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veau ministre, passait pour être favorable à sa cause; mais il avait à ménager le roi d'Espagne, attaché à Choiseul, et qu'il ne fallait pas aliéner de la France. Les jésuites triomphaient de la retraite de leur plus redoutable ennemi et rêvaient déjà la restauration de leur Société, en France du moins, où la nouvelle favorite, la Du-Barry, était leur protectrice avouée. Mais si Louis XV faiblissait, si Choiseul avait disparu de la lutte, restaient Pombal et Charles III, décidés à la pousser jusqu'au bout. Clément était déjà pape depuis un an et n'avait pas encore trouvé la force de tenir sa promesse. Les semaines, les mois s'écoulaient, il fallait arriver à une solution. Ce qui l'amena, ce fut le choix que fit Charles III pour l'ambassade de Rome de Monino, plus tard comte de Florida Blanca, l'un des adversaires les plus décidés des jésuites. Bernis, leur ennemi douteux, se vit condamné à se prononcer contre eux, sous peine de rester en dehors du triumvirat. Le pape, qui n'avait qu'une pensée, celle d'échapper à la nécessité d'agir, se voyait avec effroi acculé à une décision qui coûtait à sa piété, mais que sa loyauté lui dictait. Tremblant devant l'implacable résolution de l'ambassadeur, serré comme dans un étau par son inflexible logique, il essayait en vain d'éviter des entrevues de plus en plus pénibles, où il jouait le rôle d'un accusé implorant de son juge un nouveau sursis.

Les dépêches de Monino, citées par Saint-Priest, nous font assister à ces luttes douloureuses. Certes Clément XIV n'aimait pas les jésuites; mais derrière leur chute il voyait celle de la religion, dont la Société sait si bien confondre la cause avec la sienne! «Craignez, très Saint-Père, disait l'ambassadeur, que le roi mon maître ne se range au projet, adopté déjà par plus d'une cour, de supprimer d'un seul coup tous les ordres religieux. Si vous voulez les sauver, ne confondez pas leur cause avec celle des jésuites.-Oh! je vois où l'on veut en venir, répliquait le pontife; ce qu'on réclame de moi, c'est la ruine de la religion; c'est le schisme, l'hérésie peut-être ; voilà la secrète pensée des princes!» Puis, cherchant à réveiller la pitié dans l'âme de son bourreau, il lui parla de sa santé détruite, de ses souffrances... L'Espagnol laissant percer une incrédulité mêlée de dédain, le malheureux pape, se dépouillant d'une partie de ses vêtements, lui montra ses bras et sa poitrine couverts d'une éruption dartreuse... Un autre jour, l'ambassadeur, appuyant ses instances d'un argument qu'il croyait invincible, offrit au pape la restitution d'Avignon et de Bénévent, aussitôt qu'il aurait supprimé les jésuites; mais le vicaire de Celui qui chassa les vendeurs du temple lui fit cette courageuse réponse: «Apprenez qu'un pape

gouverne les âmes, mais qu'il n'en trafique pas! » - Puis il rompit l'entretien et se retira indigné. Rentré chez lui, sa douleur s'échappa en sanglots et il s'écria: « Dieu, pardonne au roi catholique! »

Tout marchait vers une solution; les jésuites le sentaient et employaient en vain tous les moyens pour la détourner. Le général lui-même ne rougit pas de solliciter l'appui d'une sorcière très-accréditée auprès du peuple et de descendre jusqu'à un pareil allié pour rendre sa cause populaire. Mais l'heure des délais était passée, il fallait vouloir, il fallait agir. L'infortuné pontife prit en gémissant son parti et laissa enfin tomber le glaive si longtemps suspendu sur la tête de l'ordre. Toutefois, avant de frapper, il voulut essayer ses forces et ébrancher l'arbre avant de l'abattre. A Rome, depuis longtemps, il n'y avait plus de lois pour la Société, qui n'y perdait jamais de procès parce que personne n'osait la poursuivre devant les tribunaux. Le pape leva la consigne; le jour se fit sur les malversations secrètes des chefs, sur la mauvaise administration des colléges de l'ordre. Plusieurs de ses propriétés furent saisies pour payer ses dettes, ses colléges fermés et les novices renvoyés à leurs parents. Enfin quelques-uns des membres sur qui pesaient les charges les plus graves furent jetés en prison.

