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Sur l'une et l'autre de ces questions, il y avait deux partis à prendre, le bon ou le mauvais, tous les deux ayant pour objectif d'empêcher la Russie d'abuser du traité de Kutchuk-Kainardgi.

Le premier s'inspire d'une idée, qui naguère avait encore cours dans le public et dans quelques chancelleries. Elle consiste à croire que toute protection accordée par n'importe qui aux chrétiens de rite grec fait les affaires de la Russie. Alors, pour ne pas faire les affaires de la Russie, on arrive à se persuader que tout ce qui n'est pas musulman ne mérite aucune considération ni pitié et que, si tout ne va pas bien, c'est la faute des étrangers - ou bien, on prend le parti de se boucher les yeux et les oreilles pour déclarer que tout va pour le mieux dans la meilleure des Turquies. La conclusion est d'amoindrir, voire même de supprimer complètement toute garantie pour la condition des rayas ou pour les immunités des tributaires toujours dans la crainte de faire les affaires de la Russie! C'est ce premier parti que je prends la liberté d'appeler le mauvais.

Il y a d'autres personnes qui croient que l'oppression des rayas et la violation des immunités des tributaires sont précisément ce qui ferait le plus sûrement les affaires de la Russie. Ces personnes n'ont pas la faculté de se boucher les yeux et les oreilles. Voyant le mal et n'en pouvant prendre leur parti d'un cœur léger, elles cherchent naïvement les moyens d'y remédier. Ce faisant, elles arrivent peu à peu à comprendre que le plus sage comme le plus honnête est de faire les affaires avec la Russie. Ce parti est celui que je prendrai la liberté d'appeler le bon.

J'aurai la satisfaction, assez nouvelle, de rapporter ici qu'entre ces deux partis, les puissances occidentales ont choisi le bon en 1854; mais je m'empresse d'ajouter que c'est la France qui a poussé l'Angleterre et l'Autriche dans cette voie. Non seulement les trois cabinets

ont supprimé le monopole de la Russie dans le protectorat des Principautés et dans la protection des rayas, mais elles ont voulu que leur intervention fût marquée par une amélioration du sort des intéressés, afin que les chrétiens tributaires ou rayas n'eussent jamais à regretter la substitution du syndicat européen à l'action exclusive de la Russie. C'est ce qui ressort clairement des articles I et IV des garanties. Nous donnons le texte de l'article IV, en avertissant le lecteur de lire entre les lignes du style diplomatique, dont la politesse est l'essence. (Ce style devient quelquefois incompréhensible; mais il ne cesse jamais d'être poli.)

Art. IV. — La Russie, en renonçant à la prétention de couvrir d'un protectorat officiel les sujets chrétiens du sultan du rite oriental, renonce également, par voie de conséquence naturelle, à faire revivre aucun des articles de ses traités antérieurs, et notamment du traité de Kutchuk-Kainardgi, dont l'interprétation erronée a été la cause principale de la guerre actuelle.

En se prêtant leur mutuel concours pour obtenir de l'initiative du gouvernement ottoman la consécration et l'observance des privilèges religieux des diverses communautés chrétiennes sans distinction de culte, et en mettant ensemble à profit, dans l'intérêt desdites communautés, les généreuses intentions manifestées à leur égard par Sa Majesté le sultan, elles attacheront le plus grand soin à préserver de toute atteinte la dignité de Sa Hautesse et l'indépendance de sa

couronne.

Ces quatre garanties servirent de base aux délibérations de la conférence de Vienne en 1855. La Russie avait accepté le principe de ces garanties, dout la quatrième. celle qui nous occupe, ne vint pas alors à discussion, parce que le dissentiment, qui se produisit sur le troisième, amena la rupture de la conférence.

IX

LE HATTI-HUMAYOUN DE 1856

Dès le principe, les puissances occidentales avaient eu l'idée de ne pas attendre la conclusion de la paix pour faire décréter un plan de réformes destinées à donner aux puissances la satisfaction demandée par la quatrième garantie. Il s'agissait de démontrer aux populations que l'amélioration serait due uniquement à l'initiative du sultan et aux conseils de ses alliés. Le dernier ultimatum, qui fut présenté à la cour de Russie, mentionnait même, à cet effet, que des délibérations avaient déjà lieu à Constantinople au sujet des chrétiens de l'empire ottoman. Ces délibérations, auxquelles prenaient part les ambassadeurs de France, d'Autriche et d'Angleterre, furent terminées avant que les Russes y pussent participer, et, le 18 février 1856, le sultan publia l'acte connu sous le nom de Hatti-Humayoun. Comme on le va voir, la portée de ces réformes, comme déjà celles de Gulhané, dépasse de beaucoup la portée des stipulations de Kutchuk-Kainardgi. Ces dernières ne parlaient que de la protection de la religion. Il s'agissait maintenant, non seulement de confirmer les immunités existant ab antiquo, mais de mettre les chrétiens sous tous les rapports sur le même pied que les musulmans. De purement religieuse qu'elle avait été dans les capitulations françaises ou autrichiennes et dans le traité de Kutchuk-Kainardgi, la question avait pris depuis 1839 le caractère que nous avons entendu exprimer en l'appelant une réforme politique et sociale. On allait, en effet, promettre aux chrétiens plus que ne leur eût assuré le renouvellement des traités russes de 1774 et de 1829.

J'ai déjà expliqué que telle avait été, en effet, l'intention des puissances occidentales.

