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m'avait donné, tout en flattant le Roi, qui comprenait l'intention qu'avait eue mon souverain en me la conférant, gênait d'autant plus, que depuis le temps de Frédéric-le-Grand, à ce qui m'a été dit, aucun ambassadeur n'avait jamais été envoyé à Berlin. J'ai fait sentir immédiatement à ces messieurs, par l'intermédiaire de M. de Launay, que je ne tenais point à l'accomplissement du cérémonial que comporte ce titre, et que je désirais sur toute chose que ma qualité d'ambassadeur ne fût pour eux l'occasion d'aucun embarras. J'ai cru faire d'autant mieux en cela que, nos relations diplomatiques étant interrompues avec plusieurs gouvernements, notre prestige n'avait rien à gagner à ce que le corps diplomatique fût mis dans le cas de nous faire une réception officielle. Ma facilité à cet égard a produit sur le ministre la meilleure impression, et il s'en est montré fort satisfait. On m'en donna le témoignage par des marques de distinction et par des attentions toutes particulières. C'est ainsi que l'on mit à ma disposition, pour tout le temps que je resterais à Berlin, une voiture de la cour, et deux valets de pied qui se tinrent à mes ordres à l'hôtel. Je ne profitai de la voiture que pour me rendre chez le Roi et chez les princes de la famille royale. Dès le lendemain de mon arrivée je fus reçu par le Roi et la reine, qui m'accueillirent avec beaucoup de bonté et de cordialité. Dans les jours suivants, je fis visite à tous les princes et aux princesses de la famille royale, qui est nombreuse; je trouvai partout l'accueil le plus parfait. Je fus invité trois fois à dîner chez le Roi, et une fois chez le prince royal, toujours avec les trois officiers de ma suite; on me traita avec la plus grande distinction, me faisant entrer dans la chambre du Roi avec les princes avant le dîner, de même que le Roi me fit mettre constamment à sa droite à table, comme je fus également à la droite de la princesse au dîner du prince royal, et cela malgré la présence de...

J'ai cru que ces détails devaient trouver place dans ce rapport, parce qu'ils peuvent donner une idée plus précise de l'empressement qu'a mis le gouvernement prussien à correspondre aux vues bienveillantes du nôtre.

Le Roi m'adressa toujours la parole de la manière la plus aimable; seulement la conversation ne cessa pas de rouler sur la famille royale, sur l'organisation des armées, beaucoup sur la campagne de Crimée, sur les canons rayés, cela va sans dire, et même sur la campagne de 1859; mais Sa Majesté ne toucha point à la politique actuelle, ni à tout ce qui s'est passé dans la Péninsule en 1860. Je ne crus pas pouvoir aborder le premier ces sujets avec le Roi, ni entamer une conversation politique qu'il ne semblait pas désirer; mais, comme je tenais d'autre part à exposer au gouvernement prussien de la manière la plus

positive ce que Votre Excellence m'avait chargé de lui faire connaître, et à accomplir pleinement mes instructions, je demandai au baron de Schleinitz une audience qu'il m'accorda aussitôt, et qui eut lieu le 1er février.

Dans cette conférence, j'ai d'abord dit au baron de Schleinitz que Votre Excellence m'avait chargé de donner au gouvernement prussien l'assurance que le gouvernement de Sa Majesté n'avait aucunement l'intention d'attaquer l'Autriche; qu'il était même résolu à s'opposer de toute manière aux tentatives que le parti avancé pourrait préparer pour le compromettre; que nous comprenions très-bien que notre entrée dans les Marches et dans l'Ombrie, ainsi que dans le royaume de Naples, n'avait pas eu un caractère régulier, et qu'elle avait dû naturellement déplaire aux autres puissances, et particulièrement à la Prusse; mais qu'il n'y avait eu pour nous aucun moyen d'agir autrement sans nous laisser déborder par les véritables révolutionnaires, et sans mettre en péril l'ordre et la sûreté générale au dedans et même en dehors de l'Italie; que ce mouvement des Italiens vers leur émancipation n'était point l'œuvre artificielle, mais la manifestation spontanée d'un sentiment irrésistible, et qu'il n'était dorné à personne d'arrêter ce torrent, tandis qu'on pouvait (et il y avait un grand mérite à le faire) le diriger et le contenir..

La Prusse, ai-je ajouté, conserve encore, je ne dirai pas de l'animosité, mais une méfiance profonde contre la France, par qui elle a été humiliée pendant huit années, il y a de cela cinquante ans. Comment la Prusse pourrait-elle reprocher à l'Italie de secouer un joug d'injustice et d'humiliation qui pèse sur elle depuis huit siècles?