Mais ce n'étaient là que les signes précurseurs de l'orage; il éclata enfin le 21 juillet 1773. Le saint-père fit apporter le bref, le relut, leva les yeux au ciel, signa et dit en soupirant: « La voilà donc signée ! Je ne me repens pas de ce que j'ai fait. Je ne m'y suis déterminé qu'après de longues réflexions. Je le ferais encore, mais cette suppression me coûtera la vie!»

Aussitôt la maison du Jesù et toutes celles de l'ordre furent entourées de soldats, et le général enfermé et gardé dans le château Saint-Ange. Charles III, Pombal lui-même, n'auraient pas fait mieux! Le peuple resta muet; les Transtévérins, qu'on craignait de voir se soulever, acclamèrent même le pontife quand il se présenta chez eux. Avignon et le Comtat furent aussitôt restitués au saintsiége par la France, et Bénévent et Ponte-Corvo par le roi de Naples. Clément redevint plus populaire que jamais, et l'orgueil romain a toujours attaché un grand prix à ces possessions lointaines plus compromettantes qu'utiles. Le pape triomphait et trouvait sa victoire plus facile qu'il ne l'avait pensé. Sa santé même semblait meilleure que jamais, en dépit des sourdes prophéties qni couraient sur sa mort prochaine.

Tout à coup, au milieu des cérémonies de la Settimana Santa (la semaine sainte), un mal mystérieux attaqua le pontife enfermé

dans son palais. Clément se dérobait à tous les regards. Enfin le 17 août il fut forcé de donner audience aux ambassadeurs, et chacun fut saisi du changement qui s'était opéré en lui. Son corps était celui d'un squelette plutôt que d'un être vivant. Ses jambes pouvaient à peine le porter. Des vomissements continuels épuisaient ses forces; à peine osait-il prendre assez d'aliments pour entretenir un reste de vie. Sa raison même finit par s'égarer, des songes effrayants le poursuivaient la nuit ; des fantômes le hantaient, même de jour. «Grâce! grâce! l'entendait-on s'écrier en sanglotant; on m'a fait violence; compulsus feci!»

Cette agonie morale et physique dura plus de six mois, et la mort pour Clément fut une délivrance; à ses derniers moments il recouvrà sa raison, et mourut en paix, heureux d'échapper au fardeau de la vie. Quelques heures après sa fin, son cadavre était déjà livide, le ventre gonflé, les lèvres noires, les membres semés de taches violettes. D'horribles exhalaisons viciaient l'air autour de lui...

Bernis, plutôt favorable aux jésuites, n'hésite pas à affirmer que «< la mort du pape n'a pas été naturelle, » et presque tous les historiens sont de cet avis. « Comme le Rédempteur, écrit Bernis à Louis XV, le vicaire de Jésus-Christ a prié pour ses bourreaux; il a poussé la délicatesse de conscience au point de ne laisser échapper qu'à peine les cruels soupçons dont il était dévoré...»

Résumons maintenant notre opinion sur la Société de Jésus. En réalité, ce n'est pas un ordre religieux, mais un corps politique. C'est une armée, régie par une discipline de fer et toujours prête pour le combat. Obéir pour commander, telle est sa devise! Son arme la plus puissante, c'est cette obéissance passionnée que la foi seule peut donner et dont le monde n'offre pas un second exemple. L'antiquité n'a jamais connu une machine de guerre et de gouvernement aussi redoutable, car il fallait le christianisme pour la créer! Oui, même corrompu, même détourné de sa voie, c'est lui qui prête aux disciples de Loyola cette action puissante sur les âmes que des intérêts et des buts purement humains ne sauraient expliquer; c'est lui qui leur inspire des dévouements qui ne sont pas de la terre, et où l'âme ne peut s'élever qu'en regardant plus haut! C'est de l'héroïsme, égaré et faussé, mais qui reste grand, même dans ses écarts, au moins chez ceux qui se dévouent, sinon chez ceux qui les exploitent.

Le jésuitisme n'a pas encore fait son temps, ni consommé son œuvre. L'impartialité manque à ses contemporains pour le juger, car, dans cette grande cause qui se débat depuis près d'un siècle,

on ne peut pas rester neutre; il faut être avec lui ou contre lui. Création sans modèles comme sans imitateurs, il n'a eu ni enfance ni vieillesse ; il est né adulte, éclos tout armé de la pensée de Loyola, et mourra tout entier tel qu'il a vécu. Chevaleresque et militant, à l'instar de son fondateur, il devait naître en Espagne, sur le terrain de la croisade; mais il a été infidèle à son origine et à sa vocation première: né de l'enthousiasme, il a fini par l'astuce, et la conquête des âmes n'a plus été qu'un prétexte à celle du monde politique.

