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plus brillante que solide. Le procès général de tendances que lord Salisbury intentait à l'œuvre de San-Stefano devait toujours, dans la pratique, aboutir à la discussion séparée de chacune des stipulations incriminées.

La communication diplomatique du 1 avril et les adresses de remerciements qui furent votés à la reine les 8 et 9 avril pour l'appel des réserves, marquent le point extrême de la tension.

Les réserves se réunirent dans le courant du mois d'avril. Bientôt le public anglais fut ébabi, comme le reste du monde, en apprenant tout d'un coup que des troupes indiennes étaient en toute hâte expédiées de Bombay sur Malte. L'Europe commença à croire à une guerre générale; mais la diplomatie avait continué son œuvre de paix et, après quelques détours, elle arriva la première.

LIVRE TREIZIÈME

LES TRANSACTIONS

I

LA DÉTENTE

Le 9 avril 1878, le prince Gortchakov s'appliqua à ré futer les objections présentées par lord Salisbury contre le traité de San-Stefano dans le manifeste du 1er avril.

Bien que cet échange de communications n'ait amené rien de formel, il eut le grand avantage de tirer le débat d'une impasse ; pour la première fois on s'expliquait sur les stipulations mêmes de San-Stefano, non plus sur la manière de les présenter à l'Europe ni sur l'obligation de rester au congrès et sur la faculté d'en sortir '.

Si la question n'était pas résolue, du moins était-elle posée :

Nous voyons fort en détail, dit la circulaire russe, les objections du cabinet anglais; mais nous y avons vainement cherché les propositions qu'il serait disposé à suggérer pour la solution pratique de la crise actuelle de l'Orient. M. le marquis de Salisbury nous dit ce que le gouvernement anglais ne veut pas, et ne nous dit pas ce qu'il veut. Nous pensons qu'il serait utile que Sa Seigneurie voulût bien le faire connaître pour l'intelligence de la situation.

1. Allusion à la discussion soulevée par M. Gladstone, le 5 avril 1878. A ce moment l'opposition était en plein désarroi, ce qui éclata au grand jour par la futilité de ses interpellations. La seule critique sérieuse a été celle de lord Derby, critique renouvelée avec éclat le 18 juillet.

2. Livre jaune de 1878, p. 42.

L'argumentation du chancelier russe ouvrit la porte à une négociation raisonnable et pratique.

L'Angleterre, en effet, ne pouvait prétendre à effacer complètement la guerre de 1877, mais elle n'acceptait pas toutes les conséquences que le traité de San-Stefano en avait tirées, et elle ne voulait pas participer à un congrès qui eût pu admettre, parmi ces conséquences, celles jugées par elle inadmissibles. Les autres puissances n'avaient rien formulé de semblable ou du moins d'aussi absolu. Les Russes et les Anglais se trouvaient seuls en présence. Il ne leur restait qu'à se faire la guerre immédiatement ou bien à chercher entre Londres et Saint-Pétersbourg une transaction, c'est-à-dire à examiner si le cabinet russe était disposé à renoncer à celles des clauses de San-Stefano dont le ministère anglais maintiendrait l'inadmissibilité.

Les grandes affaires se résolvent rarement par des dépêches officielles et par des protocoles; mais plutôt par une entente séparée et confidentielle entre deux êtres vivants qui se regardent dans le blanc des yeux.

Lord Derby, à qui la sortie du ministère avait apporté des lumières inattendues, a exprimé la même idée avec plus d'autorité que je ne le pourrais faire :

« Un congrès, a dit sa Seigneurie aux Lords le 8 avril, est un agent très convenable pour enregistrer de la manière la plus formelle des décisions auxquelles on est déjà arrivé en substance'. Si j'avais à traiter l'affaire, j'essaierais de tenir le congrès en vie, ne disant, ne faisant rien qui pût empêcher sa réunion ultérieure, mais l'ajournant jusqu'à ce que le chemin eût été aplani par des négociations privées et séparées entre les puissances intéressées. »

Tel a été le caractère de la mission du comte Schouvalov qui partit de Londres le 8 mai 1878.

