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L'argumentation du chancelier russe ouvrit la porte à une négociation raisonnable et pratique.

L'Angleterre, en effet, ne pouvait prétendre à effacer complètement la guerre de 1877, mais elle n'acceptait pas toutes les conséquences que le traité de San-Stefano en avait tirées, et elle ne voulait pas participer à un congrès qui eût pu admettre, parmi ces conséquences, celles jugées par elle inadmissibles. Les autres puissances n'avaient rien formulé de semblable ou du moins d'aussi absolu. Les Russes et les Anglais se trouvaient seuls en présence. Il ne leur restait qu'à se faire la guerre immédiatement ou bien à chercher entre Londres et Saint-Pétersbourg une transaction, c'est-à-dire à examiner si le cabinet russe était disposé à renoncer à celles des clauses de San-Stefano dont le ministère anglais maintiendrait l'inadmissibilité.

Les grandes affaires se résolvent rarement par des dépêches officielles et par des protocoles; mais plutôt par une entente séparée et confidentielle entre deux êtres vivants qui se regardent dans le blanc des yeux.

Lord Derby, à qui la sortie du ministère avait apporté des lumières inattendues, a exprimé la même idée avec plus d'autorité que je ne le pourrais faire :

« Un congrès, a dit sa Seigneurie aux Lords le 8 avril, est un agent très convenable pour enregistrer de la manière la plus formelle des décisions auxquelles on est déjà arrivé en substance1. Si j'avais à traiter l'affaire, j'essaierais de tenir le congrès en vie, ne disant, ne faisant rien qui pût empècher sa réunion ultérieure, mais l'ajournant jusqu'à ce que le chemin eût été aplani par des négociations privées et séparées entre les puissances intéressées. »

Tel a été le caractère de la mission du comte Schouvalov qui partit de Londres le 8 mai 1878.

1. On en pourrait citer beaucoup d'exemples. Je me bornerai à rappeler que le résultat de la conférence de 1858 avait été décidé d'avance à l'entrevue d'Osborne entre la reine Victoria et Napoléon III.

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Qu'a fait l'ambassadeur russe?

La seule chose qu'il y eût à faire, en dehors de la guerre immédiate.

De tout ce qui précède, il résulte qu'il s'agissait pour la Russie de renoncer à quelques-unes des stipulations de San-Stefano, à celles de ces stipulations dont la possibilité d'une acceptation par le reste de l'Europe empêchait l'Angleterre de venir au congrès.

L'ambassadeur de Russie partit donc à cet effet pour Saint-Pétersbourg. Et comme la route est longue à faire d'un seul trait, Son Excellence s'arrêta à Berlin, où elle eut une entrevue avec S. A. le prince de Bismarck.

La mission du comte Schouvalov réussit. Le résultat en est consigné dans deux mémorandum qui furent signés à Londres le 30 mai 1878, après le retour de l'ambassadeur. Ces mémorandum contiennent en substance les modifications qui allaient être introduites dans le traité de SanStefano, ou, pour appeler les choses par leur nom, ils contiennent les concessions de la Russie. Le congrès n'avait plus, suivant l'expression de lord Derby, qu'à enregis

trer.

Les mémorandum du 30 mai et l'accord qu'ils consacrent, ne devaient pas être livrés à la publicité. L'indiscrétion d'un employé subalterne du Foreign-Office a fait connaître, sinon textuellement du moins d'une manière substantielle, les conditions de la transaction; nous pouvons les reproduire ici puisque le ministère anglais en a reconnu l'exactitude foncière.

Premier mémorandum :

1o Il y aura deux provinces de Bulgarie : l'une au nord des Balkans, sous un prince; l'autre au sud, ne touchant pas la mer Égée, avec un gouverneur chrétien et un gouvernement semblable à celui des colonies anglaises.

2o Les troupes turques retirées de cette dernière province n'y rentreront pas.

3° L'Angleterre regrette la cession de la Bessarabie, mais ne s'y oppose pas.

4° L'Angleterre se réserve le droit de discuter dans le congrès les arrangements internationaux concernant le Danube.

5o L'Angleterre ne considère pas la possession de Batoun comme justifiant une intervention hostile.

La Russie promet de ne pas s'avancer au delà de sa nouvelle frontière asiatique.

6o La Russie rend Bayazid à la Turquie sur la demande de l'Angleterre; la Turquie, en échange, cède la province de Kotour à la Perse.

7° La Russie s'engage à ne pas prélever en territoire l'indemnité de guerre fixée et, en même temps, à ne pas créer des embarras aux créanciers anglais de la Turquie. Cette question du paiement d'indemnité sera discutée par le congrès.

8° Le congrès se chargera de réorganiser l'Épire, la Thessalie et les autres provinces grecques.

9o La Russie consent à ce que le passage des Dardanelles et du Bosphore reste dans le statu quo.

