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coup d'amitié pour moi estant l'ainé. J'avois beaucoup d'inclination d'apprendre à lire, escrire, et à cognoistre la Religion; je souhaitois même qu'il me fit estudier pour être ministre; mais mon père ne voulut pas me satisfaire là-dessus me disant qu'il vouloit que je fusse marchand. Je fis assez de progrès dans l'escripture et l'arithmétique de manière qu'à l'âge de 10 ans que mon père fust élu consul, lui et ses collègues me firent vérifier les registres de la taille, que le Roy imposait sur les habitants du ressort de St Anthonin, ce que je fis à leur satisfaction; et pour mes peines, me donnèrent quatre livres; et, tout jeune que j'estois mon père me fit tenir dans sa boutique, de sorte qu'à l'âge de 12 ans je fesois les ventes de même que lui, et tenois la caisse de tout l'argent qui se recevoit; ce qui continua jusques en 1685, que le Roy envoya des troupes à St Anthonin pour persécuter les gents de la Religion réformée, et les obliger d'embrasser la religion romaine de sorte qu'ayant résisté plusieurs mois les habitants de notre ville, à l'exemple des habitants de Montauban, eurent la lâcheté de changer; mais le changement des pères et mères ne suffit pas, il fallut faire changer les enfants. Je résistai quelque temps, mais sollicité par mes parents et par mon père pour se garantir de la persécution, j'eus le malheur de succomber, en me disant qu'on ne me demandoit autre chose que d'aller à l'église dire que je renonçois aux erreurs de Calvin. Mais après ce premier pas, on voulust nous forcer d'aller à la messe et de communier à Pâques 1686 ou 1687. J'eus encore la faiblesse de succomber à la tentation; je fus communier, et d'abord après, je pris la résolution de sortir du royaume et de me retirer à Genève; mais comme mon père et ma mère avoient beaucoup d'amitié pour moy, et que j'étois nécessaire à mon père dans sa boutique, qu'il m'avoit déjà confié des achapts, m'ayant envoyé à la foire de Bordeaux achepter des toiles, je creus qu'il ne falloit pas leur confier mon dessein; de magnière que je partis le mois d'avril 1688, tout seul, de St Anthonin, à pied, avec quarante livres huit sous d'argent que je pris dans la caisse, n'en ayant pas voulu prendre davantage, m'imaginant que si j'estois arresté en chemin, (car les passages étoient gardés), l'argent seroit perdu.

Je me rendis à Castre pour joindre un de mes amis qui avoit le même dessein : nous partîmes tous deux à pied, et nous rendimes heureusement à Genève le 13 mai 1688. Nous eûmes bien une

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petite peur en Dauphiné; car, en passant à Tournon, nous rencontrâmes au milieu d'une rue M. de Villettes, gouverneur de notre ville de St Anthonin, qui, nous voyant à pied avec un petit sac chaqu'un sur le dos, où estoient nos hardes, nous demanda où nous allions. Je répondis que j'allois à Lyon chez M. Locher pour le servir dans son négoce; et mon ami lui dit qu'il allait à Paris chez un de ses oncles qui estoit un des fermiers généraux; mais il ne nous creut pas disant, si vous alliez où vous dites du consentement de vos pères vous ne seriez pas à pied, je cognois vostre dessein : vous sortez du royaume, et nous conduisit chez Monsieur de Naves son oncle qui estoit lieutenant général des troupes du Languedoc. Tous les deux estoient de nostre ville et avoient esté de la religion, il fallut leur avouer nostre dessein, et leur promettre de nous en retourner. Ils nous remirent une lettre pour nos pères; nous partîmes de Tournon, fort chagrins d'avoir fait cette rencontre et d'avoir promis de nous en retourner; nous nous disions: si nous sommes arrêtés par les troupes qui gardent les passages, on nous ramènera à ces messieurs. Nous partîmes de Tournon pour nous en retourner; mais ayant marché environ une heure le long du Rhône nous trouvâmes un port propre à passer en Dauphiné où nous passâmes le Rhône, résolus de continuer nostre voyage pour nous rendre à Genève. Lorsque nous fùmes près de Thein [Tain], vis-à-vis Tournon, nous craignîmes d'estre vu de ces messieurs, ce qui nous obligea à rester dans un champ où il y avait un tas de paille, jusques au lendemain, d'où nous partîmes à la pointe du jour pour aller à Vienne coucher, le lendemain à Lyon, de Lyon à Genève en passant par la Savoie sans aucun empêchement. Alors nous fùmes remplis de joye de nous trouver dans Genève, et nous en rendîmes des actions de grâces à Dieu.

