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Asie intéresse les Anglais incontestablement pour le transit avec la Perse; nous l'allons voir. (Consulter le croquis cijoint.)

Laissant de côté les routes, peu intéressantes aujourd'hui, qui passent par le golfe Persique, par le Chat-elArab et par le Kurdistan, on voit que le commerce de l'Europe avec la Perse se fait par trois voies dont deux sont russes et l'autre turque.

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La première route russe par le Volga, Astrakan, la mer Caspienne, Euzeli-Recht, est peu pratique pour le trafic des autres nations. La seconde route russe part de Poti (et bientôt, de Batoun), sur la mer Noire, traverse Kutaïs, Tiflis, d'où elle bifurque allant soit à la mer Caspienne par Bakou, soit à la grande ville de Tabriz, en Perse. Tabriz est aussi l'objectif de la troisième route, la turque, par Trébizonde, Erzeroum et Bayazid.

Cette route turque, autrefois bien entretenue et bien servie, l'administration turque l'a rendue détestable. Tout est en ruine; on trouve difficilement des bêtes de somme; les habitants qui vivaient des caravanes, ou ont disparu, ou se livrent en détail au métier qu'ils voient exercer en grand par les fonctionnaires ottomans, c'est-à-dire au brigandage.

Si détestable qu'on l'ait rendue, cette route est avant tout chère aux Anglais, qui ne veulent pas se résigner à être obligés de faire passer leurs ballots sacrés, et peutêtre autre chose, par un territoire russe, pour arriver à Tabriz; car Tabriz mène à Téhéran, Téhéran à Méched, Méched à Hérat et à Merv. Et a-t-on assez dit en Angleterre que Merv est la clef de Peshaver! En outre, la route de Trébizonde à Tabriz ne doit-elle pas amener une partie des forces anglaises qui empêcheront la Russie d'aller envahir l'Egypte par le haut Euphrate, tandis que d'autres Anglais arriveront du sud après avoir enjambé lestement les cimes du Taurus?

Tout cela paraît passablement fantastique; il y a loin de

Kars au canal de Suez. Trébizonde n'est pas près de Héra'. tandis que la vallée de l'Atrek, le Parapomise et même la passe de Bamian sont plus commodes pour aborder l'Indus que la route d'Erzeroum; mais depuis longtemps le fantastique joue un grand rôle dans la diplomatie anglaise. Toutefois, en laissant de côté la fantasmagorie indienne, il est impossible de ne pas reconnaître que la Grande-Bretagne a un intérêt commercial et politique, un intérêt avouable, à ce que la route de la Perse par Trébizonde, Erzeroum et Tabriz, ne passe pas entre les mains de la Russie1.

Or le traité de San-Stefano attribuait à la Russie la ville avec le district de Bayazid et une bande de terrain, la vallée d'Alaschkerd où se trouvent les petits cours d'eau qui, en se joignant, vont former l'Euphrate. Et cette bande de terrain est traversée précisément par la route de Trébizonde à Tabriz sur un bon tiers de son parcours entre la mer Noire et la frontière persane.

La question des sources de l'Euphrate est plus imaginative que politique; mais tout autre est la question de la route. La prétention des Russes à s'y établir était excessive, et, comme ils n'y avaient d'autre droit que leur convenance et la conquête, la Grande-Bretagne était parfaitement autorisée à recourir aux extrémités pour l'empêcher de s'y implanter.

Le sixième article du premier mémorandum, signé à Londres le 30 mai, avait donné satisfaction aux Anglais; il y est dit :

La Russie cède Bayazid à la Turquie sur la demande de l'Angle

terre.

La route de Tabriz était affranchie; mais les Russes

1. Un rapport de Palgrave, adressé au Foreign Office en 1868, énonce, cependant, que les Anglais commencent à préférer la route de Tiflis (Brunswick, page 243).

restaient maitres de Batoun, de Ardahan et de Kars. Qu'allait devenir l'Asie Mineure? Or le gouvernement anglais ne se proposait pas seulement de pouvoir aller en Perse par le territoire turc; il voulait sauver de l'étreinte russe cette Asie Mineure qui, elle aussi, est un avant-poste de l'Inde depuis les sources de l'Euphrate jusqu'au golfe d'Alexandrette.

Tel est l'objet d'une convention qui fut signée le 4 juin entre Londres et Constantinople, au sujet de Chypre, cinq jours après que l'Angleterre et la Russie eurent consigné par écrit leur accord sur les modifications que le congrès allait faire subir aux préliminaires de San-Stefano. Ainsi, en ce qui concerne la satisfaction de l'Angleterre, il y eut deux transactions, l'une avec la Russie, l'autre avec la Turquie, et toutes les deux secrètes.

IV

LA CONVENTION POUR CHYPRE

The English want Cyprus and they will take it as a compensation.

The English will not do the business of the Turks again for nothing.

They want a new market for their cottons. England will never be satisfied till the people of Jerusalem wear calico turbans.

(Tancred, ou la Nouvelle croisade, v1-1, par Benjamin Disraëli (Lord Beaconsfield), Londres, 1847.)

