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costumées conformément aux tableaux qui en étaient le sujet. La tente de Darius formait le tableau principal. J'avais quelquefois, au palais de Versailles, vu l'original de Charles Lebrun; mais jamais il n'avait excité aussi fortement mon admiration, ni produit autant d'illusion sur moi. Il y a dans ce genre de spectacle un effet magique et vrai auquel toute la puissance de l'art ne saurait atteindre, soit dans la perfection des clairs et des ombres, soit dans la perspective des poses et dans l'expression indéfinissable des physionomies. Il était aisé de distinguer dans les traits du comte de Schoenfeld, qui représentait Alexandre, cette humanité et cette bienveillance qui écartaient l'idée d'un vainqueur impitoyable : jamais le pinceau ne pourra exprimer avec autant de vérité cette nuance imperceptible d'un héros encore échauffé du combat, qui vient rassurer, consoler et admirer ses captives. Quoique Ephestion fût aussi bien costumé et aussi jeune qu'Alexandre, il ne paraissait qu'un favori et en second; et cette jolie comtesse Sophie Zichy, qui, sous les traits de Statira, mille fois plus belle que celle du tableau de Lebrun, présentant au vainqueur un enfant d'une beauté admirable, qui, trop jeune pour sentir son malheur, regardait Alexandre avec la surprise que lui causait la vue d'un visage inconnu; et ces filles de Darius! et cette profusion de figures délicieuses qui formaient la suite de Statira! etc. Cette scène était héroïque et voluptueuse tout à

la fois; tous lesvisages, toutes les attitudes des personnes placées dans ce tableau vivant avaient l'expression convenable à leur âge, à leur condition et à leur situation: Sizigambis elle-même était admirable.

Ce silence d'une émotion indéfinissable qui régnait parmi les spectateurs, et auquel la présence des plus augustes personnages imprimait une vague et respectueuse mélancolie, cette simplicité des mœurs antiques, l'obscurité douce et vapc= reuse qui était répandue dans cette vaste enceinte, et ces foyers invisibles qui lançaient des flots de lumière sur les moindres parties de cette scène poétique, tout présentait à mes yeux et à mon ame le spectacle le plus délicieux et le plus pur. C'est sans contredit le plaisir de société le plus touchant et le plus noble: on peut aisément se figurer toutes les jouissances que l'on éprouverait à voir ainsi reproduites les admirables compositions des David, des Gérard, des Gros, des Vernet, des Guérin, etc., etc.

A côté du tableau de Lebrun on remarquait dans un cadre le portrait, de grandeur naturelle, d'une femme, d'après un original de Wandick, représenté par la duchesse de Sagan, sœur de madame de Périgord : le sourire malin qui effleurait ses lèvres était tempéré par une douce fierté dans le regard, et rappelait le souvenir de ses rigueurs récentes à l'égard d'un des premiers diplomates du congrès. Satisfaite d'un triomphe dont

elle n'avait point partagé l'ivresse, elle n'en paraissait que plus belle, plus belle aussi que l'original de Wandick.

Les autres tableaux étaient reproduits par les personnes les plus distinguées de la cour.

CHAPITRE VI.

Publication des Principes de stratégie par l'archiduc Charles.-Caractère de ce prince. - L'Autriche renforce la partie mobile de son armee. - Proclamation du grand-duc Constantin à l'armée polonaise. · Alexandre s'empare de la Pologne.- Liberté des cultes. Visites de Marie-Louise à son père. — L'archiduchesse Marianne.— Position des armées alliées.—Coup d'œil sur la cour de MarieLouise pendant les fêtes. Occupations de cette princesse. Madame de Brignolé.

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Il parut alors à Vienne un ouvrage remarquable: Principes de stratégie appliqués aux campagnes de 1796 en Allemagne ; trois vol., avec un atlas rempli de cartes les plus belles et les plus savantes. Cet ouvrage était annoncé et attendu avec d'autant plus d'impatience que le nom de l'auteur n'était point un secret. Connaissant peu la langue allemande, et n'entendant rien aux grandes questions qui y sont traitées, je ne puis parler que du grand succès dont sa publication fut accompagnée. Les personnes qui jugent légèrement et sur la seule apparence, seraient peu disposées à rendre à l'illustre écrivain toute la justice qui lui est due. Ses manières sont si simples et si naturelles, qu'il paraît impossible, au premier abord, de concilier avec tant de douceur et de modestie le mérite

éclatant et la réputation du plus grand capitaine de l'Autriche. Le seul reproche que l'on s'accordait à faire à l'archiduc Charles, c'était de s'être jugé lui-même avec trop de sévérité dans son ouvrage, devenu classique en Allemagne.

J'ai long-temps cherché à deviner les raisons qui avaient éloigné l'archiduc Charles du commandement général des armées de l'Autriche, pendant les campagnes de 1813 et de 1814, sans pouvoir réussir à les connaître : peut-être faut-il l'attribuer à un sentiment de convenance à l'égard de Napoléon, qu'il avait représenté au mariage de Marie-Louise. Ce prince était tellement au-dessus d'une intrigue de cour, que telle peut être l'explication de cette réserve. Quoi qu'il en soit, les loisirs de cet illustre guerrier lui permirent de terminer le grand ouvrage dont je viens de parler, et il fut prouvé qu'il savait aussi bien manier la plume que l'épée.

Le ministre d'Autriche près le roi de Wurtemberg, et qui était à Vienne depuis l'ouverture du congrès, fut trouvé mort dans son lit, le 17 décembre matin. C'était un homme distingué par ses qualités, ses talens, ses connaissances en finances et par sa fortune. Peu de jours auparavant il avait prêté serment à l'empereur pour la place de conseiller intime, qui donne le rang

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