L'empereur des Français, continuai-je, n'a pas approuvé, lui non plus, nos dernières entreprises; il eût préféré une confédération italienne à la réunion de l'Italie en un seul royaume; mais nous avons lieu de croire qu'il voit maintenant dans cette unité le seul moyen d'arriver à une pacification réelle de la Péninsule.

J'amenai ensuite l'entretien sur les deux points qui sont pour nous les plus essentiels : la question de la Vénétie et la proclamation du royaume d'Italie par les Chambres qui vont être réunies prochainement. Quant à la Vénétie, je parlai d'abord de l'état misérable où elle se trouve, et de l'impossibilité qu'un tel état de choses puisse durer; je m'appliquai ensuite à prouver au ministre que le quadrilatère n'est nullement nécessaire à la défense de l'Allemagne, dont la frontière naturelle est marquée par les Alpes qui la séparent de l'Italie, et que c'est précisément cette frontière qui forme une distinction géologique entre les deux pays, la langue allemande au surplus et la langue

italienne étant parlées chacune d'un côté des monts à l'exclusion de quelques communes insignifiantes.

Le baron de Schleinitz me répondit qu'il était bien aise de recevoir les assurances pacifiques que je lui apportais de la part du comte Cavour, dont il apprécie au plus haut degré les talents éminents et les hautes qualités d'homme d'État. Nous avons, dit le ministre, toujours eu la plus grande sympathie pour le Piémont, et nous suivons avec le plus grand intérêt toutes les phases de sa politique, parce qu'il y a une analogie frappante entre la situation du Piémont en Italie et celle de la Prusse en Allemagne. Certes, nous ne pouvons approuver tout ce qui s'est fait dans ces derniers mois, c'est ce que j'ai dû faire sentir, bien à regret, par la note de M. Brassier de Saint-Simon, mais nous comprenons aussi combien votre position était délicate, et que vous pouviez difficilement prendre un autre parti. Aussi n'avonsnous pas rappelé notre ministre de Turin, malgré les vives instances qu'on faisait auprès de nous pour nous y déterminer.

Quant à la Vénétie, nous savons aussi combien elle est malheureuse, et que l'état actuel des choses ne saurait durer. Il y a en Prusse beaucoup de personnes qui pensent que le quadrilatère est nécessaire à la défense des intérêts allemands (le baron, en disant ces mots, n'avait point du tout l'air de partager cette manière de voir); mais quoi qu'il en soit, vous pouvez être certain que nous ne jetterons pas de l'huile sur le feu, et que si l'Autriche se dispose tôt ou tard à en venir à un arrangement pour la Vénétie, nous n'y mettrons aucun obstacle.

Dans ce cas, ajouta encore le ministre, nous aurions seulement à combiner les meilleurs moyens de garantir les intérêts germaniques vers l'Adriatique.

Quant à la question de savoir ce que nous ferons dans le cas assez probable où le nouveau Parlement proclamerait Victor-Emmanuel roi d'Italie, nous ne pouvons dire qu'une chose : c'est que nous nous attendons à ce qu'on ne nous mette pas le couteau à la gorge. Nous chercherons par tous les moyens possibles à éviter une rupture de nos relations diplomatiques, tout comme nous les maintenons jusqu'ici. Le comte Cavour, avec son esprit éclairé, saura trouver un moyen de s'entendre avec nous sur les moyens de sortir de cette difficulté. Comment en finirez-vous avec Rome? demanda encore M. de Schleinitz. Je répondis que le comte Cavour n'avait pas perdu l'espérance de voir se résoudre avec le temps cette grave question; qu'ainsi qu'il l'avait dit à la Chambre, il croyait possible que le Pape restât à Rome avec le roi d'Italie; qu'en tout cas il ne pensait pas que le chef Cu catholicisme pût abandonner Rome. La conversation se détourna ensuite vers des objets de moindre importance; mais toujours le mi

nistre se montra conciliant, et témoigna de s'intéresser à notre cause. Ces entrevues n'ont pas été les seules intéressantes parmi celles que j'ai eues à Berlin. En arrivant, je m'étais empressé de voir le prince de La Tour-d'Auvergne, qui a été très-sensible à cette démarche : je l'ai revu fréquemment depuis, et j'ai eu avec lui des entrevues assez dignes d'attention pour que j'en puisse signaler ici à Votre Excellence les points les plus saillants.

L'Autriche, disait donc le prince, a manqué le moment favorable. Si elle vous eût attaqués lorsque vous êtes entrés dans les Marches et à Naples, la France ne pouvait rien faire pour vous; mais si l'Autriche vient à mettre à présent un pied au delà de ses frontières, soyez persuadé que la France en mettra deux.