Voici le texte du hatti-humayoun de 1856:

QU'IL SOIT FAIT EN CONFORMITÉ DU CONTENU

A toi, mon grand-vizir Mehemet-Emin-Aali-Pacha, décoré de mon ordre impérial du Medjidié de la première classe et de l'ordre du Mérite personnel; que Dieu t'accorde la grandeur et double ton pouvoir!

Mon désir le plus cher a toujours été d'assurer le bonheur de toutes les classes des sujets que la divine Providence a placés sous mon sceptre impérial; et depuis mon avènement au trône, je n'ai cessé de faire tous mes efforts dans ce but. Grâces en soient rendues au Tout-Puissant! ces efforts incessants ont déjà porté des fruits utiles et nombreux. De jour en jour, le bonheur de la nation et la richesse de mes États vont en augmentant.

Désirant aujourd'hui renouveler et élargir encore les règlements nouveaux institués dans le but d'arriver à obtenir un état de choses conforme à la dignité de mon empire et à la position qu'il occupe parmi les nations civilisées, et les droits de mon empire ayant aujourd'hui, par la fidélité et les louables efforts de tous mes sujets et par le concours bienveillant et amical des grandes puissances, mes nobles alliées, reçu de l'extérieur une consécration qui doit être le commencement d'une ère nouvelle, je veux en augmenter le bien-être et la prospérité intérieure, obtenir le bonheur de mes sujets, qui sont tous égaux à mes yeux et me sont également chers, et qui sont unis entre eux par des rapports cordiaux de patriotisme, et assurer les moyens de faire de jour en jour croître la prospérité de mon empire.

J'ai donc résolu et j'ordonne la mise à exécution des mesures suivantes :

Les garanties promises de notre part à tous les sujets de mon empire par le hatti-humayoun de Gulhané et les lois du tanzimat, sans distinction de classe ni de culte, pour la sécurité de leur personne et de leurs biens et pour la conservation de leur bonheur, sont aujourd'hui confirmées et consolidées; des mesures efficaces seront prises pour qu'elles reçoivent leur plein et entier effet.

Tous les privilèges et immunités spirituels, accordés ab antiquo et à des dates postérieures à toutes les communautés chrétiennes ou d'autres rites non musulmans établis dans mon empire sous mon égide protectrice, sont confirmés et maintenus.

Chaque communauté chrétienne ou d'autres rites non musulmans sera tenue, dans un délai fixé, et avec le concours d'une commission formée ad hoc dans son sein, de procéder, avec ma haute approbation

et sous la surveillance de ma Sublime-Porte, à l'examen de ses immunités et privilèges, et d'y discuter et soumettre à la SublimePorte les réformes exigées par le progrès des lumières et du temps. Les pouvoirs concédés aux patriarches et aux évêques des rites chrétiens par le sultan Mahomet II et ses successeurs seront mis en harmonie avec la position nouvelle que mes intentions généreuses et bienveillantes assurent à ces communautés. Le principe de la nomination à vie des patriarches, après la revision des règlements d'élection aujourd'hui en vigueur, sera exactement appliqué, conformément à la teneur de leurs firmans d'investiture. Les patriarches, les métropolitains, archevêques, évèques et rabbins seront assermentés, à leur entrée en fonction, d'après une formule concertée en commun entre ma Sublime-Porte et les chefs spirituels des diverses communautés.

Les redevances ecclésiastiques, de quelque forme et nature qu'elles soient, seront supprimées et remplacées par la fixation des revenus des patriarches et chefs des communautés, et par l'allocation de traitements et de salaires équitablement proportionnés à l'importance, au rang et à la dignité des divers membres du clergé. Il ne sera porté aucune atteinte aux propriétés mobilières et immobilières des divers clergés chrétiens; toutefois, l'administration temporelle des communautés chrétiennes ou d'autres rites non musulmans sera placée sous la sauvegarde d'une assemblée choisie dans le sein de chacune desdites communautés, parmi les membres du clergé et les laïques.

Dans les villes, bourgades et villages où la population appartiendra en totalité au même culte, il ne sera apporté aucune entrave à la réparation, d'après leurs plans primitifs, des édifices destinés au culte, aux écoles, aux hôpitaux et aux cimetières. Les plans de ces édifices, en cas d'érection nouvelle, approuvés par les patriarches ou chefs des communautés, devront être soumis à ma Sublime-Porte, qui les approuvera par mon ordre impérial ou fera ses observations dans un délai déterminé.

Chaque culte, dans les localités où ne se trouveront pas d'autres confessions religieuses, ne sera soumis à aucune espèce de restriction dans la manifestation publique de sa religion. Dans les villes, bourgades et villages où les cultes sont mélangés, chaque communauté habitant un quartier distinct pourra également, en se conformant aux prescriptions ci-dessus indiquées, réparer et consolider ses églises, ses hôpitaux, ses écoles et ses cimetières. Lorsqu'il s'agira de la construction d'édifices nouveaux, l'autorisation nécessaire sera demandée par l'organe des patriarches ou chefs des communautés à ma Sublime-Porte, qui prendra une décision souveraine en accordant cette autorisation, à moins d'obstacles administratifs. L'intervention de l'autorité administrative dans tous les actes de cette nature sera entièrement gratuite. Ma Sublime-Porte prendra des mesures énergiques pour assurer à chaque culte, quel que soit le nombre de ses adhérents, la pleine liberté de son exercice.

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