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devancer dans l'art de la guerre par leurs ennemis, mais ils n'étaient plus eux-mêmes que l'ombre des terribles vainqueurs de Varna et de Nicopolis.

Après la guerre de 1769, cette décadence éclata à tous les yeux avec des proportions effrayantes. Les plaies de l'empire ottoman furent sondées pour la première fois dans toute leur profondeur, et l'Europe s'accoutuma à regarder la chute de cet empire comme inévitable et prochaine.

Un Français, le baron de Tott, fut alors chargé par le sultan Mustapha d'organiser à l'européenne les corps de l'artillerie et des pontonniers et de former les soldats turcs à la nouvelle tactique. Sous ses auspices, on créa une fonderie de canons et une école d'artillerie.

Tels furent les premiers pas de la réforme européenne en Turquie. C'est sur les champs de bataille que la faiblesse de l'empire s'était manifestée avec le plus d'évidence et les conséquences les plus funestes; les premiers efforts des réformateurs devaient porter naturellement sur l'organisation militaire. Aussi bien cette organisation était-elle le nœud de tout le reste dans un pays composé d'une infinité de races et de religions, gouverné par un groupe de conquérants dont le caractère propre consistait à être une confrérie militaire.

Dans un tel État, réformer l'organisation militaire, c'était réformer le gouvernement et la société.

Je vais suivre l'histoire des réformes jusqu'à la mort du sultan Mahmoud en 1839. Alors je m'arrêterai pour jeter un coup d'œil sur l'action des musulmans indigènes pendant cette période, dans les diverses provinces de l'empire. Ici je dois faire appel à la patience du lecteur : il comprendra sans doute qu'il est indispensable de rappeler sommairement tous les incidents qui ont marqué les premiers pas de la réforme.

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Le successeur de Mustapha, Abdul-Hamid, rompant avec un usage barbare, laissa une entière liberté à son héritier présomptif et neveu Sélim; il se dispensa aussi, vu la pénurie du Trésor, de distribuer aux janissaires le denier d'avènement qui leur était accordé régulièrement depuis Bajazet II. Enfin il assista lui-même aux manœuvres des troupes disciplinées à l'européenne et il fit venir de France des officiers qui continuèrent l'œuvre du baron de Tott.

Les efforts d'Abdul-Hamid et des officiers qu'il avait appelés eurent peu de succès: on ne réussit pas alors à introduire sérieusement la tactique et surtout la discipline européennes, à cause de la mauvaise volonté des janissaires; sous le même règne, le grand vizir Jousouf pacha, ayant voulu les ranger sur trois lignes, n'y arrivait qu'avec peine; et les janissaires, n'ayant pas reçu à la suite de cet acte de soumission la gratification qu'ils espéraient, se ruèrent sur le grand vizir, qui fut obligé de prendre la fuite. On ne calma le soulèvement qu'en distribuant 1,200,000 livres aux révoltés. Voilà où en arrivèrent les réformes sous le règne d'Abdul-Hamid.

Sélim III lui succéda en 1789. Sélim devait faire beaucoup pour préparer le règne de son illustre successeur Mahmoud; mais la première année de son règne fut souillée par un de ces actes de barbarie et de lâcheté trop fréquents dans l'histoire ottomane. La population de Constantinople, irritée des revers de la campagne contre les Russes, manifesta son mécontentement par des séditions et des incendies. Quand elle apprit le sac d'Ismaïl par Souvarov (décembre 1790), elle demanda la tête du grand vizir

Hassan pacha. Le restaurateur de la marine, le héros qui avait sauvé l'empire de l'attaque maritime des Russes, reçut le fatal cordon par l'ordre de Sélim.

Cependant Sélim méditait des réformes sérieuses. Il avait choisi pour capitan pacha un de ses favoris, KutchukHussein, jeune Arménien de vingt-six ans, plein d'intelligence, de générosité et de justice, et partageant les vues réparatrices de son maître. Le maître et le serviteur opérèrent d'importantes réformes dans l'organisation militaire. On fit venir des ingénieurs de France et de Suède; plusieurs vaisseaux furent construits sur le modèle de ceux qu'on fabriquait à Toulon. Les dénominations de la marine française furent adoptées. Les magasins furent pourvus de munitions; l'école de marine, fondée par le baron de Tott, réorganisée. Les matelots étaient, par leurs excès, la terreur des villes leur licence fut rigoureusement réprimée; on les exerça aux manœuvres; on les récompensa largement. Enfin les forêts du Taurus, les mines de cuivre de Tokat et de Trébizonde furent régulièrement exploitées pour le service du génie maritime.

