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laquelle la décision de la question des Portes de Fer serait réservée à une entente entre la Turquie et l'Autriche-Hongrie.

Il lui recommande de s'assurer du fait et d'annoncer à la Porte que le gouvernement serbe n'abandonnera pas son point de vue.

No 29

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES A M. MIJATOVITCH

A LONDRES

Télégramme.

Belgrade, le 17 février/1er mars 1871.

D'après un télégramme de notre chargé d'affaires à Constantinople, le grand-vizir lui aurait déclaré catégoriquement qu'aucune proposition tendant à remettre la décision de la question des Portes de Fer à une entente entre la Turquie et l'Autriche n'a jamais été formulée d'aucune part.

No 30

M. MIJATOVITCH AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

Londres, le 6/18 mars 1871.

Monsieur le Ministre, permettez-moi, avant de quitter Londres, de clore les rapports partiels que je vous ai adressés jusqu'à ce jour par un aperçu général sur les résultats de la Conférence de Londres.

Comme vous avez pu le voir par la lettre où je vous rends compte de ma visite de congé aux membres de la Conférence, on estime ici, dans les cercles diplomatiques, que la Serbie a des motifs de se montrer satisfaite des décisions de la Conférence relatives à la commission riveraine et aux Portes de Fer.

J'ai eu l'honneur de vous mander comment le comte de Bernstorff, en exprimant la même idée, avait fait la remarque que nous ne devons pas oublier quelles difficultés se rattachaient à la question du Danube. Si je rappelle ici l'opinion exprimée par le plénipotentiaire de l'empire

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d'Allemagne, c'est que le fait seul que l'Allemagne ayant pris l'initiative de la réunion de la Conférence donnait au langage de son représentant un certain ton d'autorité. En effet, notre succès et c'en est un véritablement pour notre gouvernement ne peut s'apprécier exactement que si l'on se rend bien compte et du péril où était exposé un de nos droits les plus précieux, et des difficultés que les circonstances apporteraient à la défense de ce droit.

Il serait superflu de s'étendre ici sur le premier point. Je me bornerai à dire quelques mots du second, en rappelant les circonstances qui rendaient particulièrement difficile la défense de notre droit.

Il est certain que la Conférence s'est réunie sans vues déterminées, encore plus sans résolutions arrêtées à l'avance. Toutefois, il devint bientôt évident que ses membres étaient tacitement d'accord de prendre pour base le principe des compensations. C'est ainsi que la Russie recouvrant le droit d'avoir une flotte dans la mer Noire, on accorda en retour au Sultan la faculté d'ouvrir le détroit des Dardanelles. Les puissances occidentales, de leur côté, l'Angleterre en première ligne, obtinrent, à titre d'équivalent, la prolongation de la commission européenne à Soulina.

D'après cela, il ne sera pas téméraire d'affirmer que la Conférence était disposée à accorder une compensation équivalente à l'AutricheHongrie, avant même que celle-ci eût fait connaître en quoi consistait cette compensation.

Or, le projet austro-hongrois était tel qu'il ne faut pas s'étonner qu'il ait obtenu les sympathies de presque toutes les puissances représentées à la Conférence.

Le traité de Paris du 30 mars 1856 avait établi en principe qu'aucune taxe ne pourrait être prélevée sur les bâtiments pour la simple navigation du Danube. L'acte élaboré à Vienne, en 1857, par la commission riveraine porte, il est vrai, qu'un droit de péage pourra être établi aux Portes de Fer. Mais les puissances cosignataires du traité de Paris ne crurent pas pouvoir admettre cette clause (1). C'est pourquoi le gouvernement austro-hongrois voulut profiter de l'occasion de la Conférence de Londres pour faire décider par les puissances qu'un péage pourrait être établi aux Portes de Fer.

