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cher directement à leurs intérêts. Ces puissances sont la Russie et la France; par là, les deux nations ont acquis en Orient, auprès des populations, un prestige, une influence morale auxquels les autres ne sauraient prétendre. J'aurai donc à inserire dans les satisfactions russes, comme dans les françaises, les avantages obtenus par ces causes, qu'elles ont faites leurs. Comme je procède en ce moment à une simple constatation, je n'ai pas à discuter si ce sont là des satisfactions purement sentimentales. Je ne le crois pas. Lorsque le désintéressement, ou, s'il m'est permis d'employer ici cette expression, l'esprit chevaleresque inspire les grandes nations dans leurs rapports avec les nations plus faibles qu'elles se sont attachées, il n'est pas acquis que ce soit en pure perte. Le patronage est le plus précieux attribut des forts. La France et la Russie ont choisi la meilleure part : elle ne leur sera pas ôtée, si elles ne la répudient elles-mêmes.

Voyons ce qu'a fait le traité de Berlin au regard de la Russie.

1 Chrétiens d'Orient. — L'affranchissement des chrétiens d'Orient étant sa politique traditionnelle depuis 1774, jinscrirai au premier rang des satisfactions acquises à la Russie, l'indépendance et l'agrandissement des anciens États tributaires et du Monténégro, l'organisation de la principauté bulgare et de la Roumélie orientale, la confirmation de la constitution crétoise, les promesses d'amélioration pour les populations non comprises dans ces organisations séparées.

La substitution de l'Europe à la Russie seule, dans diverses commissions, est tout à fait justifiée et n'est pas de nature à causer au vainqueur des Turcs un préjudice quelconque. Du reste cette substitution n'a pas empêché la Russie de diriger, en fait, l'organisation de la Bulgarie, laquelle a été opérée par des Russes. On ne pouvait pas demander à l'empereur Alexandre d'y employer des Alle

mands. C'est ainsi qu'après notre expédition de 1860, la formation de la milice du Liban a été dirigée par un officier français il s'appelait M. Finot.

2° Religieux et pèlerins. Le 1 paragraphe de l'article XXII de San-Stefano établissait l'égalité des ecclésiastiques, pèlerins et moines russes avec ceux appartenant à d'autres nationalités étrangères. Il reconnaissait à l'ambassade et aux consulats russes le droit de protection officielle, tant sur les personnes sus-indiquées que sur leurs possessions, établissements religieux, de bienfaisance et autres, dans les Lieux Saints et ailleurs.

Cette stipulation n'avait, en soi, rien d'excessif; mais l'article LXII de Berlin, avec raison, a étendu la même stipulation à toutes les puissances; il n'a conservé une mention spéciale qu'en faveur des droits acquis à la France. Le mot possessions a été supprimé, à la demande des plénipotentiaires ottomans, comme impliquant une confusion avec la législation sur le droit de propriété des étrangers.

3o Le mont Athos. - Le 2° paragraphe du même article de San-Stefano contenait, au sujet du mont Athos, des stipulations assez étendues et visant les difficultés qui ont surgi dans cette république monacale entre les Grecs et les Russes. Le congrès ne voulait pas, sans doute, entrer dans le vif de cette question assez délicate et j'imiterai sa réserve, mais ce n'est pas que j'en méconnaisse l'importance et l'intérêt.

Le congrès adopta une rédaction vague proposée par le marquis de Salisbury.

Les moines du mont Athos, quel que soit leur pays d'origine, seront maintenus dans leurs possessions et avantages antérieurs et jouiront, sans aucune exception, d'une entière égalité de droits et prérogatives.

De cette rédaction on tirera tout ce qu'on voudra, ou rien du tout.

4° Frontière de Perse. La solution, en faveur de la Perse, du débat relatif à Khotour, est un avantage pour la Russie.

Je passe maintenant aux faits matériels :

5. Danube. Aux bouches du Danube, la Russie a obtenu sa restitutio in integrum, en laissant toutefois à la Roumanie le delta du Danube et l'île des Serpents.

Par la possession de la rive gauche de la branche de Kilia, la Russie redevient riveraine et entrerait dans la commission riveraine, où le traité de 1856 ne l'admettait. pas; mais cette commission est restée à l'état latent.

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6° Territoire en Asie. La Grande-Bretagne, je le répète, avait un intérêt sérieux et avouable à demander que la route commerciale de la Perse ne tombât pas entre les mains de la Russie (voir page 349 et le croquis). Le ministère anglais a obtenu cette rectification: la route restera turque dans tout son parcours; l'intérêt anglais a été sauvegardé, mais au détriment des malheureuses populations du district rétrocédé. Il est triste, pour les grandes puissances, de ne pouvoir se satisfaire sur aucun point, sans opprimer ou faire opprimer quelqu'un.

