Page images
PDF
EPUB

éveiller l'esprit, car il ne s'agit pas aujourd'hui uniquement des contrées danubiennes, mais aussi de la Macédoine et de Salonique. L'Autriche est un bras tendu de l'Allemagne non plus seulement vers la mer Noire, mais vers la mer Égée. Cette nouvelle aspiration est d'autant plus menaçante que, sur la voie de Salonique, l'Allemagne ne rencontre pas aussi directement la Russie que sur le Danube, et que l'Angleterre s'est obstinée longtemps à ne regarder que du côté russe: Moscou lui masque Berlin.

D'autres perspectives s'étant ainsi ouvertes à la deutsche Kultur, si l'on avait eu à refaire, en 1876, l'alliance austroprussienne du 20 avril 1854, on ne se serait pas borné à parler du bassin compris entre les Karpathes et les Balkans. On y eût ajouté l'Herzégovine et la Macédoine. A la suite du Danube et peut-être avant le Danube, on eût mentionné les affluents méridionaux de la Save et tout le cours du Vardar. Les solidarités se maintiennent lorsque les principes vitaux sont identiques; mais le développement des intérêts et des aspirations enfante des exigences nouvelles. Le fond reste le même : « Marche de l'Allemagne vers l'Est; solidarité avec l'Autriche. >>

La nécessité de tenir compte de cette situation a été la cause des engagements scellés à Reichstadt en 1876, non plus, comme en 1854, entre la Prusse et l'Autriche à l'encontre de la Russie, mais entre la Russie et l'Autriche avec l'assentiment de Berlin. Il fut dès lors parfaitement et irrévocablement stipulé entre les trois empereurs que, ni pendant la lutte qu'on prévoyait, ni dans les arrangements qui devaient suivre. il ne serait porté aucune alteinte, soit aux intérêts vitaux et permanents de l'Allemagne, soit aux intérêts spéciaux et aux aspirations de l'Autriche.

L'empereur Alexandre a tenu surabondamment cette promesse jusqu'à y compromettre dans le traité de paix, son influence sur une portion des lougo-Slaves. Il faut donc bien garder dans la tête que, si l'alliance, je dirai

même la paix entre la Russie et la Prusse a été maintenue en 1854 et en 1878, c'est parce que la Russie n'a pas porté atteinte aux intérêts et aux aspirations de l'Allemagne. J'ajoute avec assurance que si, à l'une ou à l'autre de ces époques pendant la lutte ou les négociations, ces mêmes intérêts avaient été menacés ou ces aspirations entravées, la Prusse, malgré l'amitié des souverains et les services rendus, aurait fait la guerre contre les Russes en 1854 et en 1878. Si demain les intérêts permanents et essentiels de l'Allemagne venaient à être atteints par la Russie, la Prusse ferait demain la guerre à la Russie. En effet dans la balance des objectifs prussiens l'intérêt de l'Allemagne primera toujours le souci de l'alliance russe. Sur ce terrain allemand, la Russie a fait plusieurs fois des concessions, des sacrifices; la Prusse, jamais. En d'autres termes, à cause des solidarités commerciales et autres, l'empereur allemand, dans les questions orientales, est l'allié de l'Autriche plus que l'ami de la Russie.

L'empereur de Russie, avons-nous dit, avait su, dès le début, avec un tact politique supérieur, faire la part du feu, c'est-à-dire sacrifier résolument et sans arrière-pensée tout ce qui de près ou de loin pouvait porter ombrage aux intérêts dont le roi de Prusse, empereur allemand, est le gardien suus et necessarius. L'alliance virtuelle des deux cours pouvait donc s'exercer librement pour assurer à la Russie sa liberté d'action, sauf l'intervention de la Prusse pour peser dans la balance allemande les conséquences de la victoire.

Nous pourrons maintenant, sans autre préliminaire, rapporter ce que l'ancien plénipotentiaire de la Prusse à Francfort en 1854, est venu dire au Reichstag, dans la séance du 19 février 1878. Nous y joindrons quelques observations sur les divers points traités par le chancelier. Pouvions-nous choisir pour notre commentaire un texte plus autorisé ?

III

LE DISCOURS DU PRINCE DE BISMARCK

On dit que la parole a été donnée à l'homme et la dépêche au diplomate pour déguiser sa pensée, lorsqu'elles ne servent pas toutes les deux à ne rien dire du tout, un talent fort apprécié en certaines chancelleries. Si les mêmes imputations peuvent s'appliquer souvent aux discours parlementaires, ce ne sera certes pas aux paroles du personnage qui, le 19 février 1878, est venu devant l'assemblée de l'Empire, exposer la politique que l'Allemagne adoptait, à l'encontre de la Turquie, entre les Anglais et les Russes.