En ce qui concerne l'armée de terre, on éleva des casernes. Des officiers français, mis à la tête de la fonderie de canons, y firent adopter l'usage des pièces de grandeur ordinaire. Les canonniers furent exercés de nouveau. Les bombardiers, portés à trois mille, furent confiés au commandement d'un officier anglais renégat, Campbell, connu sous le nom d'Ingliz pacha. (Il finit par mourir à Constantinople dans la plus grande misère.) Le sultan ne calma momentanément le mécontentement des autres milices qu'en augmentant leur solde et en leur laissant leur impuissante et vicieuse organisation.

En 1806, Sélim, pour parer à des éventualités menaçantes et pour réprimer l'insurrection des Serbes, se résolut à former, sous Andrinople, un corps d'armée composé en partie de troupes nouvellement organisées. On les appela Nizam-Djedid, c'est-à-dire nouvelle ordonnance;

mais les commissaires venus à Andrinople pour préparer les logements, furent chassés de la ville par les habitants, que les janissaires avaient excités. Un envoyé du divan, chargé de calmer l'émeute, fut massacré, et il en résulta une guerre ouverte entre les janissaires et les troupes du Nizam. Les janissaires de Constantinople s'étant mis aussi en sédition, le sultan fut obligé de traiter, par l'entremise du mufti, avec ses prétoriens, qui obtinrent la nomination de l'aga des janissaires au poste de grand vizir et l'exil des ministres. Le Nizam retourna en Asie. Un hatti-chérif avait été rendu ordonnant l'introduction des janissaires dans le Nizam: on renonça à exécuter ce hatti-chérif, mais la révocation formelle n'en eut pas lieu.

Lorsque la Porte déclara la guerre à la Russie le 7 janvier 1807, à l'occasion de l'envahissement des provinces moldo-valaques, le sultan Sélim renonça pour la première fois à l'usage barbare d'enfermer le ministre de la puissance belligérante aux Sept-Tours. On croit que ce résultat fut dû en partie à l'intervention des ministres étrangers. La nouvelle guerre avec la Russie devint l'occasion d'une sanglante réaction contre les réformes et d'une émeute militaire, qui dura jusqu'au 28 juillet 1808, et dont voici les principales crises.

De peur d'exciter des révoltes parmi les janissaires, on avait laissé le Nizam dans les forts de Constantinople. Les intrigues du kaïmakan Mustapha, qui remplaçait le grand vizir pour lors à l'armée, ayant excité une collision entre le Nizam et le corps de yamalks (servants des batteries), ces derniers, réunis à quelques centaines de janissaires, massacrèrent les dix-sept principaux dignitaires de l'empire. Sélim fut contraint de livrer le Bostandji-Bachi qui s'était réfugié au sérail et de décréter la suppression du Nizam.

Mais les chefs secrets de la conjuration n'en voulaient pas rester là. Recourant au moyen usité en Turquie en toute occasion, ils obtinrent du mufti une déclaration

canonique, autrement dit un fetva, déclarant que «< tout padischa qui, par sa conduite et ses règlements, combat les principes religieux consacrés par le Coran, ne peut pas rester sur le trône. » Forts de cette arme légale, aussi propre à faire le mal que le bien, ils résolurent de déposer Sélim ce qui eut lieu en effet au mois de mai 1807. Les rebelles triomphants dispersèrent le Nizam et pillèrent les

casernes.

L'armée du Danube, de son côté, déposa le grand vizir et tua l'aga des janissaires, partisans tous les deux des réformes. Nous allons maintenant voir des scènes semblables à celle de 1876, avec cette différence qu'aujourd'hui le suicide a, dit-on, remplacé le meurtre.

Les révoltés de Constantinople avaient mis sur le trône Mustapha IV, fils d'Abdul-Hamid.

Mais bientôt le pacha de Routchouk, Bairakdar, dans le but secret de rétablir Sélim, se dirigea sur Constantinople, abattit la puissance des yamalks, fit massacrer leur chef et imposa au sultan Mustapha la destitution de tous les factieux qui s'étaient emparés du pouvoir. Enfin il occupa le sérail avec ses troupes, redemandant Sélim, qu'il reconnaissait pour son maître; mais Mustapha fit assassiner ce malheureux prince et jeta son corps au pacha de Routchouk. Celui-ci fit alors chercher Mahmoud, frère de Mustapha, nourri dans les idées de réforme par Sélim, qui consacrait sa retraite à l'éducation de son cousin, et il le fit proclamer padischa.

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Bairakdar fut nommé grand vizir par le nouveau sultan, et peupla le ministère et les places de ses partisans. Il

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