Page images
PDF
EPUB

LIVRE SEIZIÈME

L'EUROPE

(Voir le croquis à la page 363.)

I

SATISFACTIONS EUROPÉENNES

Il ne reste plus qu'à énoncer et à apprécier les mesures qui ont été prises à Berlin, non plus au point de vue de quelque État ou de quelque population en particulier, mais à un point de vue général.

Commissions européennes. Des commissions européennes ont été substituées partout où l'acte du 19 février (3 mars) avait institué des commissions russo-turco-autrichiennes.

Liberté de transit. - Dans l'ordre commercial, le congrès a stipulé qu'aucun droit de transit ne sera prélevé sur les marchandises traversant la Roumanie, la Serbie, le Monténégro ou la Bulgarie. Cette disposition est à examiner en elle-même et au point de vue de la réciprocité.

En elle-même, la mesure est excessive; car, au moment qu'on proclame l'indépendance d'un pays, c'est se démentir soi-même que de réglementer sans son concours un point de sa législation financière et commerciale.

La clause doit-elle être interprétée comme réciproque,

c'est-à-dire que les marchandises roumaines, serbes, monténégrines ou bulgares circuleraient libres de droit de transit sur les territoires des contractants? Il semble impossible de ne pas admettre la réciprocité sur l'article XLVIII. S'il en était autrement, les grandes puissances auraient donc profité de leur grandeur même pour imposer à leur bénéfice une charge pécuniaire sur des États moins puis

sants.

La stipulation est-elle applicable aux seuls contractants ou au monde entier? Les mesures arbitraires aboutissent souvent à quelque chose d'incohérent et de confus.

Le Monténégro. - La presse française a fait ressortir le congrès de Berlin reprenait en partie les procédés du congrès de Vienne :

que

A Berlin, en 1878, comme à Vienne en 1815, on a sans scrupule transféré arbitrairement les populations d'un État à un autre, pesant et évaluant les lots d'âmes... C'est ainsi que, d'un trait de plume, on a enlevé au sultan des sujets qui, chose rare dans la Turquie d'Europe, ne demandaient pas leur émancipation et étaient disposés à repousser par les armes la bizarre décision de l'aréopage européen '.

Des restrictions ont été apportées à l'indépendance maritime du Monténégro. C'est une concession à l'AutricheHongrie l'intérêt européen ne m'apparaît pas.

Serbie. Dans les changements qui ont été apportés à la délimitation de la Serbie, une même considération a prévalu l'Europe y a gagné, c'est-à-dire perdu, de rendre plus facile l'extension des Austro-Allemands vers Salonique.

Bulgarie-Salonique. - C'est en Bulgarie que l'Europe a le plus profondément modifié les arrangements antérieurs et le plus malencontreusement. La Grande-Bre

1. Extrait du journal le Parlement, de Paris, septembre 1880.

tagne a été la seule instigatrice apparente de ces modifications, je dis apparente, parce que le cabinet de Vienne, cui prodest, n'y est pas resté étranger.

La constitution d'une grande Bulgarie était à Constantinople et à San-Stefano, le contrepoids utile des avantages faits à l'Autriche en Bosnie et en Herzégovine. Le congrès de Berlin a supprimé le contrepoids, et, en même temps, au lieu des quelques avantages restreints stipulés à SanStefano, il a livré à l'Autriche-Hongrie, partant à l'Allemagne, la Bosnie, l'Herzégovine et la tête de ligne de Mitrovitza. Ici encore apparaît le défaut d'harmonie et de solidarité entre les décisions du congrès. Le sort de la Bosnie et de l'Herzégovine devait être discuté en même temps que la question de la grande Bulgarie, appelée à barrer la route de Salonique au futur maître de Seraïévo et de Novi-Bazar. Si la grande Bulgarie n'avait pas été instituée à la conférence de Constantinople, il fallait l'inventer quand on a voté à Berlin l'article XXV du traité.

En poussant le congrès sur une autre voie, le ministère tory avait trois objets en vue : 1° entraver le développement de l'influence russe ; 2° reporter plus au nord la défense de Constantinople; 3° empêcher qu'il y eût une nouvelle nation parmi les riveraines de la Méditerranée. Examinons successivement la valeur de ces trois objets.

