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Bismarck repousse énergiquement l'insinuation que l'Allemagne serait intéressée dans une prétendue duperie de l'Autriche par la Russie.

Nos relations avec l'Autriche, a-t-il dit, ont le caractère d'une franchise mutuelle complète et d'une confiance réciproque. C'est spécialement le cas pour les relations entre moi-même et le comte Andrassy.

L'alliance de la Prusse ne sera pas, en 1878, aussi avantageuse à la Russie qu'en 1854. D'après ce qui précède, il est facile de comprendre l'attitude de 1854 et celle de 1878. Pendant la guerre de Crimée, la Prusse avait assuré solidement l'intérêt allemand par l'occupation autrichienne des Principautés : elle trouvait une double satisfaction à venir en aide à la Russie et à faire un échec aux puissances occidentales. En 1878, une fois la guerre terminée, les idées du cabinet russe ou plutôt les aspirations de ses clients se rencontrèrent en opposition avec les aspirations allemandes vers la mer Égée: la Prusse, sera amenée, volens nolens, à faire échec à la Russie dans le congrès de Berlin. Elle le fera « avec le cœur léger », et, ce qui est significatif, le procédé pour garantir les intérêts allemands sera encore une occupation autrichienne,

comme en 1854.

Voici ce que nous voulions faire ressortir : la persistance et l'unité d'une politique qui se manifeste successivement par des procédés identiques, et pour suivre toujours la même voie.

III

QUELQUES CONSIDÉRATIONS PLUS GÉNÉRALES

Je ne pourrais rien ajouter à ce qui fut proclamé du haut de cette tribune sur la politique de l'Allemagne à l'égard de la crise qui sévissait alors en Orient. Il reste à nous transporter sur un terrain plus étendu, où nous conduira la conclusion générale aussi de M. de Bismarck:

L'Allemagne, a dit le chancelier, ne peut faire une guerre que pour la défense de son indépendance à l'extérieur, la défense de son unité à l'intérieur; que pour la défense d'intérêts tellement évidents que nous soyons portés, non seulement par le vote unanime du conseil fédéral, mais par l'entière conviction et l'enthousiasme de l'armée allemande. Ce n'est qu'une guerre de cette nature que je sois disposé à conseiller à l'Empereur. (Vive approbation et applaudissements prolongés.)

Voilà qui est clair, comme tout ce qui sort de cette bouche l'Allemagne n'emploiera jamais, pour la défense de la justice et la protection du droit, la grande force qu'elle tient en main. L'autorité de l'empereur allemand ne sera jamais une magistrature en Europe. Le soldat allemand ne coiffera son casque pointu que pour sauvegarder un intérêt allemand. Le faible, menacé par le fort, est bien et duement prévenu qu'il n'a pas à compter sur le nouvel empire. Il n'y a pas de juge à Berlin, mais un avocat armé jusqu'aux dents et qui ne plaide que pour sa paroisse. Chacun pour soi et l'Allemagne pour l'Allemagne.

La brusque franchise du chancelier devait frapper l'esprit pratique des Anglais, et leur donner à réfléchir sur leur triste politique de 1878. Écoutez Pall Mall Gazette:

Les Français avaient, du moins, des instincts généreux; et, s'il leur arrivait quelquefois de donner des inquiétudes à leurs voisins,

c'était parce qu'ils mettaient les intérêts de l'humanité au-dessus de ceux de l'équilibre européen. Les Allemands, au contraire, — le discours de M. de Bismarck le prouve ne connaissent que la politique de l'égoïsme national; et lorsque le chancelier déclare qu'il n'aspire pas, pour l'Allemagne, au rôle d'arbitre, cela signifie tout simplement que l'égoïsme lui défend de lever la main pour éviter à l'Europe les horreurs d'une conflagration générale.