1. On en pourrait citer beaucoup d'exemples. Je me bornerai à rappeler que le résultat de la conférence de 1858 avait été décidé d'avance à l'entrevue d'Osborne entre la reine Victoria et Napoléon III.

II

LA MISSION DU COMTE SCHOUVALOV

Qu'a fait l'ambassadeur russe?

La seule chose qu'il y eût à faire, en dehors de la guerre immédiate.

De tout ce qui précède, il résulte qu'il s'agissait pour la Russie de renoncer à quelques-unes des stipulations de San-Stefano, à celles de ces stipulations dont la possibilité d'une acceptation par le reste de l'Europe empêchait l'Angleterre de venir au congrès.

L'ambassadeur de Russie partit donc à cet effet pour Saint-Pétersbourg. Et comme la route est longue à faire d'un seul trait, Son Excellence s'arrêta à Berlin, où elle eut une entrevue avec S. A. le prince de Bismarck.

La mission du comte Schouvalov réussit. Le résultat en est consigné dans deux mémorandum qui furent signés à Londres le 30 mai 1878, après le retour de l'ambassadeur. Ces mémorandum contiennent en substance les modifications qui allaient être introduites dans le traité de SanStefano, ou, pour appeler les choses par leur nom, ils contiennent les concessions de la Russie. Le congrès n'avait plus, suivant l'expression de lord Derby, qu'à enregis

trer.

Les mémorandum du 30 mai et l'accord qu'ils consacrent, ne devaient pas être livrés à la publicité. L'indiscrétion d'un employé subalterne du Foreign-Office a fait connaître, sinon textuellement du moins d'une manière substantielle, les conditions de la transaction; nous pouvons les reproduire ici puisque le ministère anglais en a reconnu l'exactitude foncière.

Premier mémorandum :

1° Il y aura deux provinces de Bulgarie : l'une au nord des Balkans, sous un prince; l'autre au sud, ne touchant pas la mer Égée, avec un gouverneur chrétien et un gouvernement semblable à celui des colonies anglaises.

2° Les troupes turques retirées de cette dernière province n'y rentreront pas.

3o L'Angleterre regrette la cession de la Bessarabie, mais ne s'y oppose pas.

4° L'Angleterre se réserve le droit de discuter dans le congrès les arrangements internationaux concernant le Danube.

5o L'Angleterre ne considère pas la possession de Batoun comme justifiant une intervention hostile.

La Russie promet de ne pas s'avancer au delà de sa nouvelle frontière asiatique.

6o La Russie rend Bayazid à la Turquie sur la demande de l'Angleterre; la Turquie, en échange, cède la province de Kotour à la Perse.

7° La Russie s'engage à ne pas prélever en territoire l'indemnité de guerre fixée et, en même temps, à ne pas créer des embarras aux créanciers anglais de la Turquie. Cette question du paiement d'indemnité sera discutée par le congrès.

8° Le congrès se chargera de réorganiser l'Épire, la Thessalie et les autres provinces grecques.

9o La Russie consent à ce que le passage des Dardanelles et du Bosphore reste dans le statu quo.

Second mémorandum :

10° L'Angleterre soulèvera dans le congrès la question de la réorganisation de la Bulgarie par l'Europe et discutera les questions de l'occupation en Roumanie.

En dehors des stipulations contenues dans le mémoradum précédent, le gouvernement britannique se réserve de faire valoir au congrès les points suivants :

A. Le gouvernement anglais se réserve de demander au congrès la participation de l'Europe dans l'organisation administrative des deux provinces bulgares.

B. Le gouvernement anglais discutera au congrès la durée et la nature de l'occupation russe en Bulgarie et le passage des troupes russes par la Roumanie.

C. Le nom à donner à la nouvelle province méridionale.

D. Sans toucher à la question territoriale, le gouvernement britannique se réserve de discuter la question de la navigation du Danube.

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