Saint François-Xavier, une fois mort sur le champ de bataille de la charité, le zèle missionnaire est relégué au second plan. Les disciples de Loyola n'ont plus que deux grands buts: l'éducation de la jeunesse et la domination politique; et l'une n'est qu'un chemin pour arriver à l'autre ! Leur haine de l'hérésie, très-sincère d'ailleurs, n'est plus qu'un drapeau; la grande affaire, c'est de régner! Pour y parvenir, leur levier le plus puissant, c'est l'éducation. Par elle, ils agissent sur tous les âges: prenant l'enfant au berceau, ils le suivent, sans lâcher prise, jusqu'à la tombe, pour exploiter encore son lit de mort. Si on les laissait faire, la société tout entière se remettrait à l'école de Loyola, et c'en serait fait pour jamais de la civilisation et du progrès.

Une dernière question avant de finir. Le catholicisme, qui s'est passé des jésuites pendant tant de siècles, ne peut-il plus exister sans eux? Eux au moins le pensent et le disent, et en vérité on serait tenté de le croire en les voyant ressusciter moins d'un demisiècle après leur mort! Qui les redemande alors? les mêmes Etats qui les avaient chassés! Qui les rétablit? le saint-siége, qui avait, à regret il est vrai, signé leur arrêt de mort! Qu'en conclure? sinon que le catholicisme et la papauté avaient besoin d'être privés quelque temps de leur appui pour sentir qu'ils ne peuvent pas s'en passer; pour comprendre que leur existence est unie par un lien indissoluble à celle de cet ordre, ennemi dangereux, ami plus dangereux encore: car on ne peut comparer les services qu'il leur a rendus qu'au mal qu'il leur a fait.

Qu'on étudie les rapports intimes de la papauté avec le jésuitisme; de suzeraine qu'elle était, n'est-elle pas devenue sa vassale? N'at-elle pas proclamé, aux yeux du monde, son étroite solidarité, disons mieux, sa dépendance de cet ordre, créé par elle, et où elle s'est comme absorbée et fondue? Le pouvoir temporel des papes, rival de celui des rois, a disparu pour jamais dans la tempête; mais le plus bel apanage du pontificat, le gouvernement des âmes, est resté au chef visible de l'Eglise, ramené ainsi à son vrai domaine,

le domaine spirituel. Puisse la papauté comprendre enfin la grandeur de sa mission, ainsi restreinte à ses justes limites, et y renfermer son action, qui n'en sera que plus puissante!

Ce que nous disons de la papauté, nous le dirons des disciples de Loyola, ses dévoués compagnons dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Eux aussi ils ont un instant disparu dans la tourmente, mais pour reparaître bientôt, avec cette indestructible vitalité qui est un des traits caractéristiques de l'ordre. Puissent-ils, eux aussi, renoncer à ce gouvernement temporel du monde qui a pour eux tant d'attraits! L'essai, en somme, ne leur a pas réussi. Le moyen âge, leur patrie idéale, a passé pour ne plus revenir; le monde leur échappe, quoi qu'ils fassent, et les rois naguère confessés et dirigés par eux, ont secoué leur tutelle. Malgré tous leurs efforts, l'hérésie de Luther et le schisme d'Orient ont envahi les deux tiers de l'Europe... Que leur reste-t-il à faire, sinon de reprendre le sentier de Xavier au lieu de celui de Loyola, et de se vouer de nouveau à la conquête des âmes? Il y a là un but plus. élevé, plus facile à atteindre que celui qu'ils poursuivent. Depuis que la papauté a osé déclarer la guerre à la société moderne, elle et le jésuitisme, son allié et son maître, poursuivent une lutte trop inégale, où ils finiront par être vaincus, quelles que soient les chances et la durée du combat. Le triomphe final, nous le savons, est réservé au christianisme, mais non à celui du Syllabus et de Loyola! Si l'on veut succéder aux apôtres, ce n'est qu'en méprisant le monde comme eux et en le mettant sous ses pieds, qu'on parvient à le conquérir.

ROSSEEUW SAINT-HILAIRE.

BIBLIOGRAPHIE

JACQUES SAURIN ET LA PRÉDICATION PROTESTANTE, jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, par A. Berthault.

L'éloquence de la chaire a peu de noms à placer au-dessus de Saurin, et il est à peine connu en France, hors de l'Eglise dont sa gloire est le patrimoine. La lecture de quelques fragments de ses sermons insérés dans l'Histoire des réfugiés protestants de Ch. Weiss,

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