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années de ce régime, et il ne restera plus rien de la Turquie de Mahomet II.

Je terminerai en rappelant les paroles écrites par le prince de Metternich au baron de Newmann en mai 1843, et en les complétant par un témoignage récent.

..... Ce soi-disant progrès, dit le chancelier, a détruit ce qui restait des institutions de l'ancien État turc, sans y avoir rien substitué qui ait la valeur de matériaux propres à la construction d'un nouvel édifice politique et social 1. »

Le témoignage récent est de 1879. Il émane d'un homme profondément dévoué au sultan et à l'idée de l'agglomération ottomane, et qui a mis la main aux grandes affaires. Voici d'abord ce qui concerne l'application de la réforme administrative 2.

Dans la formation des Vilayets, on n'a eu apparemment qu'un but, celui de réunir des villes et des villages en nombre suffisant pour former des groupes de population assez importants; mais on n'a pas tenu compte de l'homogénéité de ces groupes, ni de la différence des langues, des usages et des mœurs de ceux qui les composent. On a séparé ceux qui devaient être unis et l'on a mis ensemble des éléments disparates qui, poussés par des principes différents, se sont combattus et ont fini par se neutraliser réciproquement, en même temps qu'ils neutralisaient l'action du gouvernement et le développement des ressources publiques.

L'auteur passe ensuite à ce qui concerne spécialement une province :

L'Albanie s'est trouvée en butte à des convoitises coupables, à des innovations sans consistance, à des actes sans cohésion: la conscience du peuple en a été troublée : elle a flotté entre les souvenirs du passé, l'étonnement du présent et l'incertitude de l'avenir...

Aussi les conditions de l'Albanie, loin de s'améliorer sous l'influence du système nouveau, n'ont fait qu'empirer, et cela par la raison bien claire que ce système était imparfait, insuffisant et que les

1. Cité par Engelhardt, ut supra.

2. Sur ce point spécial, voir le ch. xvii et l'appendice au Livre jaune de 1877, page 134.

hommes chargés de le mettre en action ne le comprenaient pas euxmêmes ou feignaient de ne le pas comprendre. La superposition d'un système incomplet et peu adapté aux populations dont il devait augmenter les garanties de bien-être, à un système plus primitif, mais dont le fonctionnement datait depuis des siècles et était entré dans les mœurs publiques, a fait perdre l'équilibre à la machine gouvernementale, a jeté la confusion dans toutes les branches de l'administration et a fini par tarir les sources de la prospérité publique. Le commerce a chômé faute de routes et de sécurité; l'agriculture a subi de grandes entraves de la part des fermiers; l'industrie est restée inerte faute d'encouragement et de protection; l'instruction publique n'a pas fait le moindre progrès à cause du manque d'établissements scolaires proportionnés aux besoins du pays.

Il en est résulté qu'à la richesse ancienne a succédé la misère présente; le commerce a été anéanti par l'inaction et la méfiance; l'abattement et la nonchalance ont pris la place de l'activité agricole et industrielle. L'ancienne ignorance, tempérée par des vertus primitives, par l'aisance et par le respect de la dignité personnelle, a été remplacée par une ignorance aride, inconsciente, fille de la misère1.

N'est-ce pas la réalisation de la prédiction lancée par le prince de Metternich en 1843?

XXI

RÉSUMÉ

Résumons cet exposé.

Les dix-sept premières années du règne d'Abdul-Medjid furent consacrées à l'application du Tanzimat. Pendant la guerre de Crimée, le même sultan publia avec la même solennité un nouvel acte connu sous le nom de hatti-humayoun de 1856, lequel acte était destiné à confirmer et à compléter celui de 1839. Enfin, vingt années plus tard, le

1. La vérité sur l'Albanie et les Albanais, par Vassa-effendi, fonctionnaire chrétien albanais. Paris, 1879, pages 83 et 94.

sultan Mourad V, à son avènement au trône où il ne devait que passer, a rendu, avec autant d'éclat que son père l'avait fait en 1839 et en 1856, un hatt impérial destiné lui aussi à régénérer l'empire ottoman, mais cette fois d'une manière définitive.

Dès le mois de février 1845, un sultan avait déclaré dans un hatti-chérif, que la réforme militaire seule avait eu de bons résultats. La situation de 1845 a-t-elle changé? Peut-on espérer que les mêmes remèdes, appliqués par les mêmes personnes, fassent rien changer?

La réponse à cette question est l'état actuel de la péninsule des Balkans, dans les parties soumises à l'administration directe de la Porte, un état de désordre égal à tout ce qu'on a vu pendant les plus mauvais jours. La réponse à cette question, c'est également l'incrédulité absolue et invincible de toutes les populations chrétiennes sans exception au regard des promesses les plus précises et les plus solennelles de la Porte, à moins que l'exécution n'en soit, non plus seulement garantie, mais surveillée journellement et sur place par les puissances étrangères. Enfin, et ce troisième point est encore le symptôme le plus grave d'insuccès pour les réformes politiques et sociales, nous voyons s'asseoir et s'étendre chaque jour autour de nous la conviction que l'action directe de la Sublime Porte, c'est-à-dire la centralisation ottomane, est et demeurera toujours impuissante à assurer, non seulement la sécurité et la prospérité, mais la vie et l'honneur aux populations non musulmanes.

Sous cette impression, qui grandit à vue d'œil, le sentiment général s'arrête de plus en plus à une conclusion proposée d'ailleurs depuis longtemps par les meilleurs esprits - à savoir que le seul remède à un état de choses devenu intolérable est dans l'organisation graduelle d'une autonomie administrative, qui soustrairait les populations chrétiennes à l'action directe des autorités ottomanes, en d'autres termes, dans la décentralisation.

En même temps, les puissances européennes, qui ont apporté à la Turquie leur concours financier et diplomatique, et qui garantissent son intégrité contre tout ennemi extérieur, ne paraissent pas éloignées, en retour, de considérer une intervention efficace en faveur des chrétiens comme un devoir, à l'accomplissement duquel elles Le sauraient plus échapper sans forfaire.

PREMIÈRE PARTIE

LES NÉGOCIATIONS

QUI ONT ABOUTI A LA GUERRE

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