Quelques jours après je priai de mes amis que je cognoissois de me chercher une place à pouvoir gagner ma vie, ce qui me réussit; j'entrai dans la maison de M. David de la Corbière pour le servir dans son négoce de draperie, dix ou douze jours après mon arrivée à Genève, sans faire aucune condition avec lui, m'ayant pris à l'essai jusqu'au retour de son fils André qui estoit aux achapts en Dauphiné. Estant de retour, et ayant examiné ma conduite, il me demanda si je voulois rester à leur service, et ce que je voulois donner pour ma pension; je lui répondis que je croiois que mon

travail estoit suffisant pour gagner ma vie. Le père qui avoit pris de l'amitié pour moi n'attendit pas que son fils me répondit; il me répondit que son intention estoit de m'engager pour trois ans, ce que j'acceptai d'abord, car je me trouvois très-heureux de gagner ma vie. Je me rendis si assidu aux affaires que tous ceux de la maison eurent de l'amitié pour moi, de magnière que le mois de février suivant, par préférence à d'autres plus vieux que moi qui servoient aussi dans le négoce, ils m'envoièrent en Suisse à la recepte. Les trois ans finis ils m'engagèrent pour autres trois ans à 50 escus par année, et après pour autres trois années à 200 livres par an; et quoique mes gages fussent petits, ils étoient suffisants pour mon entretient, et pour en faire part à ma sœur qui vint à Genève peu de temps après moi : car l'argent que nostre père nous envoïoit ne suffisoit pas pour son entretient.

Quelques mois avant la fin de ma neufvième année, je priai M. de la Corbière de me donner 300 livres au lieu de 200, ce qu'il me refusa quoiqu'il eut bien besoing de mon service; me l'ayant refusé je lui demandai mon congé qu'il m'accorda avec peine. Je pris la résolution d'aller à St Anthonin pour solliciter mon père à me donner une petite somme pour pouvoir négocier à Genève; mais il était court d'argent; je restai environ trois mois à St Anthonin à ce sujet, mais inutilement; pendant lequel temps je fis un inventaire de tous ses effets qui se montoit à environ 25,000 livres; sçavoir 13 à 14 mille en debtes ou lettres de rentes, et le reste en bien fonds ou marchandises. Voyant que je le pressois à me donner quelque chose, il permit que je choisisse pour 1500 livres de ses dettes, qu'il céda au Sr Solomiac son gendre prétendu, aux conditions qu'il m'en remettroit le provenu, de laquelle somme je n'en ai rien reçu.

Je partis de St Anthonin pour revenir à Genève plein de courage et d'envie de travailler pour moi, mais sans argent (car tout ce que j'avois n'alloit pas à 400 livres des épargnes que j'avois faites). On me proposa une société avec M. Isaac Lect, que j'acceptai parce qu'il me promit de faire un fonds de 8,000 livres, et moi je promis d'en faire un de 3,000 avec l'aide de mes amis...

(Transcrit le 7 février 1875, d'une copie faite par Baptistine Vieusseux sur l'original qui se trouvait alors entre les mains d'Andrẻ Vieusseux junior, à Londres.)

CORRESPONDANCE

DEUX FAMILLES DE RÉFUGIÉS.

Monsieur,

Cabarieu (par Montauban), 24 octobre 1875.

J'ai trouvé récemment, en parcourant d'anciens papiers, diverses lettres relatives à deux membres des familles Péchels et de Mila, émigrés, à la suite de la révocation de l'édit de Nantes, l'un en Angleterre, l'autre en Allemagne, et qui tous deux sont mentionnés dans la France protestante de MM. Haag.

Deux de ces lettres dont j'ai l'honneur de vous transmettre des copies, sous ce pli, l'une adressée, le 11 août 1712, par Jean Mila à son frère Bernard, conseiller au présidial de Montauban, et l'autre par S. Péchels, sous la date du 13 mai 1740, à Jean de Bessey la Sorbonne, garde du corps du roi, me semblent offrir quelque intérêt, soit en raison des sentiments qu'elles expriment au point de vue religieux, soit à cause des renseignements qu'elles donnent sur d'autres réfugiés.

