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nouer avec ce gouvernement, ont toujours eu pour résultat d'augmenter nos difficultés. Du reste, ai-je dit, nous sommes étonnés de voir l'Europe laisser prendre à la Prusse le rôle principal dans une pareille question, quand il est facile de se rappeler qu'elle n'a signé le Traité de 1856, que lorsqu'il avait déjà été arrêté entre toutes les autres Puissances. Cela indique d'avance la position prépondérante que cherchera à prendre la Prusse dans cette Conférence, et sans vouloir en quoi que ce soit préjuger, ni nous refuser à régler la question à fond, nous nous trouverions peut-être placés à cette réunion dans une situation inégale à celle de notre ennemi.

C'est en prévision d'une situation pareille qu'avait été faite notre première réponse au cabinet de Londres, après la communication que nous avions reçue du prince Gortschakoff. Nous disions alors qu'en présence des graves questions qui nous préoccupent, nous trouverions plus naturel que ce fût l'Angleterre et les autres Puissances signataires du Traité de 1856 qui examinassent la déclaration russe et nous fissent connaître ensuite l'impression qu'elles en auraient ressentie.

Nous nous attendions, et cela se comprend, à voir la Prusse agir à peu près comme nous. Quelques-uns des représentants étrangers, auxquels j'avais demandé leur opinion, le supposaient également, et, pour ne pas compliquer les difficultés, nous nous étions abstenus provisoirement de répondre à la dépêche du Chancelier. Si les choses s'étaient passées comme nous l'espérions, la situation en aurait été grandement simplifiée et la proposition d'une Conférence eût pu venir alors de l'une des Puissances non engagées dans la guerre présente. Nous n'aurions pas éprouvé d'embarras à nous y rendre, car nous nous y serions trouvés sur un pied d'égalité parfait avec la Prusse.

Malheureusement, vous le voyez, il n'en a pas été ainsi. On se tromperait si on voulait voir dans l'expression de notre pensée une vaine apparence de susceptibilité. Il y a des moments cruels où la susceptibilité n'est plus que le point d'honneur et, malgré nos désastres, nous devons à la France de le conserver intact. Mais, il y a, en outre, en ceci une question d'intérêt pratique : c'est l'obligation où nous sommes de nous défier de tout ce qui vient du Gouvernement prussien.

Vous voudrez bien présenter ces réflexions à lord Granville.
Recevez, etc.

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Signé: CHAUDORDY.

P. S. 2 décembre. Le départ du courrier anglais qui vous apportera cette dépêche ayant été retardé, je m'empresse d'ajouter les

lignes suivantes qui vous feront connaître les nouvelles résolutions prises en conseil. A la suite du désir qui m'a été exprimé par lord Lyons au nom de son gouvernement, et par égard pour le cabinet anglais dont vous m'avez marqué l'insistance auprès de vous, la Délégation a décidé qu'en transmettant à Paris la proposition d'une conférence, elle l'appuierait.

N. 65.

SIR H. ELLIOT AU COMTE DE GRANVILLE.

Therapia, le 30 novembre 1870.

Mylord, le général Ignatieff m'a dit aujourd'hui qu'il avait reçu l'avis que la Conférence ayant été acceptée par son gouvernement et par celui de la Reine, une proposition dans ce sens serait faite par la Prusse aux gouvernements de la Turquie, de l'Autriche et de l'Italie, et par votre Seigneurie à celui de France.

En réponse à ma question s'il savait sur quelle base les délibérations auraient lieu, il me dit que cette base doit naturellement être celle de la déclaration de son gouvernement, à savoir que la neutralisation de la mer Noire était à présent abolie.

Il ajouta qu'en fait le gouvernement russe considérait que cette neutralisation avait cessé du jour où le bâtiment de Sa Majesté le Gannet était entré dans les eaux de la mer Noire il y a six ans.