Prise dans un sens général, la demande de l'Autriche-Hongrie ne souffrait aucune objection. Il est évident pour tout le monde que les Portes de Fer sont un grand obstacle à la navigation, que cet obstacle ne peut être supprimé qu'au moyen de travaux considérables nécessitant de grandes dépenses; un gros capital, et que, pour subvenir à ces

(1) Conférence de Paris, 1858. Voir plus haut.

dépenses et rembourser ce capital, il faut de toute nécessité imposer une taxe sur les navires. Mais à cette idée, le gouvernement austrohongrois en mêlait une autre qui lui était connexe. Il voulait que la Conférence, en même temps qu'elle résoudrait, pour ainsi dire instantanément, la question de la taxe, décidât que l'exécution des travaux fût confiée à l'Autriche-Hongrie, sauf pour celle-ci à s'entendre avec les Etats coriverains pour la partie technique et financière de l'entreprise.

On ne saurait nier que l'ouverture des Portes de Fer ne soit dans l'intérêt de la civilisation. Ecarter les obstacles que la navigation du Danube rencontre en cet endroit, c'est ouvrir le fleuve au commerce du monde entier, et assurer aux Etats riverains la communication directe avec toutes les contrées de l'Europe. Mais, outre ce premier motif tiré de l'intérêt général, il en est un second, qui, bien que n'étant pas décisif, a pu aussi gagner les puissances au projet de l'AutricheHongrie. Le gouvernement austro-hongrois avait, dans ses récents traités de commerce et de navigation, admis le principe que les bâtiments portant le pavillon des Etats avec lesquels ces traités avaient été conclus auraient le droit de cabotage dans tous les ports de l'Autriche-Hongrie. Or, aussi longtemps que les Portes de Fer ne seraient pas dégagées, les Etats européens ne pourront retirer aucun avantage pratique de ce droit. Il n'est donc pas étonnant que de prime-abord presque toutes les puissances se fussent montrées enclines à favoriser un projet qui devait rendre le Danube navigable sur tout son par

cours.

En vous faisant connaître le contenu de la proposition austro-hongroise, j'ajoutais: Que le plénipotentiaire ottoman était encore sans instructions relativement à cette proposition; que la Russie ne pensait pas élever d'objections, et que les autres puissances en général se montraient évidemment favorables.

La capacité incontestable du comte Szecsen, jointe à la faveur des circonstances, fit gagner du terrain au projet de l'Autriche-Hongrie, que des personnages bien disposés pour la Serbie et d'une haute expérience diplomatique estimaient que toute tentative pour le combattre serait vaine.

En dépit de ces fâcheux pronostics, le gouvernement princier n'hésita pas à prendre ouvertement la défense d'un droit positif de la Serbie. Sa résolution ne faiblit pas, même quand il eût acquis la certi tude que nous ne pouvions plus compter sur notre seul allié naturel dans cette affaire : la Roumanie. La Porte partageait notre manière de voir, sans que les espérances de l'Autriche en fussent ébranlées. Le omte Szecsen, dans les fréquents entretiens qu'il avait avec moi,

témoignait d'une imperturbable confiance dans le succès final, « en dépit de toute opposition de notre part ». Et ce langage était parfaitement conforme à celui que M. Kallay vous tenait à Belgrade. C'est alors que je reçus l'ordre du gouvernement d'user de l'unique ressource qui nous restât, en rédigeant un Mémoire pour exposer nos vues et protester contre toute résolution de la question des Portes de Fer par la Conférence.

Sur la conviction que j'avais acquise, après de longues informations, que cette voie était la meilleure et celle qui nous menait le plus directement au but, j'adressai le Mémoire en original au plénipotentiaire ottoman; les autres membres de la Conférence en reçurent simplement copie.

Entreprendre de démontrer aux représentants des grandes puissances qu'ils n'avaient pas qualité pour statuer sur une question à laquelle ils prenaient un si vif intérêt, n'était pas certes une tâche agréable. Cependant, je dois dire qu'elle me fut grandement facilitée par la bienveillance que je rencontrai chez tous les membres de la Conférence indistinctement, et je ne crois pas me tromper en interprétant cette bienveillance et l'attention avec laquelle ils examinèrent notre Mémoire, comme un témoignage d'estime et de sympathie à l'égard de la Serbie. J'ai eu l'honneur de vous mander, dans le temps, que l'on regardait ici comme un fait politique très-significatif (et flatteur en même temps pour le gouvernement serbe) que les membres de la Conférence et son président, lord Granville, ministre des affaires étrangères de Sa Majesté britannique, eussent accepté de mes mains, sans hésitation, le Mémoire en question.

