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Rentré chez moi, j'écrivis à M. ***, propriétaire de la fatale luzerne; je fis de la diplomatie, je tournai des phrases, j'arrondis mes périodes; bref, je prouvai que si j'avais tué deux perdreaux, c'était la faute des perdreaux et non la mienne. Les malheureux étaient morts et j'étais certain qu'ils ne viendraient pas me contredire. M. *** me répondit en homme bien élevé, qui sait combien la conscience d'un chasseur est faible quand elle voit deux perdreaux à vingt pas, si toutefois la conscience a des yeux, et l'affaire fut arrangée.

Le lendemain, je reçus la visite du garde; il voulait sa pièce de 20 francs; je ne me souciais pas de la donner; nous avions changé de rôle, il s'établit entre nous le dialogue suivant :

LE GARDE.Bonjour, monsieur Blaze; votre santé? MOI. Et vous?

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LE GARDE. Pas mal. Eh bien! mon maître vous a répondu.

Mor.

On rencontre du gibier cette année. LE GARDE. Beaucoup. J'ai parlé pour vous, car sans cela le procès-verbal partait.

Moi. Malheureusement nous avons eu de grandes pluies au mois de mai, bien des couvées ont péri. J'ai dit que vous n'étiez pas un braconnier; que si je vous avais pris sur ses terres, vous ignoriez que cette pièce en fit partie.

LE GARDE.

MOI.

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Ce qui fait encore que nous avons moins de perdreaux que nous n'en devrions avoir, c'est la quantité toujours croissante des prairies artificielles.

LE GARDE. Tout autre aurait été cité devant la

police correctionnelle.

Μοι On les fauche de bonne heure; les œufs ne

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sont pas encore éclos...

LE GARDE. - Et c'est toujours désagréable.

Moi. La mère les abandonne.

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LE GARDE. Et cela coûte cher.

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Moi. -Et les faucheurs en font des omelettes.

LE GARDE. L'année dernière j'ai fait un procèsverbal qui, pour le moins, a coûté 100 francs.

Mor. Ces omelettes doivent être bien mauvaises, car enfin... des œufs couvés !!!

Ennuyé de jouer aux propos interrompus, il aborda la question.

LE GARDE.

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A présent, si vous voulez me donner la pièce que j'ai refusée hier, je l'accepterai.

Mor. Non pas; je vous l'offrais pour m'éviter le désagrément d'écrire une lettre à quelqu'un que je ne connais pas. Ma lettre est écrite, j'ai gagné 20 francs; vous les avez perdus, mais votre conscience est pure, c'est une énorme compensation. Si dans votre plaine vous rencontrez jamais M. Azaïs, il vous expliquera cela mieux que moi. Bonjour, adieu, portez-vous bien, et tenez-vous les pieds chauds.

Hactintirkoff sortit fort mécontent. Quelques jours après, nous nous rencontrâmes au champ d'honneur, je lâchai la pièce de 40 francs, et nous devinmes les meilleurs amis du monde; lorsqu'il me voyait dans la plaine, il s'en allait dans le bois.

Vous ne pouvez tirer le gibier que sur vos terres,

en étant vous-même sur vos terres. Mais si la pièce tombe sur celle du voisin, vous avez le droit de l'aller chercher. Si quelque garde hargneux veut faire de l'opposition, ne l'écoutez pas et marchez toujours. Citez-lui l'exemple de Louis XIV; la meute de M. de Popipou chassant un cerf, l'animal entra dans Versailles et fut pris dans la cour du château; les gardes voulurent empêcher les piqueurs de s'en emparer; mais le roi le leur permit, en déclarant que, lorsqu'on avait lancé le cerf sur ses propres terres, on pouvait le prendre partout.