1° Il a été exposé (page 124) que, déjà pendant la guerre de 1877, Russes et Bulgares commençaient à se regarder de mauvais œil. Aussi ai-je imaginé que le prince Gortchakov pensait autant aux Bulgares qu'aux Roumains, lorsque, le 30 juin, il laissa échapper devant le congrès ces paroles mélancoliques :

Il arrive souvent qu'en rendant service à un ami, on le transforme en adversaire. Cette vérité est encore plus applicable à la politique... Son observation lui parait de nature à rassurer ceux qui semblent redouter que la Russie n'acquière le dévouement absolu des populations pour lesquelles elle s'est imposé les plus grands sacrifices.

Un Russe, quatre années après le congrès de Berlin, écrivait :

La Grèce et la Roumanie, créées par le sang de la Russie, sont aujourd'hui l'avant-garde de nos adversaires. La Serbie est en train d'imiter cet exemple, et, dans quelques années, la Bulgarie fera de

même 1.

Au point de vue spécialement anglais, voici ce que lord Derby a fait ressortir dans un discours prononcé le 18 juillet 1878:

Une grande Bulgarie, allant jusqu'à la mer, serait nécessairement beaucoup plus indépendante de l'influence russe. Elle contiendrait une population mélangée, non exclusivement slave, et, par le simple contact avec la mer, elle serait plus ouverte à l'influence britannique. La petite Bulgarie est, au contraire, entièrement inaccessible aux Anglais, et, si vous avez besoin d'exercer une pression sur ce peuple, il n'y a pas un point où vous pourriez le faire.

2o Il est incontestable que l'occupation des passes du Balkan retarderait, sans l'empêcher, la marche sur Constantinople d'une armée venant du Nord: mais l'idée de cette occupation a été reconnue si monstrueuse et la réalisation si grosse d'orages, qu'on y a renoncé d'un commun accord. J'avais espéré qu'on n'en parlerait plus...

3o Reste l'accès des Bulgares à la mer Égée. Cet accès leur permettrait d'écouler directement leurs produits par le Vardar, le Strymon ou la Maritza, et de recevoir les produits manufacturés de l'Europe, particulièrement de l'Angleterre, sans passer en territoire ture; il allait en même temps les soustraire au monopole des produits allemands et autrichiens importés par le Danube et les voies de terre.

Dès longtemps, les Autrichiens se plaignaient que les

1. La Situation en Russie, par un Russe, dans la Nouvelle Revue du 15 février 1882, p. 729.

2. Ce fragment est cité par 0.-K.-Russia and England, p. 97.

voies ferrées de la Turquie eussent toutes leur point de départ à la mer, de façon à favoriser le commerce anglais au préjudice de l'austro-allemand. Aujourd'hui que lord Salisbury a réussi, dans le congrès de Berlin, à faire adjuger la Bosnie-Herzégovine à l'Autriche-Hongrie et à lui faire occuper le district de Novi-Bazar, le commerce va reprendre la voie de terre par les chemins de fer qui réuniront Salonique aux lignes austro-hongroises. L'Autriche, c'est-à-dire l'Allemagne, s'ouvre sur la Méditerranée orientale un débouché singulièrement rapproché de Vienne et Berlin. Pour inonder de marchandises allemandes et autrichiennes le bassin oriental de la Méditerranée, voire même l'extrême Orient, Salonique a une ligne bien supérieure, sous plusieurs rapports, à celle du Danube, à cause des glaces, du transbordement pour la mer Noire et du passage des détroits. La ligne de Salonique est aussi la plus courte pour les voyageurs allant de Hambourg à Suez; elle ne traverse qu'un bout de territoire turc qui sera dominé par la haute pression de Vienne et Berlin.

Si l'attention de la Grande-Bretagne ne s'est pas arrêtée sur cet aspect de la question, ce n'est pas que les journaux de Vienne et de Pest se soient fait faute de préconiser la mission commerciale de l'Autriche-Hongrie. Le FremdenBlatt, de Vienne, qui passe pour recevoir les inspirations du ministère des affaires étrangères, écrivait à la fin de septembre 1877, c'est-à-dire au moment que les Russes venaient d'éprouver leur second échec devant Plevna :

La Russies'étant montrée incapable de résoudre la question d'Orient, ce sera désormais à l'Autriche-Hongrie d'aborder, de concert avec l'Allemagne et d'accord avec l'Europe, l'œuvre de l'émancipation des pays des Balkans du despotisme turc.

Il n'est pas besoin aujourd'hui, comme au temps du prince Eugène, de guerres sanglantes pour atteindre ce but. Au contraire, la politique de l'Autriche doit être éminemment pacifique, complètement opposée sous ce rapport à celle de la Russie. Au lieu d'exciter les nationalités, les haines religieuses, l'Autriche doit chercher à conci

« PreviousContinue »