7° Batoun. L'acte de San-Stefano ne contenait aucune disposition particulière au port de Batoun, lequel est le meilleur sur la côte asiatique de la mer Noire.

Le célèbre mémorandum du 30 mai 1878 disait, sous le n° 5:

L'Angleterre ne considère pas la possession de Batoun comme justifiant une intervention hostile.

:

Le congrès s'en est occupé. Il ne paraît pas qu'on s'y soit expliqué toujours clairement, j'allais dire franchement. A la séance du 9 juillet, le prince Gortchakov lut la déclaration suivante :

Les plénipotentiaires de Russie ont déjà fait connaitre au congrès que l'empereur, leur auguste maître, a l'intention d'ériger Batoun en port franc. Ils sont autorisés à ajouter que l'intention de Sa Majesté est, en outre, de faire de ce port un port essentiellement commercial.

Il y a beaucoup d'inconvénients à employer dans les affaires des expressions fantaisistes qui n'ont pas un sens technique, bien déterminé et connu de tous. Qu'est-ce qu'un port essentiellement commercial? On voit bien que l'idée anglaise était que Batoun ne devint pas un port de guerre; mais je ne comprends pas pourquoi les plénipotentiaires de la reine ne l'ont pas dit. Cette discussion est l'une des plus alambiquées. Non seulement le vague plane sur la discussion, mais il a passé dans le traité. L'art. LIX dit :

Sa Majesté l'Empereur de Russie déclare que son intention est d'ériger Batoun en port franc, essentiellement commercial.

Si l'on a entendu que Batoun ne serait jamais un port de guerre et si l'on répugnait à l'inscrire textuellement, il fallait mettre exclusivement commercial et non pas essentiellement. Du reste, la question des fortifications n'a pas été abordée et le texte du traité ne suppose rien. Le Havre est un port essentiellement commercial qu'on a entouré de fortifications par mer et par terre. Et, comme les exceptions au droit commun ne se supposent pas, nous serons amené 1° à reconnaître que la Russie peut fortifier Batoun; 2° à admettre que l'Europe lui a probablement imposé de n'en pas faire un port de guerre.

8° Indemnité de guerre. - L'article XIX de San-Stefano stipule, en faveur de la Russie, une indemnité de guerre. Cette indemnité sera acquittée, partie en territoire, partie en argent. Qu'a fait le traité de Berlin? Deux choses: il a diminué l'étendue de la compensation territoriale sans augmenter pour autant la contribution pécuniaire; — il a essayé de déterminer la garantie qui pourrait être exigée

et la situation de la Russie au vis-à-vis des anciens créanciers de l'empire ottoman. Nous dirons successivement quelques mots de ces deux points.

L'article LIX de Berlin porte :

La vallée d'Alaschkerd et la ville de Bayazid, cédées à la Russie, par l'art. XIX du traité de San-Stefano, font retour à la Turquie.

La rétrocession de la vallée d'Alaschkerd et de la ville de Bayazid avait été convenue entre la Grande-Bretagne et la Russie, comme il appert des mémorandum du 30 mai 1878.

Nous arrivons à l'indemnité pécuniaire. Le traité de Berlin n'en fait pas mention; mais dans les protocoles il a été parlé de cette indemnité à deux points de vue à celui des garanties qui pourraient y être affectées et à celui des créanciers antérieurs de l'empire ottoman.

La première question n'arrivait pas sans engagements antérieurs. Les mémorandum du 30 mai, d'où il faut toujours partir, contiennent cette mention sous le n° 7:

La Russie s'engage à ne pas prélever en territoire l'indemnité de guerre fixée, et, en même temps, à ne pas créer des embarras aux créanciers anglais de la Turquie. Cette question du paiement de l'indemnité sera discutée au congrès.

La question est venue dans la séance du 2 juillet. Je transcris les déclarations qui ont été échangées :

Lord Salisbury relève l'importance des mots : la garantie à y affecter. Son Excellence ajoute que, si cette garantie devait être une indemnité territoriale, les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne s'y opposeraient formellement.

Le prince Gortchakov déclare, au nom de son gouvernement, que la question de la garantie est, en effet, à régler entre la Russie et la Porte, mais que l'expression indiquée par lord Salisbury n'implique aucune acquisition territoriale. Le Président ayant demandé si cette déclaration, qui doit être insérée au protocole et dont le congrès prendrait acte, satisferait la haute assemblée, et lord Salisbury ayant, de son côté, exprimé le désir de savoir quelle serait alors la garantie de l'indemnité, le prince Gortchakov répète que

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