Sans porter l'estampille de la Wilhelmstrasse, un discours du prince de Bismarck est toujours un événement diplomatique des plus significatifs: la rhétorique n'a rien à voir dans un tel discours. Le prince Othon est moins un orateur sur le rostre qu'un combattant sur la brèche. On a prétendu que la politique hongroise a des bottes; on peut dire que l'éloquence de M. de Bismarck a un casque. Ce qui caractérise cette éloquence, c'est une franchise rude. Avec ce diable d'homme, on sait à quoi s'en tenir : c'est bien du bois vert. La finesse du chancelier allemand (quand il est à la tribune) consiste précisément à ne pas mâcher son idée, à vous dire la chose comme elle est, sans réticence, à brûle-pourpoint, ex abrupto, en dehors de toute préoccupation académique. Certains discours de lord Palmerston peuvent donner une idée de cette éloquence à bout portant, familière, peu appréciée des cuistres, mais digne, assurément, de toute l'attention des hommes d'État 1.

1. Pour l'un comme pour l'autre de ces deux grands personnages, il doit être bien entendu que je préconise seulement la forme.

La rudesse dn prince de Bismarck est assaisonnée de belle humeur elle éclate bientôt en une raillerie qui emporte la pièce, comme jamais pièce n'a été emportée. On ne peut s'en défendre, il faut rire ou se fàcher. Quel quefois même on rit en se fâchant. Lorsque le chancelier se trouvait aux prises avec les hommes du parti conservaleur, ses premiers alliés, amené à brûler ce qu'il avait adoré, il était plutòt brutal qu'autre chose; c'était Jupiter qui se fâche parce qu'il a tort, ou Odin; mais il y a toujours plaisir à l'entendre quand, à coups de massue ou par le persiflage, il roule les gens du parti national-libéral. Et le plaisir est pour nous sans mélange, car ceux qui s'appellent nationaux-libéraux (et qui ne sont pas du tout libéraux dans le sens élevé) forment, en Allemagne, le seul groupe qui soit systématiquement et peut-être irrémédiablement hostile à la France.

Au point de vue de l'art, ce mélange de franchise, de violence et de raillerie est assurément très remarquable, et il l'est d'autant plus que, dans l'espèce, le sujet semble faire de l'éloquence sans s'en douter, comme M. Jourdain sa prose.

Le débat s'ouvre sur une interpellation de M. de Bennigsen.

L'Allemagne, a-t-il dit, est moins intéressée que d'autres dans la question d'Orient; mais elle a un intérêt direct au maintien de la liberté de commerce et de navigation sur la mer Noire par le Danube. Le parti nationallibéral a craint d'abord que la solution, pacifique ou belliqueuse amenât un affaiblissement notable de l'AutricheHongrie. Pendant la première période de la guerre, il a craint l'affaiblissement de la Russie, ce qui aurait poussé l'Allemagne dans des combinaisons toutes nouvelles. Depuis la prise de Plevna, il craint que la Russie ne menace les intérêts légitimes d'autres États (quand aura-t-il tout craint?). M. de Bennigsen veut une politique de paix, mais il ne voudrait pas que les intérêts de l'Allemagne fussent

compromis.» (Assentiment.) La parole est au prince de Bismarck.

L'idée ne m'est pas venue de substituer une froide analyse aux paroles même du chancelier. Le lecteur nous en saura gré et regrettera certainement que nous n'ayons pu lui donner que les passages les plus significatifs.

La première partie du discours expose l'état des choses. 1° Lu Bulgarie. -Les déclarations sur la Bulgarie ont

de l'importance.

Le premier point, dit M. de Bismarck, est la constitution de la Bulgarie, et, à cet égard, il y a d'abord à s'occuper de la question de la délimitation, telle qu'elle a été discutée à la conférence de Constantinople...

La différence entre les délimitations n'est pas, à mon avis, d'une telle importance que, pour cela, la paix de l'Europe puisse être menacée.

La situation ethnographique de la Bulgarie, comme je le sais de source authentique, et comme il résulte de la meilleure carte que nous connaissions, celle de Kiepert, est de telle façon que les limites nationales descendent à l'ouest à peu près sans mélange jusqu'au delà de Salonique et vont à l'est avec un peu de mélange d'éléments tures jusqu'à la mer Noire, tandis que la conférence (de Constantinople), autant qu'on peut le voir par ses délibérations, s'est arrêtée dans la Bulgarie orientale, un peu au nord des limites de la nationalité, et, en revanche, a peut-être, à l'ouest, rattaché à la Bulgarie un peu plus que le territoire habité par une population exclusivement bulgare.....

Ce sera l'affaire des délibérations des puissances qui ont signé le traité de 1856, de préciser plus exactement ces limites laissées ouvertes ou indéterminées.

On connaissait déjà le chancelier sous plusieurs aspects: mais le Bismarck ethnographe a bien son intérêt et un intérêt multiple. D'abord il n'est pas mal de montrer à ses émules en herbe et à ses rivaux en fleurs que le chancelier de l'Empire s'est cru obligé de connaître et par conséquent d'étudier la question bulgare. Il sait son Kiepert sur le bout du doigt. En second lieu, une déclaration ethnographique de M. de Bismarck est plus qu'une opinion; c'est un événement. Cette déclaration a un poids spécifique

« PreviousContinue »