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Vous avez un bois garni de gibier, des voisins viennent se poster vis-à-vis et se mettent à l'affût; ils sont sur leurs terres, ils sont dans leur droit, vous n'avez pas un mot à dire, mais on peut employer un excellent moyen pour les dégoûter. Vous avez sans doute quelque jeune pâtre qui joue de la flûte ou du flageolet, bien ou mal, n'importe. Envoyez-le près de ces braves gens à peine aura-t-il joué quelques airs qu'ils déguerpiront. J'en ai vu qui s'en retournaient furieux après avoir entendu les premières notes de Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? Ils avaient tort, car l'exécutant jouait ce quatuor en solo, sans broncher, avec un aplomb admirable; il l'accompagnait même de petites variations, de légères fioritures, compensant ainsi toutes les notes de Grétry que son inexpérience lui faisait négliger.

C'est un tour de bonne guerre que

guerre que l'on peut faire à ses meilleurs amis; des imbécilles seuls pourraient

s'en fâcher, et je suppose que vos amis ne sont pas des imbécilles.

CHAPITRE IX.

CAUCHEMAR DU CHASSEUR.

Cerberus hæc ingens latratu regna trifauci
Personat, adverso recubans immanis in antro.

VIRGILE.

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Le garde-chasse.

A la chasse, le plus honnête homme braconne toujours un peu. Nous avons tous beaucoup de conscience, c'est évident; infiniment de probité, c'est incontestable. Une pièce de vingt sous mal acquise nous priverait du sommeil si nous trouvions la bourse du voisin, nul doute que nous la rendrions; et puis on lui tue trois lièvres sans remords, dix perdreaux, et l'on n'en dort que mieux; deux faisans, et l'on pouffe de rire. Telles sont les bizarreries du

cœur humain j'ai passé par là, j'en sais quelque chose.

Un lièvre tué dans une luzerne ennemie est cent fois meilleur qu'un autre;

Pain qu'on dérobe et qu'on mange en cachette,

Vaut mieux que pain qu'on cuit ou qu'on achète.

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il donne plus d'émotion. Ce sont les émotions qui font vivre, sans elles on végéterait. Une dame à qui l'on rappelait ses jeunes années disait : « Ah! c'était le bon temps alors, j'étais bien malheureuse. Le cœur bat plus vite, car on se sent coupable; on a peur du garde; le garde, que l'imagination vous représente toujours derrière une haie, tapi dans un fossé, grimpé sur un arbre. Oh! le garde! cette figure rébarbative sauve la vie à bien des perdreaux. Cependant ce ne sont pas les chasseurs au fusil qui leur font le plus de mal. Ce n'est pas contre eux qu'un garde intelligent doit s'acharner davantage, c'est contre les chasseurs de nuit, les porteurs de filets, traîneaux, pantières, inventions diaboliques capables de détruire tout le gibier d'une plaine en quelques heures. Oui, messieurs les porteurs de bandoulière, dormez le jour, veillez la nuit, vous y gagnerez davantage.... et nous aussi.

Un chasseur doit avoir toujours une bourse bien fournie malheur à celui qui l'oublie en partant. Cette bourse doit contenir des pièces de toutes sortes: le louis d'or doit être mêlé parmi les écus de cinq francs et la petite monnaie. Il faut savoir, dans l'occa

sion, lâcher une grosse pièce comme une petite, cela dépend de la gravité du cas: quelquefois cela ne sert à rien, on trouve des gardes incorruptibles. J'en ai vu refuser la pièce de 40 francs avec une certaine grandeur d'âme.

Un jour, je lève une compagnie de perdreaux, elle va s'abattre à deux cents pas dans une luzerne du voisin. Cette luzerne était entourée d'un fossé, d'où semblait s'élever une voix qui me disait : « Tu n'iras pas plus loin. » Oui, mais les perdreaux étaient là, tout près de moi, la compagnie au grand complet; ma carnassière était vide; en un instant, je pouvais en avoir au moins deux; qui diable eût résisté? La tentation était trop forte pour un simple mortel, je me sentais dévoré par elle; je succombai pour m'en délivrer, c'est le meilleur moyen. César passa le Rubicon; je fis le petit César, je sautai le fossé.

Mon chien en arrêt, les perdreaux partis, le coup double, tout cela fut fait en un instant; mais le garde sort de sa cachette et me déclare procès-verbal. Ce garde était l'Hactintirkoff des gardes, le Cerbère de la plaine, la terreur des braconniers. Comme un serpent, il se roulait dans les broussailles, grimpait sur les arbres comme un écureuil; là, perché sur une branche, son coup d'œil d'épervier embrassait la plaine et pénétrait dans le taillis. Voyait-il quelque chasseur, aussitôt descendant comme un chat, il galopait comme un lièvre; toujours invisible quand on le cherchait, il sortait de terre au moment où l'on ne pensait plus à lui. Semblable à certaine héroïne de

M. d'Arlincourt, il était partout et nulle part, nulle part et partout.

- Je vous déclare procès-verbal pour avoir tiré sur les terres de M. ***, mon maître. Votre port d'armes?

Vous n'avez pas le droit de me le demander; apprenez, mon cher, qu'un garde particulier n'est qu'un valet. Vous devriez savoir que le port-d'armes ne peut être exigé que par le garde champêtre, un gendarme, le maire ou l'adjoint de la commune.

C'est ce que nous verrons.

C'est tout vu. Quant aux deux perdreaux que j'ai tués, c'est une autre affaire, j'ai tort et je l'avoue. Prenez ceci (je glissai la pièce de 20 francs), et buvez à ma santé.

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Non, monsieur, je ferai mon devoir.

Faites votre devoir et tenez-vous les pieds chauds. C'est un excellent précepte d'hygiène, recommandé par tous les médecins.

Je lui tournai le dos, en remettant mon louis dans ma bourse. Je profiterai de l'occasion pour engager les chasseurs à fuir toute espèce de querelle. On doit avoir peur de se mettre en colère lorsqu'on est armé d'un fusil, le dénouement pourrait devenir tragique; il s'agit de s'amuser et non de faire du mélodrame en rase campagne. On vous prend en flagrant délit, tâchez d'arranger l'affaire à l'amiable, ou bien subissezen les conséquences. Nous ne sommes plus au temps où, pour un lièvre tué, le chasseur allait ramer à Toulon. Vous en serez quitte pour 120 francs au plus, souvent pour beaucoup moins, quelquefois pour rien.

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