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En somme, les Monténégrins doivent se louer hautement de leur sort ils ont un accès considérable à la mer; ils sont débarrassés, au nord, de Niktchitch, qui les dominait; au sud, des fortins de Jabliak et de Spouge, qui, appuyés sur Podgoritza, entraient comme des coins dans. leur territoire; ils ont retrouvé la partie des Kutchi qui avait été détachée, et acquis des terres fertiles. Ils ne seront plus obligés, pour vivre, d'émigrer ou de faire des razzias contre les musulmans. Enfin leur indépendance ne sera plus contestée.

Ces immenses avantages n'ont pas été, cependant, acquis sans compensation. Je mentionne ici, pro memoria, les conditions d'ordre général imposées également à la Serbie et à la Bulgarie; je fais aussi remarquer que, seuls de tous les étrangers, les Monténégrins relèveront en Turquie des autorités turques (art. XXXI); mais il y eut, à l'égard de l'Autriche, des arrangements spéciaux. L'article XXIX du traité de Berlin est ainsi conçu :

Antivari et son territoire sont annexés au Monténégro sous les conditions suivantes :

La commune de Spizza, jusqu'à la limite septentrionale du territoire indiqué dans la description détaillée des frontières, sera incorporée à la Dalmatie (Autriche-Hongrie).

Le Monténégro ne pourra avoir ni bâtiments, ni pavillon de guerre. Le port d'Antivari et toutes les eaux du Monténégro resteront fermés aux bâtiments de guerre de toutes les nations.

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La police maritime et sanitaire, tant à Antivari que le long de la côte du Monténégro, sera exercée par l'Autriche-Hongrie au moyen de bâtiments légers gardes-côtes.

Le Monténégro adoptera la législation maritime en vigueur en Dalmatie. De son côté, l'Autriche-Hongrie s'engage à accorder sa protection consulaire au pavillon marchand monténégrin.

Le Monténégro devra s'entendre avec l'Autriche-Hongrie sur le droit de construire et d'entretenir, à travers le nouveau territoire monténégrin, une route et un chemin de fer.

Une entière liberté de communications sera assurée sur ces voies.

Le simple énoncé de ces conditions suffit à en démontrer l'iniquité à l'égard des Slaves indépendants du Monté

négro. C'est le quia nominor leo sans phrases: la peur de la Russie a entraîné le congrès, sous la pression de l'Angleterre, à consacrer toutes sortes d'anomalies, dont l'Autriche a profité sans tirer l'épée et sans bourse délier. Telles furent les dispositions arrêtées à Berlin à l'égard des Slaves. Occupons-nous maintenant des Roumains.

VIII

SATISFACTION DE LA ROUMANIE

(Traité de San-Stefano, art. V et XIX. — Traité de Berlin, art. XLIII à LVII )

1° Échange de territoire.

Les deux grands empires de l'Est avaient leurs desiderata en Orient. L'Autriche aspirait à de la profondeur sur l'Adriatique; elle l'a obtenue. La Russie (sans parler de la question des détroits qui a avorté) aspirait à effacer les stipulations du traité de Paris dirigées contre elles en 1871, elle avait obtenu la déneutralisation de la mer Noire; restait la réclamation du territoire bessarabique restitué à la Moldavie en 1856. Cette réclamation était-elle juste? j'ai étudié ailleurs la question au point de vue de droit; mais personne n'ayant eu, au congrès de Berlin, l'idée de se préoccuper de ce point de vue, ce serait une ironie amère et gratuite d'y revenir ici.

Les articles XLIII à XLV du traité de Berlin reconnaissent l'indépendance de la Roumanie sous deux conditions l'égalité confessionnelle, dont nous parlerons bientôt, et l'échange de la Bessarabie contre la Dobroudja. La

1. Dans la Revue du Monde latin, tome II, page 267. — Voir Livre jaune de 1878, pages 157 et 163.

question territoriale vint en délibération dans la neuvième séance du congrès. Ce fut une des seules discussions réellement passionnées; nous regrettons de ne la pouvoir reproduire in extenso. Aucune décision ne fut prise le 29 juin. A la réunion du 1er juillet, les envoyés, MM. Bratiano et Kogalniceano furent admis à parler, malgré l'opposition de la Russie. Le ministre des affaires étrangères y développa la question de droit. C'est dans la même séance qu'eut lieu la discussion finale. Cette discussion s'engagea sur une déclaration du comte Schouvalov, portant « que l'adhésion de la Russie à l'indépendance est subordonnée à l'acceptation par la Roumanie de la rétrocession réclamée par le gouvernement russe. »

C'est alors qu'intervint le premier plénipotentiaire de France, non pour repousser le principe de l'échange, mais pour en rendre les conditions moins dures aux Roumains. M. Waddington s'adresse à l'esprit d'équité et de bienveillance du gouvernement russe; il demande s'il ne serait pas possible de donner quelque satisfaction à la Roumanie. En entrant dans cette voie, les plénipotentiaires de Russie apporteraient un grand soulagement aux préoccupations de conscience de plusieurs de leurs collègues... Ceux-ci considèrent que les Roumains ont été traités un peu durement et que la compensation qui leur est offerte n'est pas suffisante. Son Excellence exprime le désir qu'il soit accordé à la principauté, au midi de la Dobroudja, une extension de territoire qui comprendrait Silistrie, sur le Danube et Mangalia, sur la mer Noire. Cette motion est appuyée par le comte Andrassy et par le comte Corti.

