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térité. Son astucieuse adresse, son indomptable volonté, le prestigieux éclat de ses talens militaires, car nul avant lui n'avait remporté autant de victoires, l'absence de rivaux dignes de lui, la lassitude des factions, enfin des circonstances heureuses dont il sut habilement profiter, l'avaient rapidement élevé au pouvoir absolu, devenu nécessaire au moment même où il put raisonnablement le convoiter. Entouré de satellites dévoués à ses moindres caprices, espoir de la France gémissante, qu'il trouva prète à s'engloutir dans une impuissante anarchie, il rétablit par des triomphes l'indépendance menacée de l'état; il substitua aux bavardages d'une liberté politique illusoire les réalités d'une liberté usuelle moins licencieuse, dans un état nouveau de calme, d'ordre et de sécurité; il flatta l'amour de l'égalité qui charme la multitude; l'amour de la gloire qui exalte l'ambition des uns, la vanité de tous, et ses œuvres durent être applaudies par la sagesse même qu'elles affranchissaient de la tourmente révolutionnaire. Son gouvernement régulier, paisible, économique, rallia les gens de bien, séduisit même des royalistes par l'attrait des emplois militaires, des places de cour et des bienfaits particuliers. Les Bourbons étaient presque généralement oubliés; une grande partie de la généra

tion vivante ne les avait pas connus; la France était prospère, illustrée, admirée, redoutée; que pouvait-on désirer de plus? Voilà ce que la grande masse des Français sentait, pensait et espérait pour l'avenir, comme elle en jouissait pour le présent.

Quelques brouillons seulement murmuraient, mais tout bas, contre un pouvoir né de la révolution, aidé des instrumens qu'elle avait forgés, et qui semblait vouloir lui assigner un terme. Ignoraient-ils que tout gouvernement doit tendre à sa propre conservation, et chercher à se renforcer pour la défendre et se perpétuer? Ignoraient-ils que l'esprit révolutionnaire est l'amalgame de ces deux sentimens, la haine de l'obéissance et l'amour de l'autorité, et que si, dans l'action des masses, il produit une anarchie tyrannique, cette action individualisée enfante et doit nécessairement enfanter un maître? D'ailleurs l'autorité impériale se montrait bienfaisante et conservatrice; l'étranger seul avait à se plaindre d'elle, et la guerre qui venait de se terminer était aussi utile au trésor public qu'à la gloire de la France. Si, d'une part, ses armées, son gouvernement même, vivaient des produits de cette gloire oppressive, d'un autre côté on voyait toutes les parties de l'administration fran

çaise se perfectionner; les impôts se percevaient avec facilité, les lois étaient protectrices; nulle opinion n'était un crime, à moins qu'elle ne troublât l'ordre public; la sécurité était générale, et si le commerce maritime souffrait, celui qui se faisait avec les états continentaux ne manquait pas de prospérité, dans un système d'industrie qui prenait chaque jour un nouvel essor. Rien donc ne devait troubler les esprits, et jamais Napoléon n'avait été aussi populaire qu'à cette époque.

Il semblait que ce prince ne pût dès lors augmenter sa gloire et sa puissance, tant au dedans qu'au dehors, que par une modération propre à les ennoblir et à les justifier aux yeux de ses sujets; car il n'était plus permis de le chicaner sur ce mot, qui désignait déjà jusqu'à des rois. Ses humbles sujets ne rêvaient sous son règne que félicité durable et journellement croissante; lui, trouvait son ambition satisfaite, jusque dans les misérables calculs d'une vanité qui rabaissait la hauteur de son génie, en accueillant ces flatteries serviles qu'un grand caractère eût écrasées de son mépris.

Les peuples ne savent jamais vers quel but ils marchent, leurs chefs s'en doutent rarement eux-mêmes; car si les hommes donnent plus ou moins d'impulsion aux choses sociales, celles-ci

entraînent à leur insu, et contrairement à leurs vues ou à leurs espérances, ceux qui crurent ou les diriger ou les prévoir. Napoléon et la plus grande masse des Français en offrent ici la preuve : ils allaient avoir, ceux-ci à contempler, celui-là à démontrer, dans une longue et ruineuse suite d'erreurs politiques et d'égaremens moraux, ce que peuvent produire au dehors, et par contrecoup dans l'intérieur des états, les effets enivrans des triomphes d'un orgueil sans frein chez un homme qui, ayant facilement atteint les bornes du possible, se supposait capable de les dépasser, et qui, vivement irrité du seul obstacle placé encore sur sa route, devait tout tenter et tout sacrifier pour le briser.

L'Angleterre était cet obstacle jusqu'alors insurmontable; cette puissance avait détruit la marine française, et il la menaça vainement d'une descente devenue presque impossible, avec le concours même des marines du Danemarck et du Portugal, dont il eût voulu renforcer la sienne. Sa haine aveugle contre le gouvernement britannique l'empêchait de voir la révolution qui s'était opérée dans l'esprit public et dans l'armée de sa redoutable rivale; cette armée s'était successivement élevée jusqu'à 200,000 hommes de troupes réglées indépendamment des corps mi

litaires étrangers et des troupes de l'Inde ; puis les terreurs imprimées aux populations par la flotte de Boulogne avaient fait lever de nombreuses milices, bientôt comparables aux troupes réglées par leur formation, leur élan et leur instruction. Une autre révolution opérée dans l'esprit du peuple anglais, c'était une exaltation toute nouvelle et son désir d'obtenir sur terre des succès rivaux de ceux qu'il avait dus tout

récemment à sa marine.

Napoléon, qui ne se doutait ni de cette émulation belliqueuse ni des moyens qu'elle pouvait mettre en œuvre, nourrissait, après la paix de Tilsitt, le projet de miner une puissance qu'il ne pouvait attaquer de front. Cette puissance, selon lui, était uniquement fondée sur son crédit, et celui-ci sur l'immensité de son commerce; ruiner, ce commerce, c'était donc faire crouler tout l'échafaudage artificiel du seul état européen qui résistait encore à sa politique et à ses

armes.

La chose lui semblait sûre et facile; ce fut dans cette vue qu'il publia le décret de Berlin, sans se douter des embarras innombrables et ruineux dans lesquels son exécution l'entraînerait.

Tel fut en effet le premier chaînon de cette

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