Il me sera permis de hasarder une dernière remarque. Le système proclamé avec tant d'autorité, le 19 février 1878, ne répond pas du tout aux prétentions persistantes et raisonnées dont les penseurs et les poètes allemands fatiguent le monde entier depuis le demi-siècle. Que devient le rôle universel et civilisateur, dévolu de plein droit à la race allemande, qui est le sel de la terre? La Prusse n'est-elle plus « une harpe gigantesque qui résonne dans le jardin de Dieu pour diriger le chœur des peuples? » Faut-il entendre que la race allemande ne veut civiliser les autres races qu'en les absorbant ou en les faisant disparaître?

LIVRE DOUZIÈME

LA CRISE

I

LA CONDITION DU CONGRÈS

Au mois de mars 1878, toutes les puissances signataires du traité de Paris avaient adhéré à la proposition de se réunir en congrès à Berlin. Lord Derby avait mis une condition à la participation du gouvernement de la reine. Cette réserve fut le point de départ de la crise finale. Aussi dois-je la reproduire ici :

Toutefois le gouvernement de la reine regarde comme désirable qu'il soit entendu tout d'abord que toutes les questions touchées dans le traité de paix entre la Russie et la Turquie seront considérées comme étant de nature à être discutées dans le congrès, et qu'aucune modification de l'état de choses précédemment établi par des traités ne sera admise comme valable jusqu'à ce qu'elle ait reçu l'assentiment des puissances.

On doit se demander d'abord pourquoi l'Angleterre insiste personnellement sur ce point, tandis que la France, l'Italie, l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie ne le font pas. Uniquement parce que le cabinet de Londres croit que le traité de San-Stefano menace directement les intérêts anglais. Dans les lignes suivantes, qui sont typiques, le Times expliqua alors fort bien que son pays ne se pose pas en champion désintéressé du droit :

Pour répondre à cette question, nous devons établir une large dis

tinction entre les droits techniques qui naissent toujours des traités, et l'obligation morale qu'ils imposent quelquefois. Dans le cas actuel, nous n'avons aucune obligation morale d'imposer le traité de Paris 1. Si nous y avions été obligés, il aurait été de notre devoir et du devoir de tous les signataires de déclarer la guerre à la Russie, dès l'instant où, entrant en Roumanie ou en Arménie, elle attaquait l'intégrité et l'indépendance de l'empire ottoman. L'Angleterre ne fait pas non plus sa demande par suite d'une détermination de soutenir la force obligatoire des traités en général. Son tempérament souverainement pratique l'empêchera toujours de devenir le don Quichotte du droit international. Mais, bien que nous n'ayons pas d'obligation morale d'imposer le traité de Paris, nous avons un droit technique de demander qu'il ne soit pas revisé sans notre consentement ou sans autant de formalités que celles qui ont accompagné sa conclusion primitive. Nous faisons appel au droit technique pour des raisons qui doivent être franchement exposées; elles ne sont pas sentimentales.

Avant de présenter la correspondance qui fut échangée entre les deux cours à la suite de la déclaration du 9 mars, je crois devoir rappeler en quoi la prétention britannique diffère de l'assurance donnée par la Russie: le prince Gortchakov s'est engagé à soumettre au congrès toutes les questions portant sur des intérêts européens ; le comte Derby veut que le congrès traite toutes les questions touchées dans le traité de paix entre la Russie et la Turquie.

- Lord Loftus au comte Derby, le 12 mars 1878:

Le prince Gortchakov m'a dit qu'après sa ratification, le traité (de San-Stefano) sera obligatoire entre la Russie et la Turquie. Si des modifications y étaient introduites par le congrès européen, elles seraient l'objet d'une convention ultérieure entre la Russie et la Turquie.

Le prince Gortchakov m'a dit aussi, en réponse à une question que je lui avais faite, qu'une copie complète du traité sera officiellement communiquée aux puissances signataires du traité de Paris.

J'ai fait remarquer à S. A. que chaque membre du congrès pourrait, par conséquent, invoquer (?) tout article du traité ou le mettre en discussion.

S. A. m'a répondu qu'il ne pourrait nécessairement pas imposer le

1. Le Times a oublié les engagements contractés avec la France et l'Autriche à la suite du traité de Paris.

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