Je lui dis qu'aucune communication reçue par moi de votre Seigneurie ne m'a porté à croire que le gouvernement de la Reine ait admis que la neutralisation de la mer Noire ou toute autre partie du Traité de Paris pût être abrogée par la simple déclaration d'une puissance. Je croyais aussi que mon gouvernement apprendrait avec surprise que la Russie, comme il venait de le déclarer, considérait les clauses de neutralisation comme étant déjà annulées depuis autant d'années avant la notification du prince Gortschakoff.

J'ai, etc.

Signé: H. ELLIOT.

N. 66. - LE BARON DE PROKESCH AU COMTE DE BEUST.

(Télégramme).

Constantinople, le 1er décembre 1870.

La dignité des Puissances et l'égard pour l'opinion publique, surtout en Turquie, font paraître essentiel à la Porte Ottomane que la Conférence n'envisage la déclaration russe que comme le désir d'un

ARCH. DIPL. 1873.

III.

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des co-signataires, qu'elle délibère sur la base du Traité et précise finalement de commun accord la modification du Traité. La Russie devrait approuver ce procédé qui la tire de l'embarras d'un pas illégal.

La Porte se considère en plein accord avec Votre Excellence.

N. 67.

(Extrait.)

LE COMTE DE GRANVILLE A SIR H. ELLIOT, A CONSTANTINOPLE

Foreign-Office, le 1er décembre 1870. L'ambassadeur de Turquie m'a donné ce matin communication d'un télégramme d'Aali-Pacha, daté du 24 dernier, dont voici le résumé :

Il commence par exprimer la surprise que la circulaire russe a causée à la Porte, et tout en refusant de discuter les arguments qu'elle renferme, arguments d'ailleurs en grande partie refutés par les protocoles des Conférences de 1858, il s'appesantit sur ce qu'il appelle la question pratique que la circulaire renferme.

Tout en ressentant vivement l'abrogation d'une des garanties dont sa sûreté dépendait, la Porte n'examinerait pas moins l'état des choses avec le calme qui excluerait l'adoption de toute résolution précipitée. La Russie a déclaré qu'elle ne se considérait plus longtemps liée par les articles du Traité de Paris relatifs à la neutralité de la mer Noire; elle n'a pas demandé le consentement des autres parties, mais elle leur a simplement signifié sa décision.

Musurus Pacha me parla de l'allusion qu'avait faite le prince Gortschakoff à l'intervention amicale de la Russie pour apaiser le mécontentement des sujets grecs de la Porte. Son Excellence me dit que toute intervention était contraire à l'art. 9 du Traité de Paris, qui enregistre le Firman de la Porte et en même temps défend aux autres co-signataires de s'immiscer en aucun cas, soit collectivement, soit séparément dans les affaires intérieures de la Russie.

Il me dit que, depuis la publication de ce firman, les Grecs ont été mis dans une bien meilleure position qu'ils n'étaient avant le firman, qu'ils étaient sur un pied d'égalité avec les sujets musulmans du Sultan, et que toute intervention de ce genre dans leurs affaires aurait ce manifeste désavantage de faire attribuer par les Grecs toute mesure favorable à leurs intérêts, non pas à la bienveillance de leur souverain, mais à la pression de quelque puissance étrangère, et cela au grand détriment de l'autorité du Sultan.

No 68. LE COMTE DE GRANVILLE AU CONTE DE BERNSTORFF.

Foreign-Office, le 1er décembre 1870.

Monsieur l'Ambassadeur. J'ai reçu et mis sous les yeux de Sa Majesté la note de Votre Excellence du 27 dernier, m'annonçant que vous étiez chargé de soumettre au gouvernement de la Reine la proposition de se déclarer prêt à désigner des Plénipotentiaires pour se réunir en conférence à Londres avec les Représentants des Puissances signataires du Traité de Paris du 30 mars 1856, afin de prendre en considération les questions qui se rattachent aux ouvertures faites par le cabinet de Saint-Pétersbourg dans sa circulaire du 19-31 octobre dernier.