J'ai connu certain chasseur qui se servait d'une excellente méthode pour dépister les gardes, il mérite un brevet d'invention. Il se lançait bravement sur les terres de l'ennemi, tirant, tuant tout ce qu'il rencontrait. S'il voyait approcher le garde, notre homme se réfugiait aussitôt dans un taillis pour changer de costume; sa blouse, blanche d'un côté, du moment qu'elle était retournée devenait bleue, et le chasseur ne paraissait plus le même; il avait l'air de passer son chemin, l'arme sur l'épaule dans une position tout à fait inoffensive. N'avez-vous pas vu, monsieur, un braconnier en blouse blanche?-Oh! que si, je l'ai vu passer par ce sentier; dépêchez-vous, certainement vous l'attraperez; et le garde courait.

Un de mes amis chassait dans les environs de Condé; le garde d'un riche propriétaire arrive et déclare procès-verbal. Sans se déconcerter, le chasseur lui dit : « Ah! vous voilà, c'est fort heureux. « Votre maître m'avait promis que vous seriez ici

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plus matin; mais n'importe! j'ai su me passer de vous. Allez au château, dites à M.... (il avait lu le nom sur la plaque de la bandoulière) que dans une heure j'irai déjeuner chez lui.

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Sous quel nom annoncerai-je monsieur?

Le comte de Beaumanoir, commandant de la

« citadelle de Condé. »

Après avoir fourni quelques bons renseignements au chasseur, le garde revient au château; quand il a fini son ambassade, on lui répond qu'il est un imbécille, chose qu'ilignorait; qu'on l'a dupé comme un enfant, et que dans la ville de Condé, sa patrie, jamais il n'exista de citadelle.

Le garde champêtre (1).

Le garde champêtre est, en général, d'un naturel traitable; son affaire n'est pas de vous empêcher de chasser, mais de protéger les récoltes que vous endommagez en passant. Souvenez-vous que le jour d'ouverture des chasses est au garde champêtre comme le premier jour de l'an est aux portiers de Paris. Il compte sur des pour-boire, il faut que tout le monde vive. Le 1er septembre forme un chapitre des recettes de son budget. Malheur à celui qui, par ignorance ou par lésinerie, tromperait son espoir sans cesse renaissant à l'aspect d'un nouveau chasseur. Harcelé, verbalisé, conduit chez le maire, il perdrait deux heures en tracasseries de toute espèce,

(4) Les gardes champêtres furent institués en 1325 par Charlesle-Bel.

il vaut

et finirait par payer une légère amende mieux commencer par là. Le garde champêtre vous a vu; dès ce moment vous devenez sa propriété, un immeuble, une machine à pour-boire. Tout homme armé qui passe sur les terres de la commune lui doit un péage, comme s'il traversait le Pont-des-Arts; et de même que M. de Pourceaugnac était devenu la chose de son médecin, le chasseur devient celle du garde champêtre, comme le voyageur devient celle du postillon. C'est encore un être bien étonnant que le postillon! Que de gouttes, que de verres, que de litres, son vaste estomac engloutit chaque jour! Supposez la France peuplée de postillons et de gardes champêtres, dès ce moment, l'exportation des vins est impossible; plus de commerce avec l'étranger, tout serait bu sur place. On ne peut comparer le garde champêtre qu'au postillon, le postillon qu'au garde champêtre. Ce sont deux êtres à part; ils ne peuvent entrer dans aucune catégorie connue. Pourquoi Buffon ne les a-t-il pas classés ?

Du moment qu'un de ces messieurs (un garde champêtre, s'entend) vous aborde, lâchez la pièce de 30 ou 40 sous; il préférera la seconde, elle contient deux bouteilles de plus. Entrez en conversation avec lui; soyez poli, honnête, flattez-le s'il prend du tabac, offrez une prise; s'il fume, un cigarre; dans tous les cas offrez une goutte, il acceptera : le garde champêtre accepte toujours. Montrez-lui des égards, le garde champêtre aime qu'on le croie un homme d'importance; et d'ailleurs songez que de

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