Second mémorandum :

10° L'Angleterre soulèvera dans le congrès la question de la réorganisation de la Bulgarie par l'Europe et discutera les questions de l'occupation en Roumanie.

En dehors des stipulations contenues dans le mémoradum précédent, le gouvernement britannique se réserve de faire valoir an congrès les points suivants :

A. Le gouvernement anglais se réserve de demander au congrès la participation de l'Europe dans l'organisation administrative des deux provinces bulgares.

B. Le gouvernement anglais discutera au congrès la durée et la nature de l'occupation russe en Bulgarie et le passage des troupes russes par la Roumanie.

C. Le nom à donner à la nouvelle province méridionale.

D. Sans toucher à la question territoriale, le gouvernement britannique se réserve de discuter la question de la navigation du Danube.

E. Le gouvernement se réserve de discuter au congrès toute la question des détroits; mais il prend acte de la déclaration verbale faite par l'ambassadeur de Russie à Londres, à savoir que le cabinet impérial s'en tient à la déclaration de lord Derby du 6 mai 1877, et que le plénipotentiaire russe insistera au congrès sur le maintien du statu quo.

F. Le gouvernement anglais demandera au sultan de promettre à l'Europe de protéger également au mont Athos les moines des autres. nationalités.

Ai-je besoin d'ajouter que les deux gouvernements ayant abordé franchement la réalité des choses, il ne fut plus question des arguties qui avaient fait si grand bruit dans le monde sur la manière de présenter au congrès le traité préliminaire de San-Stefano? On peut considérer comme la conclusion subreplice de ce sonore débat la phrase de la notification allemande qui imposait à toutes les puissances convoquées la même obligation:

Le gouvernement de Sa Majesté (l'empereur Guillaume) en faisant cette notification au gouvernement de.......... .... entend qu'en l'acceptant, le gouvernement de............................ consente à admettre la libre discussion de la totalité du traité de San Stefano, et qu'il est prêt à y participer.

Si je retenais l'attention du lecteur à discuter les différences entre cette rédaction et celles qui avaient été proposées de part et d'autre, je tomberais sous le coup de la réponse que fit lord Salisbury, le 6 juin, à une interpellation de ce genre, au milieu des rires de la haute chambre, à savoir que, pour découvrir ces différences, il faudrait avoir un œil microscopique.

Il n'y avait plus de sérieux que les mémoradum du 30 mai. La mission du comte Schouvalov est le fait capital dans cette dernière phase de la question, comme l'entrevue de Reichstadt, ou du moins l'accord qu'elle consacra, l'avait été au début. En désintéressant l'Autriche et l'Allemagne, l'accord fait à Reichstadt avait rendu possible la guerre. La mission du comte Schouvalov, en désintéressant l'Angleterre, rendit possible la paix.

D'après une déclaration portée plus tard à la tribune par le marquis de Salisbury, l'arrangement du 30 mai avait précisément pour objet de prévenir la guerre :

Le but de ce mémorandum était, dans le cas où le congrès n'aurait pas abouti, d'empêcher certaines questions énumérées dans ce mémorandum de devenir un casus belli. (Discours du 26 juillet 1878.)

Et je répète qu'on aurait dù commencer par là. Quand aurait-on dû commencer? On aurait dù commencer dès qu'on eut connaissance des intentions de la Russie, au mois de juin 1877, après la communication du comte Schouvalov, qui est rapportée plus haut, c'est-à-dire avant que l'armée russe eût franchi le Danube. (Page 272.)

Le ministère anglais avait-il oublié cet échange de vues? Ou entrait-il dans ses plans d'afficher l'étonnement de ce qui fut conclu à San-Stefano?

Il me semble qu'un cabinet plus préoccupé des intérêts de l'Angleterre et de la paix européenne que des débats parlementaires et moins amoureux d'une politique théâdrale, aurait pu, au mois de juin 1877, en recevant la communication du comte de Schouvalov, y relever les points que l'Angleterre ne voulait pas admettre 1.

Dans ces échanges d'idées, l'empereur Alexandre, tous le doivent reconnaître, a montré de la loyauté et beaucoup de sens pratique. Pour mon compte, je ne doute pas qu'après une franche explication, Sa Majesté n'eût alors donné à l'Angleterre, en vue de la paix future, des assurances analogues à celle que l'Autriche-Hongrie a reçues à Reichstadt en vue de la guerre, assurances qui ont été fidèlement tenues, quoi qu'il en pùt coûter. Un tel accord eût épargné à l'Europe de terribles agitations qui ont failli amener une conflagration générale.

1. En 1877 il était question, pour l'Asie, seulement du district de Batoun; c'était précisément, pour un diplomate avisé, l'occasion d'en prendre acte à l'effet de prévenir toute velléité d'extension sur la route commerciale qui va de Trébizonde en Perse.

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