Le prince Gortchakov fit remarquer qu'un agrandissement au sud de la Dobroudja ne pouvait être accordé qu'aux dépens de la Bulgarie, déjà considérablement réduite, et que la Roumanie aura le delta du Danube. Le comte Schouvalov ajouta :

La Russie a déjà largement agi en offrant une province qui dé

passe de trois mille cinq cents kilomètres carrés l'étendue de la Bessarabie (c'est-à-dire de la partie à échanger) et qui, de plus, présente cent cinquante kilomètres de rives du Danube et un littoral important sur la mer Noire...

..... De Rassova à Silistrie, il y a une bande de terrain sur laquelle la population roumaine est assez nombreuse, et Son Excellence estime que, dans un triangle partant à l'est de Silistrie et rejoignant la frontière actuelle, un agrandissement de territoire pouvait ètre consenti par son gouvernement.

Voici maintenant les paroles par lesquelles le prince de Bismarck a appuyé, en principe, la demande russe et la proposition du premier plénipotentiaire de France:

Le prince de Bismarck serait heureux que l'agrandisssement proposé, et dont l'acceptation garantirait l'unanimité du congrès en faveur de l'indépendance roumaine, satisfit la principauté. D'autre part, l'œuvre du congrès ne saurait, à son avis, être durable, ainsi qu'il l'a déjà fait remarquer, si un sentiment de dignité blessée subsistait dans la politique à venir d'un grand empire. Et, quelle que soit sa sympathie pour la Roumanie, dont le souverain appartient à la famille impériale d'Allemagne, S. A. S. ne doit s'inspirer que de l'intérêt général, qui conseille de donner une nouvelle garantie à la paix de l'Europe.

Finalement, le comte Schouvalov proposa la rédaction suivante :

Vu la présence d'éléments roumains, les plénipotentiaires russes consentent à prolonger la frontière de la Roumanie le long du Danube, à partir de Rassova, dans la direction de Silistrie. Le point frontière, sur la mer Noire, ne devrait pas dépasser Mangalia.

L'attention se sera portée sur les mots soulignés. Assurément on ne saurait trop louer la sollicitude du plénipotentiaire russe pour attribuer à la Roumanie des localités habitées par des Roumains; mais, d'un autre côté, on s'étonnera que le cabinet de Saint-Pétersbourg n'ait pas ressenti le même scrupule à s'annexer ceux des districts. de la Bessarabie qui sont aussi habités par des Roumains. La rédaction du comte Schouvalov fut acceptée. Silistrie restait aux Bulgares. Je mentionne, pour mémoire, que la

détermination de la frontière à l'est de Silistrie donna lieu à de grandes difficultés. La ligne était, sur une partie de son parcours, tracée aux dépens de la Bulgarie, ce qui est déjà regrettable; mais le résultat a été aggravé par l'idée d'un pont à construire sur le Danube. Qu'une idée de cet ordre l'ait emporté sur toute considération d'ethnographie et de droit historique, sans la moindre objection de personne, c'est à noter, en passant, comme un trait caractéristique de la direction des esprits en notre temps. Et les Bulgares ont montré combien ils sont encore novices dans la civilisation européenne, en s'imaginant qu'ils allaient pouvoir faire échec à un pont'. Du moment que l'affaire était ainsi posée, il n'y avait plus qu'une question à examiner, celle de savoir où il serait le plus avantageux de placer le pont. Aussi la solution fut-elle déférée à des ingénieurs. Les diplomates de l'avenir seront tantôt les ingénieurs, tantôt les inspecteurs des finances, contrairement à la saine doctrine et tradition, qui consiste à subordonner toujours le spécialiste au diplomate.

2o L'égalité confessionnelle.

L'une des conditions imposées à la Roumanie pour la reconnaissance de son indépendance était cet échange de territoires que nous venons de traiter. L'autre fut l'égalité confessionnelle, dont il nous reste à parler.

La pratique de tous les cultes chrétiens et du culte israélite a toujours été libre en Roumanie. En outre, les chrétiens non orthodoxes, catholiques comme protestants, n'y sont l'objet d'aucune restriction civile ou politique ; mais il n'en est pas de même des israélites.

1. Voir le Livre jaune de 1880 intitulé: Commission technique européenne, formée en vertu d'un accord intervenu entre les puissances signataires du traité de Berlin.

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