Après cet exposé des conjonctures favorables et défavorables au milieu desquelles s'est produite l'action de notre gouvernement, permettez-moi de résumer, en ce qui nous concerne, les résultats de la Conférence, en mettant en regard ce que nous demandions et ce que nous avons obtenu.

Nous demandions :

Que la question des Portes de Fer ne fût pas résolue par une Conférence européenne ;

Que les droits que la Serbie possède en vertu du traité de Paris, comme membre de la commission riveraine, soient maintenus;

Enfin, et surtout, que la question des Portes de Fer ne fût pas résolue en dehors de nous.

Pour ce qui est de l'établissement d'un droit de péage, nous avions déclaré que nous ne nous opposions pas à ce que la Conférence admit en principe que l'on pourrait percevoir une taxe sur les navires aux Portes de Fer.

Si maintenant l'on examine la teneur du nouveau traité de Londres, voici les résultats que l'on constate :

En premier lieu, la question relative aux Portes de Fer n'a pas été résolue par la Conférence, l'Autriche-Hongrie ayant été amenée à retirer sa proposition sur ce point.

Ensuite, par l'article 5, les clauses du traité de Paris, relatives aux Principautés du Danube comme membres de la commission riveraine, sont expressément réservées (1).

Enfin, en ce qui concerne le troisième point, l'article 6 porte qu'une taxe provisoire pourra être perçue sur les navires aux Portes de Fer, et que, pour le restant, les « puissances riveraines de la partie du Danube où se trouvent les Portes de Fer » auront à se concerter entre elles.

Quant au sens de cette dernière expression : « puissances riveraines des Portes de Fer », je me flatte que, d'après mes derniers rapports, il ne saurait plus rester aucun doute dans votre esprit. Suivant l'interprétation qui y a été donnée ici, notamment par le plénipotentiaire ottoman, ces mots ne veulent pas et ne peuvent pas signifier qu'on veut éluder un droit de la Serbie. En me reportant au télégramme par lequel vous m'informiez de la manière dont le grand-vizir s'est exprimé là-dessus, je suis fondé à croire que vous êtes tranquille de ce côté. D'apres ce que j'ai pu voir, la phrase en question doit être entendue uniquement dans ce sens: que le Wurtemberg et la Bavière, ou mieux l'empire d'Allemagne, n'auront pas voix au chapitre dans la question des Portes de Fer. La Conférence a voulu, comme on me l'a assuré, simplifier l'affaire, et c'est pour cela qu'elle a exclu de son règlement les Etats qui, n'étant pas riverains des Portes mêmes, n'y ont pas un intérêt aussi direct. Il suit de là comme conséquence que la question ne saurait être résolue sans la participation de la Serbie et de la Roumanie; car si la Conférence avait entendu exclure les deux principautés sur le territoire desquelles sont situées les deux Portes de Fer, et par lesquelles la Turquie même est « puissance riveraine » (2), il est évi dent qu'au lieu de simplifier l'affaire on n'aurait fait que la compliquer.

Or, comment supposer que les plénipotentiaires, qui n'avaient rien tant à cœur que de consolider la paix en Orient, eussent voulu faire nattre de nouvelles complications sur un terrain aussi scabreux qu'est l'Orient?

(1) « Sans préjudice de la clause relative aux trois Principautés danubiennes. ▾ (Traité de Londres, art. V.)

(2) En effet, les Portes de Fer ne touchent pas le territoire proprement dit de la Turquie la rive gauche est autrichienne aux Cataractes, roumaine aux Portes de Fer; la rive droite, en haut comme en bas, est serbe. (Note de la Rédaction.)

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