J'ai pu constater que les tiraillements entre la France et la Prusse continuent toujours, et ont même augmenté depuis quelque temps. Le ministre de France s'est plaint surtout devant moi des discours belliqueux que le Roi prononce à chaque instant, et à propos de rien, selon lui. Il croit qu'en cas de guerre entre les deux pays, la Prusse serait hors d'état de résister; mais je pense, pour mon compte, qu'il y aurait assez à dire sur les résultats d'une telle éventualité.

Le prince m'a encore lu un rapport de l'amiral Le Barbier de Tinan, dans lequel j'ai remarqué avec une certaine surprise des appréciations plus favorables à notre égard que je ne les aurais attendues d'un homme que je tenais pour nous être hostile. L'amiral mandait que la place ne pouvait résister que peu de jours à cause des mauvaises conditions où se trouvaient les assiégés, et des moyens énergiques et de l'habileté déployés par les assiégeants. M. de Tinan ajoutait que le roi François II aurait probablement cédé aux instances de l'Empereur qui lui conseillait de capituler avant que la flotte française quittât Gaëte; mais que plusieurs ministres étrangers qui se trouvaient près du Roi l'avaient décidé à continuer sa résistance. M. de Schleinitz a nié cette circonstance au prince en ce qui concerne le ministre de Prusse; je crois savoir, cependant, que M. Perponcher devait être envoyé à Gaëte pour répondre à l'envoi fait par le roi de Naples du général Cutrofiano à Berlin. La dernière fois que j'ai vu le prince de La Tour-d'Auvergne, il me dit que le baron de Schleinitz s'était entretenu avec lui de la possibilité que l'amendement Vincke obtint la majorité à la Chambre, et il m'affirma que ce ministre lui avait dit ouvertement que l'amendement, fût-il adopté, ne changerait rien à la situation ni à la politique du gouvernement.

J'ai encore vu quelquefois, pendant mon voyage à Berlin, le général ... qui, décidément, en visitant l'Italie l'année dernière, a changé de voir à notre égard. En parlant avec moi de la marche suivie par

le gouvernement prussien, il la désapprouva nettement, et dit que la Prusse laisse échapper, chaque fois qu'elle se présente, l'occasion de modifier sa configuration territoriale, qui est des plus absurdes, sans avoir jamais le courage de rien entreprendre.

J'aurais pu facilement me mettre en rapport avec les membres du parti libéral, et notamment avec M. de Vincke, qui, lui aussi, aurait désiré me voir; mais, persuadé que dans ce moment le Roi et son gouvernement auraient pu prendre en mauvaise part une démarche de ce genre, j'ai évité de le faire. Cette réserve ne m'a pas empêché, du reste, d'arriver au même résultat que si j'avais vu M. de Vincke; car je me suis servi dans cette conjoncture d'un très-ancien ami à moi, officier supérieur en retraite, grand libéral, qui a été plusieurs fois en Italie, et qui a toujours été chaud partisan de notre cause, par sympathie pour les Italiens et en raison de l'identité de la situation des deux pays M. de... s'est donné beaucoup de mouvement auprès de Vincke, et j'ai des motifs pour croire que le bon vouloir et le savoir-faire du premier ont eu quelque influence sur le récent vote de la Chambre prussienne, lequel est un véritable événement politique très-favorable à notre

cause.

J'ai cru de mon devoir de profiter de ma mission pour me renseigner sur l'état actuel de l'armée prussienne. Je n'ai pas la prétention d'avoir réuni, pendant le peu de jours que je suis resté en Prusse, toutes les informations nécessaires pour porter un jugement complet sur cette grande armée; néanmoins, comme j'avais été déjà trois fois antérieurement en Prusse, dans le dessein d'en étudier l'organisation militaire, et que, dans ce quatrième voyage, je n'ai négligé aucune des circonstances qui m'ont mis à même de mieux apprécier les changements qui se sont opérés, je n'hésite pas à émettre en peu de mots mon opinion.

avec des

La Prusse conserve ses neuf corps d'armée (y compris celui de la garde) tels qu'ils existaient déjà, chaque corps d'armée étant composé de deux divisions d'infanterie, d'une de cavalerie, d'un régiment d'artillerie, etc., etc. Mais une division entière d'infanterie et une portion de la cavalerie et de l'artillerie n'étaient mises sur pied cadres très-imparfaits que pour l'état de guerre, et quelquefois aussi pour des camps. Le grand changement que l'on vient d'opérer et qui est à peu près achevé, consiste à rendre permanente la division d'infanterie et tout ce qu'il y avait de landwehr dans chaque corps d'armée. L'armée, par suite de cette mesure, a presque doublé son effectif de paix, mais, avec cette immense augmentation, elle arrive à avoir juste une division d'infanterie pour chacun de ses dix-huit millions d'habitants, proportion que j'ai toujours regardée comme étant celle que l'on ne peut en aucun cas dépasser. Pour le surplus, rien n'a

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