En réponse, j'ai l'honneur d'informer Votre Excellence que le Gouvernement de la Reine est prêt à prendre part à cette Conférence, à la condition qu'elle se réunirait sans engagement préalable (foregone conclusion) sur ses résultats; il sera très-heureux d'examiner, avec une parfaite équité, de concert avec les autres Puissances, toute proposition que la Russie pourra soumettre à la Conférence. Je suis, etc.

Signé: GRANVILLE.

N° 69. LORD BLOOMFIELD AU COMTE DE GRANVILLE.

(Extrait.)

Vienne, le 1er décembre 1870.

J'ai l'honneur de vous remettre sous ce pli une liste qui m'a été fournie par l'amirauté autrichienne des navires qui ont escorté, en octobre 1869, l'empereur François-Joseph de Varna à Constantinople, et Votre Seigneurie remarquera qu'aucun de ces bâtiments ne saurait être appelé un navire de guerre armé.

La corvette à hélice, l'Héligoland, a été tout exprès désarmée avant d'entrer dans les Dardanelles, afin qu'il ne fut soulevé aucune question sur ce qu'elle n'entrait pas dans la catégorie des bâtiments autorisés. Le général Ignatieff fit quelques observations au baron de Prokesch sur sa grandeur, mais en apprenant qu'elle n'avait que deux canons à bord, il ne dit plus rien et il n'en fut plus question.

Liste des navires envoyés dans la mer Noire en octobre 1869, pour
escorter l'Empereur d'Autriche.

L'Héligoland, corvette à hélice de 2 canons, 240 hommes.
L'Elizabeth, aviso à vapeur de 2 canons, 164 hommes.

Le Gargnano, transport à vapeur, 72 hommes.

Le Fiume, vapeur à roues, de 2 canons, 54 hommes, en station à l'embouchure du Danube.

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LE COMTE DE BEUST AU BARON DE PROKESCH
CONSTANTINOPLE.

Bude, le 2 décembre 1870.

La multiplicité des communications télégraphiques et autres qui se sont entrecroisées ces jours derniers, relativement à l'incident soulevé par les récentes ouvertures du Cabinet russe, a rendu assez difficile d'apprécier avec exactitude l'état actuel de la question, et il devient donc nécessaire, pour éviter toute confusion, de jeter un coup d'œil sur l'ensemble de la situation du moment.

Voici comment je crois pouvoir la résumer.

Nous ne nous trouvons point, jusqu'à ce jour, en présence d'une atteinte matérielle portée par la Russie au Traité; elle n'a fait encore qu'avertir les autres Cours signataires qu'elle se regarderait, à l'avenir, comme étant déliée des obligations consacrées par cet acte. Je ne sache pas qu'un ultimatum ait été posé par la Russie, soit à la Turquie, soit aux autres Cours, et je ne saurais croire que la circulaire du Prince Gortschakoff pût, à elle seule, fournir le sujet d'une rupture. D'un autre côté, garder le silence devant l'attitude prise par le cabinet' de Saint-Pétersbourg, ne me semblerait ni sage ni conforme à la dignité des Gouvernements intéressés.

Le seul parti que, selon moi, il puisse convenir à la Sublime-Porte de prendre aujourd'hui, c'est de suivre notre exemple et celui des autres signataires du Traité du 30 mars 1856, c'est-à-dire de répondre à la déclaration de la Russie en repoussant la prétention qui y est formulée et en contestant à cette Puissance le droit de s'affranchir arbitrairement d'obligations contractées en vertu d'un acte synallagmatique. Le moyen d'amener le Gouvernement russe à rentrer dans des voies régulières ne peut se trouver, à mon avis, que dans la détermination manifestée par les Puissances fidèles au Traité de ne point laisser enfreindre les stipulations internationales.

A mes yeux, le côté le plus déplorable de l'affaire soulevée par les récentes ouvertures de la Russie, c'est le procédé choisi par cette Puissance, et cela moins encore à cause de l'oubli des formes internationales qu'il a révélé que parce qu'il constitue un acte de provocation dont on ne saurait trop appréhender les résultats. Désireux de

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