les meilleures garanties pour une administration régulière. (Voir plus bas la rectification de cet article.)

Le Monténégro et la Serbie recevraient une augmentation de territoire à déterminer d'un commun accord.

La Bosnie et l'Herzégovine seraient pourvues d'institutions qui seraient, du consentement commun, jugées compatibles avec leur état intérieur, et de nature à leur garantir une bonne administration indigène.

En ce qui concerne la Roumanie, qui vient de proclamer son indépendance, l'empereur est d'opinion que c'est une question qui ne peut être résolue que par une entente générale..

1. Le comte Derby à lord Loftus, les 8 et 9 juin 1877.

Si la Porte demande la paix et accepte les conditions énumérées plus haut avant que nos armées n'aient franchi la ligne des Balkans, la Russie consentira à faire la paix; mais en se réservant le droit de stipuler certains avantages spéciaux comme compensation pour les frais de la guerre. Ces avantages n'excéderaient pas la partie de la Bessarabie cédée en 1856, jusqu'au bras septentrional du Danube (c'est-à-dire que le delta formé par les embouchures de ce fleuve resterait exclu), et la cession de Batoun avec le territoire adjacent. Dans ce cas, on pourrait donner, de commun accord, comme compensation à la Roumanie, soit la proclamation de son indépendance, soit une partie de la Dobroudja.

Si l'Autriche-Hongrie, de son côté, demandait une compensation, soit pour l'extension acquise par la Russie, ou comme garantie contre les nouveaux arrangements mentionnés plus haut au bénéfice des principautés chrétiennes de la presqu'ile des Balkans, la Russie ne s'opposerait pas à ce qu'elle cherchât cette compensation en Bosnie et en partie dans l'Herzégovine...

Si le gouvernement turc refusait, la Russie serait obligée de poursuivre la guerre jusqu'à ce que la Porte fût obligée d'accepter la paix. Dans ce cas, les conditions du cabinet impérial pourraient être modifiées... . . . . Il est important pour l'empereur de savoir si, dans les limites indiquées, il peut compter sur la neutralité de l'Angleterre, neutralité qui exclurait même une occupation temporaire de Constantinople et des détroits par cette dernière puissance.

Quelques jours après, c'est-à-dire le 14 juin, l'ambassadeur russe venait modifier sà communication, en ce qui concerne la Bulgarie du sud. Voici en quels termes le comte Derby annonçait le même jour à lord Loftus cette importante modification :

Après mûr examen de la situation, le prince Gortchakov est arrivé à la conclusion que la séparation de la Bulgarie en deux provinces séparées serait impraticable. Les informations locales ont prouvé que la Bulgarie doit rester une seule province; sinon, la partie la plus laborieuse et la plus intelligente de la population bulgare, et celle qui a notablement le plus souffert de la mauvaise administration turque, resterait exclue des institutions autonomes.

Ainsi, avant que les armées russes eussent franchi le Danube, le cabinet de Londres connaissait, en substance, toutes les conditions que l'empereur Alexandre comptait imposer à la Porte. La même communication était adres

sée confidentiellement à Vienne et à Berlin 1. Bientôt, c'està-dire le 30 juillet, le colonel Wellesley, attaché militaire, recevait de la bouche de l'empereur des confidences presque identiques'.

Il n'y eut donc pas surprise. Si quelque cabinet voulait empêcher la Russie de donner ce résultat à sa victoire. éventuelle, il fallait l'empêcher de vaincre et ne pas attendre que ses armées fussent à San-Stefano; mais peut-être croyait-on alors à Londres que les Turcs seraient vainqueurs on peut tout supposer en fait d'illusions britanniques lorsqu'il s'agit de l'Orient.

Les 12 et 14 juin, le comte Derby télégraphiait à l'ambassadeur de la reine à Constantinople la communication russe, et demandait à Son Excellence s'il y avait quelque probabilité que la Porte consentit à ces conditions. La réponse de M. Layard est consignée dans deux dépêches, en date du 13 et du 19 juin. Les extraits suivants présentent un haut intérêt, parce qu'ils permettent de tâter le pouls à la diplomatie militante de l'Angleterre au début des hostilités :

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.....

Si le Sultan venait à consentir à cela dans les circonstances actuelles, cela lui coûterait probablement le trône, sinon la vie... Il y a un parti puissant au palais, soutenu au dehors par le vieux parti musulman fanatique, opposé à la paix et déterminé à poursuivre la guerre jusqu'à la dernière extrémité. Il est composé d'hommes acharnés et ne reculerait devant aucune mesure s'il croyait qu'on fût sur le point d'imposer à la Turquie des conditions qui conduiraient à la chute de l'empire, à l'extermination finale de ceux qui professent la religion mahométane dans les territoires européens du sultan. Que ces craintes fussent bien fondées ou non, elles existeraient, et, bien que je sois très loin d'être un alarmiste, il m'est difficile de douter qu'elles aboutiraient à d'effroyables massacres...

Je crois qu'il serait extrêmement peu désirable, sinon dangereux pour l'Angleterre, de suggérer à la Porte l'acceptation de conditions comme celles proposées par la Russie. Toute l'influence que nous

1. Le comte Derby à lord Loftus, les 8 et 9 juin 1877.

2. Voir le Blue Book de 1878, no 9.

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