La famille Péchels, je dois l'ajouter, n'a plus aujourd'hui de représentants en France, mais elle existait encore, il y a quelques années, à Londres, où l'un de ses membres faisait partie de la chambre des Communes. Quant à la famille de Mila, elle est représentée à Paris et à Montauban par mes frères et par moi, seuls descendants de Bernard de Mila. La postérité de son frère Jean existait encore, en 1813, en Prusse. On trouve, en effet, à cette époque un Mila conseiller de justice à Berlin, et un autre, officier dans le corps d'armée de Blücher.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus distingués. MILA DE CABARIEU.

Copie d'une lettre écrite, le 11 août 1712, à Bernard de Mila, conseiller au sénéchal et présidial de Montauban, par son frère Jean, émigré en Hanovre, pour fait de religion.

(Cette lettre est scellée d'un cachet en cire rouge: un milan sur un rocher à trois coupeaux, qui sont les armoiries de la famille de Mila, telles qu'elles sont décrites dans l'Armorial de d'Hozier. L'écusson timbré d'un casque de chevalier.)

A Hameln, ce 11 août 1712.

Votre lettre, mon très-cher frère, m'est parvenue seize jours après sa date. J'ai pris toute la part que je dois à votre incommodité et prie le Seigneur, de même que ma femme qui y a pris la même part, que vous possédiez longues années une santé parfaite, Vous avez pris le bon parti de vivre retiré et sans plus faire de voyages; mais j'y ai renoncé et à m'abstenir de quelques ouvrages où je m'appliquais dans mes jardins et je m'en trouve mieux, grâces à Dieu.

Il y six semaines, je voulus prendre les eaux minérales don j'ai fait usage ci-devant pendant quatorze années de suite, à la réserve de la précédente. Bien que ne les ayant prises que quatre jours, il me les fallut quitter, m'ayant donné la fièvre. Aujourd'hui. je suis bien remis.

Nous avions déjà appris par des nouvelles publiques et particulières les grandes inondations et grêles arrivées en Guyenne et ailleurs. Le Seigneur veuille donner à tant de peuples les moyens de subsister!

La paix d'Angleterre avec la France est conclue et Dunkerque déjà livré aux premiers. Le général anglais a quitté l'armée des alliés avec dix-huit à vingt mille hommes, mais généralement toutes les troupes des autres princes alliés se sont jointes avec l'armée de l'Empereur et des Hollandais, commandée par le prince Eugène de Savoie. Ce dernier a décampé de devant Landrecies qu'il voulait assiéger, et est allé à la rencontre de l'armée de France qui s'était emparée de diverses positions pour lui couper ses communications (1). Les alliés y ont perdu environ trois mille hommes et autant de prisonniers, mais comme, même après le départ des Anglais, ils étaient encore supérieurs en force aux Français de dixhuit bataillons et trente escadrons, on craint fort une bataille.

Dieu par sa grâce veuille nous donner une paix générale à laquelle pourtant il n'y a pas grande apparence, parce que les propositions faites par la France ne sont pas au contentement des alliés.

Puisse le Seigneur nous donner aussi la paix de l'Eglise ! Il serait bien temps que ceux qui en sont sortis y rentrassent, et si Dieu nous afflige quant au temporel, c'est pour avoir abandonné le spirituel. Dieu, pour punir Pharao qui avait oppressé le peuple juif, détruisit l'Egypte et presque tout son peuple.

M. Brousson, le martyr, que vous avez connu à Toulouse, y étant avocat, qu'on fit mourir à Montpellier, il y a quelques années, pour avoir prêché en France, fit avant sa mort un excellent traité adressé au Roy, où il lui représentait les calamités qui arriveraient à son royaume et à son peuple s'il ne cessait l'oppression qu'on faisait à ses sujets. On voit aujourd'hui l'accomplissement de ce qu'il a dit. Ce traité avait paru avant la mort du sieur Brousson.

Qu'il serait à souhaiter, pour l'avantage des peuples dont les princes doivent être les pères, qu'ils profitassent des exemples que

l'histoire leur fournit !

Je finirai cette digression en vous disant que, grâces à Dieu, dans toute l'Allemagne, il y a une abondante récolte de toutes sortes de grains et que, depuis vingt ans, il n'y en a pas eu de semblable, ni en vin. Les vignes du Rhin, Moselle, Necker, Mein et autres en

(1) Ce fut l'heureuse surprise de Denain par Villars (12 juillet 1712). Elle releva, comme on sait, la fortune de la France.

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