Les Anglais ont besoin de Chypre et ils la prendront comme compensation. Ils ne feront pas les affaires des Turcs de nouveau pour rien.

<<< Ils ont besoin d'un nouveau marché pour leurs cotons.

« L'Angleterre ne sera jamais satisfaite jusqu'à ce que

la population de Jérusalem porte des turbans en calicot. >>

Nous pouvons passer sans transition de la prédiction romancière de 1847 à la discussion politique de 1878 devant le parlement.

Lorsque j'ai quitté le cabinet, vers la fin du mois de mars, je l'ai principalement fait parce qu'il avait été décidé alors que nous obtiendrions une station navale dans la partie orientale de la Méditerranée, et que, pour atteindre ce but, il fallait s'emparer de l'ile de Chypre ainsi que d'une partie de la côte de Syrie.

Cela devait être fait au moyen d'une expédition envoyée de l'Inde avec ou sans le consentement du sultan, bien qu'il fût convenu en même temps qu'une compensation complète serait faite à la Turquie pour toute perte de revenu qu'elle pourrait subir.

Ces paroles sont tirées du discours prononcé par le comte Derby à la tribune des lords, le 18 juillet 1878. C'est donc à la fin du mois de mars qu'il y a eu, ou une décision, comme affirme l'ancien principal secrétaire, ou une simple velléité, comme le nouveau l'a déclaré. Y eut-il alors avec la Porte ou avec d'autres quelques premiers pourparlers extra-officiels? C'est ce qui n'a pas été révélé. M. Layard ayant répondu, le 29 mai, à une communication du Foreign Office qui y était relative, on voit bien que la négociation a été entamée avant la signature de l'accord anglais avec la Russie.

La pensée du cabinet britannique est exposée dans une dépêche qui porte la date du 30 mai, c'est-à-dire la même date que le mémorandum signé avec l'ambassadeur Schouvalov.

Je n'entreprendrai pas de résumer le manifeste justificatif de la convention du 4 juin. Il n'y a qu'une plume anglaise pour exposer des raisons de cette nature. Je passe donc la parole, sans rien omettre, au marquis de Salisbury:

Foreign Office, 30 mai 1878.

La marche des négociations confidentielles qui se sont poursuivies depuis quelque temps, entre le gouvernement de S. M. et le

gouvernement de Russie, rend probable que ceux des articles du traité de San-Stefano qui concernent la Turquie d'Europe seront suffisamment modifiés pour les mettre en harmonie avec les intérêts des autres puissances européennes et de l'Angleterre en particulier. Il n'y a cependant pas de semblable perspective par rapport à la partie du traité qui concerne la Turquie d'Asie. Il est suffisamment manifeste que, en ce qui concerne Batoun et les forteresses au nord de l'Araxe, le gouvernement de Russie n'est pas disposé à se désister des stipulations auxquelles la Porte a été amenée à consentir par les événements de la guerre. Le gouvernement a, par conséquent, été forcé d'examiner l'effet que ces stipulations, si elles ne sont ni annulées ni contrecarrées, auront sur l'avenir des provinces asiatiques de l'empire ottoman et sur les intérêts de l'Angleterre, qui sont touchés de près par la condition de ces provinces.

Il est impossible que le gouvernement de S. M. puisse voir ces changements avec indifférence. La Turquie asiatique contient des populations de beaucoup de races et de religions différentes, qui ne possèdent pas de capacités pour l'autonomie et pas d'aspirations pour l'indépendance, mais qui doivent leur tranquillité et toute perspective de bien-être politique qu'elles possèdent entièrement au gouvernement du sultan. Or le gouvernement de la dynastie ottomane est celui d'un conquérant ancien, mais néanmoins étranger, reposant plus sur son pouvoir effectif que sur les sympathies d'une nationalité commune. La défaite que les armes turques ont subie et les embarras connus du gouvernement produiront une croyance générale dans sa décadence et l'espoir d'un prompt changement politique, qui est plus dangereux en Orient pour la stabilité d'un gouvernement que le mécontentement réel. Si la population de la Syrie, de l'Asie Mineure et de la Mésopotamie voit que la Porte n'a d'autre garantie pour la continuation de son existence que sa propre force, elle commencera, après la preuve que les récents événements ont fournie de la fragilité de cette garantie, à calculer sur la prompte chute de la dynastie ottomane et à tourner les yeux vers son successeur.

Alors même qu'il serait certain que Batoun, Ardahan et Kars ne deviendront pas la base d'où partiront des émissaires d'intrigue, qui seront suivis en temps opportun par des armées d'invasion, leur simple possession par la Russie exercera une puissante influence sur la désintégration des possessions asiatiques de la Porte. Étant un monument de la faiblesse de la défense d'un côté et de l'agression couronnée de succès de l'autre, ces conquêtes seront considérées par les populations asiatiques comme présageant la marche de l'histoire politique dans un avenir immédiat, et stimuleront, par l'action combinée de l'espoir et de la crainte, le dévouement à la puissance qui s'élève et la désertion du pouvoir qui est considéré comme tombant en décadence.

Il est impossible que le gouvernement de S. M. accepte, sans faire un effort pour l'écarter, l'effet qu'un pareil état de sentiment produi

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